Pierre Manent

La loi naturelle et les droits de l’homme

On célèbre ces jours-ci le 70anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 10 décembre 1948. Comme son nom l’indique, ce document a valeur déclarative et ne constitue pas en tant que tel un élément du droit positif, qui aurait valeur de contrainte. La Déclaration ne crée pas de droits en tant que tels mais reconnaît et proclame les droits objectifs, inaliénables et universels de la personne humaine, et si elle proclame les droits de l’homme, elle n’en fait pas les droits des individus.

Dans un petit ouvrage paru en début de cette année et qui rassemble six conférences tenues par l’auteur à l’Institut catholique de Paris,  Pierre Manent, ancien professeur de philosophie politique à l’EHESS, examine les rapports entre la loi naturelle et les droits de l’homme à l’occasion du septantième anniversaire de la Déclaration.

Mais d’abord, qu’est-ce que la loi naturelle ? On peut la définir comme l’ensemble des pratiques, que les hommes ne font pas puisqu’ils relèvent de leur nature justement, mais qui éclairent et orientent les lois qu’ils se donnent. Longtemps tenue comme une évidence universelle, l’existence de la loi naturelle, est aujourd’hui soit abolie par les Modernes, soit vidée de son sens, soit enfin tout simplement ignorée alors que, bien entendu, la loi naturelle a fourni le socle sur lequel on a pu ériger la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Pourtant, la loi naturelle joue une fonction indispensable au sein de la société, celle qui consiste à évaluer si une loi est bonne et juste ; en d’autres termes elle protège l’humanité contre l’arbitraire des hommes.

Or, à partir des années soixante, on a pu assister à une extension de droits individuels au nom d’une souveraineté illimitée de l’individu, qui ira de pair avec l’érosion de l’institution politique. Désormais, ce n’est plus la cité qui définit le citoyen, mais le citoyen qui souverainement détermine la cité à laquelle il estime avoir le droit d’appartenir.

En abolissant la loi naturelle, les Modernes ont ouvert la porte à des revendications en faveur de droits individuels innombrables et illimités ; tout désormais peut faire l’objet d’un droit au nom de droits de l’homme proclamés de manière indéterminée, c’est-à-dire sans référence à une loi naturelle. Nous vivons désormais dans un monde de droits sans loi, car la loi est réduite à être l’instrument qui ratifie le droit ; non seulement le droit est maintenant compris comme extérieur à la loi mais la loi en est devenu l’esclave, un notaire qui ratifie l’expression de désirs individuels auxquels le droit donne corps.

Un nouveau mot, le ressenti, est venu définir l’homme ; peu importe que ce que je ressens soit juste ou faux, bon ou mauvais, le fait même que je le ressente m’autorise à faire le droit. Les Modernes abolissent donc la loi naturelle au motif qu’elle constitue une entrave à la liberté et lui substituent ce que l’on pourrait appeler une loi d’autorisation, désentravée et désirante et qui vient s’opposer aux lois d’interdiction – tu ne tueras point – désormais caduques. La liberté Moderne consiste à lever des obstacles plutôt que, dans sa conception classique, à choisir entre le bien et le mal. Pierre Manent accorde une place toute particulière dans son essai au mariage pour tous, expression du désir d’une petite minorité, qui vient réduire à néant une institution, qui pré-date l’existence même de l’Etat, et dont la finalité est de régler les rapports entre les sexes d’une part et les rapports entre les générations d’autre part. Dans l’institution du mariage, il n’y a pas de place pour les sentiments et les désirs, non pas qu’ils ne comptent pas, mais parce que l’Etat n’a pas à s’en mêler.

Et puis, vient le dernier obstacle à lever, celui de la mort. Faute de pouvoir pour le moment y remédier, on invoquera au nom de la liberté individuelle toutes les options alternatives, le suicide assisté, l’euthanasie, le trans-humanisme mais pas bien entendu la peine de mort, imposée par l’Etat, désormais dépouillé de toute moralité.

La proclamation de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est née pour une bonne part de leur négation au cours de la Deuxième Guerre Mondiale, où les périls de l’Uebermensch, de l’homme qui se fait l’égal de Dieu, sont apparus de façon manifeste. « Sans Dieu, les droits de l’homme sont privés de sens » écrivait Joseph Ratzinger.

Septante ans plus tard, les droits de l’homme se sont détachés de Dieu pour se faire l’expression variée de désirs individuels que la loi vient sanctionner. Cette conception, invivable pour toute société, vient sonner le glas des démocraties telles que nous les connaissons depuis cent cinquante ans.

L’ouvrage de Manent peut se révéler d’une lecture ardue ; cependant les thèmes qu’il aborde sont d’une importance cruciale. Le lecteur intéressé en retrouvera une version plus légère dans l’émission Répliques d’Alain Finkelkraut du 5 mai dernier (https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/y-a-t-il-une-loi-naturelle).

 

Pierre Manent, La Loi naturelle et les droits de l’homme, Presses Universitaires de France 2018, 134 pages.