Morituri

La Ligne Claire est au regret d’informer ses lecteurs que tandis qu’ils sont désormais susceptibles de mourir du fait de la pandémie, ils ne pourront plus se suicider. En Suisse tout au moins, l’association Exit d’aide au suicide assisté s’est vu contrainte d’informer ses membres de la suspension de ces activités. Revenez mourir plus tard si vous êtes toujours en vie.

La Ligne Claire évoquait il y a quelques jours quelques grands textes de la littérature qui traitent du thème de l’épidémie et observait qu’en définitive ils nous renvoyaient tous à notre mortalité. Car le mythe de l’homme moderne, que des associations comme Exit entretiennent, est de vouloir mourir en bonne santé. L’arrivée du virus vient nous rappeler brutalement que ce mythe n’est que cela, un mythe, alors que le risque d’un décès subit et subi vient mettre à mal la vaine tentative de conjurer la mort en offrant un sacrifice propitiatoire au dieu Baal, qui jamais ne se repaît de son dû.

Pendant ce temps-là, les autorités civiles mettent en place des mesures qui visent à ralentir la diffusion du virus et à confiner des populations entières. Certes, c’est là leur rôle mais ces mesures ne visent en aucun cas à préparer la population à affronter la mort qui bientôt viendra frapper à la porte, la sienne ou celle d’un proche.

Jusqu’il y a peu, mettons jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, mourir d’une belle mort signifiait qu’on s’y était préparé tout au long de sa vie, qu’on avait pardonné à ses ennemis, qu’on s’était repenti du mal causé, qu’on avait reçu les sacrements d’un cœur contrit. Maladies, guerres, épidémies, catastrophes naturelles faisaient jusqu’alors partie de la vie, pour ainsi dire. Et puis, depuis deux générations, le progrès technique a fait de ces réalités des réalités extérieures à l’homme, des réalités dont Exit entend préserver l’homme moderne. De nos jours, mourir d’une belle mort signifie mourir de façon indolore mais vide de sens. Et puis, il y a des victimes collatérales, l’honneur, l’héroïsme, le sacrifice, toutes égorgées sur l’autel du bien-être.

Covid-19 vient nous rappeler à l’ordre, à la réalité, à notre humanité, à notre conscience, pas dans le sens d’un blanc-seing qu’on s’accorde soi-même, mais dans le sens d’un juste discernement du bien et du mal. Quelles sont mes dernières volontés ? Quelles sont tes dernières volontés ? Que puis-je faire pour toi ? A qui dois-je encore pardonner ? Ai-je un poids sur le cœur dont je voudrais me libérer ?

Dans un remarquable petit ouvrage publié à titre posthume, que Philippe de Woot, rédige au soir de sa vie comme Mozart compose son requiem, il nous rappelle la citation d’Homère : « La supériorité des hommes sur les dieux est de se savoir mortels ». Amis lecteurs, Covid-19 est là pour nous réapprendre à vivre. Vivre, c’est apprendre à mourir.

Philippe de Woot

Philippe de Woot – la finalité de l’économie

A l’approche de la 5e remise des Awards Philippe de Woot le 28 mars prochain à l’Université Catholique de Louvain , La Ligne Claire s’est penchée sur le dernier ouvrage du Professeur de Woot, Maîtriser le Progrès Economique. 

Dans cet essai publié à titre posthume, Philippe de Woot  pose la question de la finalité de l’économie et de celle de l’économie numérique en particulier. Les sous-titres choisis par l’auteur, la Force des Choses et la Responsabilité des Hommes, indiquent d’emblée la structure qu’il donne à cet ouvrage dense, fruit d’une vie de réflexion et de recherche.

La Force des Choses désigne deux systèmes qui s’imbriquent, celui de l’économie concurrentielle à l’échelle du monde et celui des « techno-sciences », c’est-à-dire les sciences informatiques, dominées par le GAFA[1], les bio et neurosciences, l’intelligence artificielle etc auxquelles vient s’ajouter la finance, elle-même en voie de digitalisation. Ces systèmes opèrent de façon autonome à l’échelle mondiale selon leur logique propre, sans égard au bien commun et en l’absence de contrôle de la puissance publique; l’affaire Cambridge Analytica ces jours derniers illustre bien cette logique de l’économie des données personnelles.

Plus qu’une simple révolution économique, comparable mettons à la révolution industrielle au XIXe siècle, ces systèmes provoquent une véritable mutation culturelle face à laquelle il y a lieu de se poser la question : « Qu’est-ce que l’homme ? ». En effet, cette mutation constitue un enjeu majeur pour la société dans tous les domaines : travail, liberté, sphère privée, politique, rôle de la puissance publique, domination des Etats-Unis et comporte le risque pour l’humanité d’en quelque sorte sous-traiter son avenir à une poignée d’intérêts privés.

Face à la Force des Choses il ne peut qu’y avoir la Responsabilité des Hommes, faute de quoi les Choses l’emporteront. Philippe de Woot rappelle à plus d’une reprise que les avancées techniques ne sont pas automatiquement bonnes en soi ; au mieux sont-elles ont neutres, aussi n’existe-t-il pas de lien automatique entre croissance économique et bien commun. De plus, l’humanité semble entrer dans un nouveau Moyen Age où l’homme perd la maîtrise des risques et se trouve tout aussi impuissant face par exemple à la pollution ou la perte de la biodiversité que ne l’étaient nos ancêtres face à la peste. Enfin, l’auteur constate l’impuissance de la puissance publique, surtout lorsqu’elle se cantonne au seul échelon de la nation, face à la logique interne de ces systèmes globaux.

Effectuer des choix qui affectent l’humanité entière, rappelle Philippe de Woot, cela relève de la politique et de l’éthique. Cela implique de repenser le progrès, de maîtriser non seulement le progrès mais d’en maîtriser la maîtrise, et en définitive de pouvoir choisir et forger sa propre histoire. Il esquisse des pistes concrètes relevant tantôt de la politique et tantôt de l’éthique, la nécessité d’une gouvernance mondiale, le rôle de la société civile ou encore la nécessité d’une spiritualité (qu’on distinguera d’une religion).

Ce qui frappe dans ce petit livre c’est la capacité de l’auteur à saisir en « live » les grands bouleversements induits par l’économie que nous vivons, à les analyser avec précision dans toutes leurs dimensions (techniques, éthiques) et à les expliquer à ses lecteurs en un langage qui leur soit intelligible.

Alors qu’avant que n’éclate la crise financière de 2008, Lloyd Blankfein se targuait de dire « We are doing God’s work », Philippe de Woot, qui se sait au soir de sa vie, préfère citer Homère : « La supériorité des hommes sur les dieux est de se savoir mortels ». D’avantage encore qu’un homme aux vastes connaissances du monde de l’économie et de l’entreprise, Philipe de Woot était un homme de culture car la culture est ce qui fait l’homme. La survie-même de cette culture constitue tout l’enjeu qui est présenté dans ce livre essentiel en une langue claire, érudite, et élégante.

[1] Acronyme désignant les entreprises Google, Amazon, Facebook et Apple

Philippe de Woot, Maîtriser le progrès économique et technique Académie Royale de Belgique, collection L’Académie en Poche, 117 p.