Musique populaire

Vacances en KaKanie (II): en musiques

La Ligne Claire se doit d’avouer à ses lecteurs qu’elle passe volontiers ses vacances dans un château plutôt qu’au Camping des Flots bleus.

On est ici dans les anciens pays de la Double-Monarchie, où les clochers à bulbe et les châteaux à la façade peinte en jaune et aux volets verts s’érigent en sentinelles d’un espace culturel, qu’on soit en Autriche, en Hongrie ou dans les pays slaves. De tous temps, le maintient d’un château s’est révélé couteux, aussi héberge-t-il une foule d’activités économiques: ici le magasin de tapis orientaux de M. Rohani, un Iranien établi en Autriche depuis des lustres, là une guinguette et un magasin de souvenirs bien sûr et enfin des salons et même une chapelle qu’on peut louer pour des mariages.

Ce jour-là dans la Schloßkapelle se déroulait justement un mariage. Une foule variée se pressait dans la petite chapelle dont l’entrée donne sur la cour du château, où de nombreux invités s’étaient assis sous les arcades gracieuses à l’abri des ardeurs du soleil de Styrie. Une voix montait qui sautillait d’arcade en arcade ; c’était le Hallelujah de Léonard Cohen (bien que la chanson traite d’un adultère) sans que La Ligne Claire puisse distinguer si on le  chantait en croate ou en slovène.

En contrebas du château, dans les anciennes écuries, sont hébergés les réfugiés, la plupart syriens, iraniens ou sikhs, qui ont trouvé accueil en Autriche l’an dernier au terme d’un voyage long et parfois périlleux. Là, dans l’ancien Schloßsstall, ils trouvent le gîte et le couvert tandis qu’ils attendent que les autorités statuent sur leur sort. Beaucoup, surtout les Iraniens, seront renvoyés chez eux au motif qu’il n’y a pas de guerre en Iran. Pendant ce temps-là, les enfants vont à l’école de la ville voisine de Feldbach, où ils apprennent l’allemand ; c’est toujours ça de pris.

Retour au château dans la cour duquel on avait érigé une estrade en vue d’un petit festival de musique et de danse folkloriques. Le soir venu, un gars en Lederhose ouvre le bal avec son accordéon, accompagné à la harpe par une jolie fille en Dirndl; on prend les choses au sérieux ici – l’un et l’autre sont étudiants à l’Académie de Musique de Graz, le chef-lieu du Land. Suivent alors les chœurs bulgares, grecs et tchèques ainsi que les danseurs de Roumanie. Ces derniers sont en réalités des Magyares de Transylvanie qui interprètent aussi des danses souabes, du nom de ces Allemands établis dans les Balkans au Moyen Age. La Ligne Claire y perd quelque peu son latin à vouloir tenter de discerner les variations dans les costumes folkloriques des Balkans, robe à bustier aux motifs traditionnels pour les femmes, culottes, bottes de cuir souple, chemise ample de lin blanc et gilet pour les hommes. Un gaillard à la moustache de hussard mène cette bande puis cède la place au pope de la paroisse grecque de Graz, qui dirige son chœur à lui. Lorsque les danseurs entament le sirtaki du film Zorba le Grec, les choristes grecs et tchèques, qui pourtant ne partagent pas de langue en commun, se mettent eux aussi à danser. La nuit est tombée et le festival touche à sa fin. Herr Nussbaumer, le vice-bourgmestre, remercie le capitaine des pompiers qui a assuré la sécurité, tous ceux sans lesquels le festival n’aurait pu avoir lieu, puis en songeant aux musiciens venus en bus de leur lointain pays respectif : « Kultur, das ist was Europa braucht ». Il n’y a pas grand chose à ajouter à cette sage sentence.

Macron et la Nuit du 4-Août

Les amateurs d’histoire se souviendront que dans la nuit du 4 août 1789, l’Assemblée constituante vota à l’unanimité la suppression des privilèges féodaux. L’unanimité signifie que les députés de la noblesse ont apporté leur suffrage à ce vote historique, alors même qu’ils étaient les détenteurs et les bénéficiaires de ces privilèges qu’on abrogeait.

Aujourd’hui à certains égards, la France présente des similitudes à l’Ancien Régime. On y trouve des groupes de personnes qui jouissent de ce qu’on appelle pudiquement des droits acquis mais qui en réalité sont des rentes qui profitent aux membres de ce groupe, à l’exclusion du reste de la société, des privilèges en somme.

On peut songer à divers degrés aux fonctionnaires, aux enseignants, aux bénéficiaires de régime de retraites spéciales, aux détenteurs d’un CDD. Quant au Tiers-Etat de nos jours, il est constitué de ceux qui passent d’un CDD à l’autre, des chômeurs en fin de doit, des indépendants sans retraite, des jeunes à qui l’accès au marché du crédit et du logement est barré.

Emmanuel Macron n’est le seul ni le premier à poser un diagnostic lucide sur l’état du marché du travail en France mais il est peut-être le seul à pouvoir susciter un espoir qui invite la « noblesse » d’aujourd’hui à renoncer à ses privilèges en vue d’un plus grand bien commun.

Le 4 août 1789, la noblesse s’est montrée noble. Aujourd’hui, il revient à ceux qui sont les détenteurs modernes de privilèges dans notre société de l’être tout autant.

La Reine Elisabeth II

Elisabeth II, 91 ans aujourd’hui – long may she reign

La reine Elisabeth fête aujourd’hui son 91e anniversaire alors qu’elle est déjà le monarque dont le règne en Angleterre aura été le plus long. Comment en est-on arrivé là, serait-on tenté de demander? Evidemment, il s’agit d’abord de vivre jusqu’à un âge avancé mais il y a aussi la conception que la reine Elisabeth a de sa propre fonction.

Aux Pays-Bas, trois souveraines de suite, Wilhelmine, Juliana et Béatrice ont achevé leur règne par une abdication, qui s’inscrit désormais dans la tradition de l’institution monarchique dans ce pays. Plus récemment le roi des Belges Albert II et le roi d’Espagne Juan-Carlos ont eux aussi abdiqué. Du reste, lors de l’allocution prononcée à la télévision au cours de laquelle il annonçait sa décision d’abdiquer, Albert II citait le fait qu’il avait atteint un âge, quatre-vingts ans, qu’aucun roi des Belges n’avait atteint avant lui. Tous ces souverains ont en commun d’être des souverains constitutionnels dont les pouvoirs sont donc ceux que prévoit la Constitution de leur pays respectif. Le premier roi des Belges, Léopold Ier, ne manquait pas du reste de se plaindre en privé d’être à la tête d’une république couronnée.

Une monarchie sacrée

Avec la reine d’Angleterre, il en va autrement. Elisabeth n’a pas prêté serment sur une constitution, elle a été couronnée et sacrée par l’archevêque de Cantorbéry au cours d’une cérémonie qui tire ses origines du sacre des rois de France. Celui-ci à son tour trouvait son inspiration dans la Bible et notamment dans le passage du Premier Livre de Samuel où le prophète consacre David roi par l’onction de l’huile, un rite repris lors des sacres de Reims et dont on trouve encore des échos au sein de l’Eglise catholique. C’est donc en vertu de cette onction qu’Elisabeth est reine, ainsi qu’il est frappé sur les pièces émises par la Monnaie royale, E II DG REG FD, Elisabeth II Dei Gratia Regina Fidei Defensor, reine par la grâce de Dieu, Défenseur de la Foi.

C’est pourquoi La Ligne Claire est prête à prendre le pari que la conception sacrée qu’Elisabeth a de sa charge lui interdit d’abdiquer et que le jour où ses forces lui viendront à manquer, elle nommera son fils Charles Régent, jusqu’au jour où Dieu lui fera la grâce de la rappeler à lui.

Péter Esterházy

Péter Esterházy (1950-2016)

“Madame la comtesse, les communistes sont arrives”.

Tirée de Harmonia Caelestis (Gallimard, 2011), cette phrase résume bien la vie de son auteur, Péter Esterházy, fils d’aristocrate élevé dans un pays communiste, décédé il y a quelques jours. Péter figurera parmi les rares membres de l’aristocratie hongroise à ne pas être sortis, comme on disait alors, ni en 1945 ni en 1956.

Figure majeure de la littérature hongroise contemporaine, il se distingue par une langue riche, un ton plein d’humour mais aussi par un style assez éclectique et une syntaxe expérimentale qui peuvent rendre ardue la lecture de ses ouvrages.

Harmonia Caelestis nous plonge d’emblée dans un univers familial et même dynastique car il renvoie à une œuvre de la musique baroque, un cycle de cinquante-cinq cantates sacrées composées par Paul, premier prince Esterházy, et publiée à Vienne en 1711. Roman baroque où se mêlent la fiction et les faits liés à la famille au fil des siècles, Péter Esterházy y explore l’histoire familiale et le thème du père ; dessinant clairement sa famille selon une lignée de père en fils, il fait de chacun de ses protagonistes une figure symbolique du père si bien qu’il pourra écrire par exemple « mon père, qui avait accueilli Marie-Thérèse ». Car pour Péter Esterházy tout comme pour saint Mathieu au premier chapitre de son évangile, le rôle du père, mieux sa raison d’être, sa vocation même, est de transmettre le nom, dont lui, Péter est l’héritier.

Or, il s’avère que le vrai père, le père biologique, Mathias avait agi en tant qu’informateur des services secrets communistes. Quelque temps après la chute du mur et l’ouverture des archives de la police secrète, Péter Esterházy y découvre des rapports que son père, entretemps décédé, avait rédigés. Alors qu’il l’avait glorifié dans Harmonia Caelestis, Péter découvre que Mathias a non seulement mené une double vie, dont sa famille n’a jamais rien su, mais qu’en quelque sorte il n’a pas été à la hauteur de son rôle d’espion. Petit indic, il consigne dans ses rapports des faits insignifiants : « le comte Jean Esterházy est allé se faire soigner à Vienne ». Toujours est-il que le monde édifié dans Harmonia Caelestis s’écroule. Sa reconstruction demandera un travail d’écriture qui verra le jour avec Revu et Corrigé (Gallimard 2005) où en deux couleurs d’impression différentes et en deux tons différents, le fils écrivain baroque répond aux rapports du père rédigés dans le style des bureaucrates et dont il reprend des extraits.

Le 14 juillet dernier, Péter a rejoint l’harmonie céleste dont Paul, le premier prince, le prince Nicolas, mécène de Haydn, son grand-père Maurice, éphémère premier ministre du Royaume de Hongrie en 1917, et, qui sait, Mathias, dans la mesure où il a transmis le nom, avaient eux aussi sur terre fait résonner les notes.

La Reine Elisabeth II

Elizabeth II, à nouveau

Anniversaire

Il y a six mois, la reine Elisabeth était devenue le monarque dont le règne en Angleterre aura été le plus long, un événement que le monde entier avait alors salué. Aujourd’hui, la voilà qui fête son nonantième anniversaire, un âge jamais atteint par aucun de ses prédécesseurs en l’espace de près de mille ans. Comment en est-on arrivé là, serait-on tenté de demander? Que la reine atteigne ce grand âge ne tient pas à elle bien sûr ; en revanche qu’elle règne toujours tient à la conception que la reine Elisabeth a de sa propre fonction.

Aux Pays-Bas, trois souveraines de suite, Wilhelmine, Juliana et Béatrice ont achevé leur règne par une abdication, qui s’inscrit désormais dans la tradition de l’institution monarchique dans ce pays. Plus récemment le roi des Belges Albert II et le roi d’Espagne Juan-Carlos ont eux aussi abdiqué. Du reste, lors de l’allocution prononcée à la télévision au cours de laquelle il annonçait sa décision d’abdiquer, Albert II citait précisément le fait qu’il avait atteint un âge, quatre-vingts ans, qu’aucun roi des Belges n’avait atteint avant lui. Tous ces souverains ont en commun d’être des souverains constitutionnels dont les pouvoirs sont donc ceux que prévoit la Constitution de leur pays respectif. Le premier roi des Belges, Léopold Ier, ne manquait pas du reste de se plaindre en privé d’être à la tête d’une république couronnée.

Une monarchie sacrée

Avec la reine d’Angleterre, il en va autrement. Elisabeth n’a pas prêté serment sur une constitution, elle a été couronnée et sacrée par l’archevêque de Cantorbéry au cours d’une cérémonie qui tire ses origines du sacre des rois de France. Celui-ci à son tour trouvait son inspiration dans la Bible et notamment dans le passage du Premier Livre de Samuel où le prophète consacre David roi par l’onction de l’huile, un rite repris lors des sacres de Reims. C’est donc en vertu de cette onction qu’Elisabeth est reine, ainsi qu’il est frappé sur les pièces émises par la Monnaie royale, E II DG REG FD, Elisabeth II Dei Gratia Regina Fidei Defensor, reine par la grâce de Dieu, Défenseur de la Foi.

Sous l’Ancien Régime en France, on disait que la couronne est indisponible, un principe selon lequel le souverain ne pouvait ni renoncer à la couronne, ni abdiquer, ni désigner son successeur, ni modifier l’ordre de succession. C’est pourquoi La Ligne Claire est prêt à prendre le pari que la conception sacrée qu’Elisabeth a de sa charge lui interdit d’abdiquer et que le jour où ses forces lui viendront à manquer, elle nommera son fils Charles Régent, jusqu’au jour où Dieu lui fera la grâce de la rappeler à lui.

Defensor Fidei

Et puis, Défenseur de la Foi, qu’est-ce que cela veut dire? Il faut remonter à Henri VIII Tudor, celui-là avec les six femmes; homme très cultivé, prince de la Renaissance, il souffrait néanmoins de ce qu’on pourrait appeler un complexe de parvenu car il n’était jamais que le deuxième roi issu de la Maison des Tudors, ayant succédé à son père Henri VII. Or en ces temps-là le roi de France était qualifié de roi très-chrétien, celui d’Espagne de roi catholique et même le lointain roi de Hongrie de roi apostolique. Une qualification de ce type ne ferait pas de tort pour rehausser le prestige de sa dynastie, un peu trop jeune pour être tout-à-fait solide. Or c’est le pape qui octroie ces accolades, comment faire? Justement en 1517, Luther avait proclamé les thèses qui, au terme d’un délai de quatre ans témoin de la mansuétude pontificale, avaient conduit à son excommunication par le pape Léon X en 1521. Aussitôt Henri prend la plume et rédige un pamphlet où il dénonce avec vigueur l’hérésie luthérienne naissante. Reconnaissant, le pape lui accorde le titre de Défenseur de la Foi qu’Henri et ses successeurs, jusqu’à Elisabeth II de nos jours, portent depuis lors en qualité de Gouverneur Suprême de l’Eglise d’Angleterre.

 

Daniel Cardon de Lichtbuer

Daniel Cardon de Lichtbuer, une vie plurielle

Les lecteurs belges de La Ligne Claire trouveront peut-être quelque intérêt à parcourir cette recension d’une récente biographie du Baron Daniel Cardon de Lichtbuer, due à la plume de Vincent Delcorps.

Comme la Gaule qu’il aura étudiée au cours de latin chez les Jésuites, la carrière du Baron Daniel Cardon de Lichtbuer se divise en trois parties, les institutions européennes, la finance et le secteur non-marchand.

Daniel Cardon est lui-même à l’origine de la conception de cet ouvrage, dont il confie la rédaction à Vincent Delcorps, journaliste et historien, bien au fait de l’histoire économique et financière belge de l’après-guerre.

Les Institutions européennes

À la suggestion de Jean-Charles Snoy, secrétaire général du ministère des Affaires économiques en 1958, Daniel Cardon entame un parcours de haut niveau à la CECA d’abord puis, à la suite de la fusion des exécutifs, à la CEE, en qualité de membre du cabinet d’Albert Coppé, commissaire belge. Si Delcorps s’attache peut-être davantage à l’histoire des institutions qu’à celle de Daniel Cardon, on devine que c’est au cours de cette période que non seulement il acquerra ses compétences mais qu’il se forgera ses propres convictions.

La BBL

Dans la foulée de la fusion des instances européennes, Daniel Cardon rejoindra la BBL en 1975, où il prendra en charge la construction du Cours Saint-Michel puis la direction du personnel. En 1992 il est nommé à la tête de la BBL ; à ce moment, tout le monde, la Banque Nationale, les milieux bancaires, la presse, les collaborateurs s’accordent sur un point : « Mais ce n’est pas un banquier !». On soulignera à ce propos son rôle dans l’acquisition d’une collection d’œuvres d’art, partie intégrante de l’image et de la stratégie de l’entreprise. A son départ en 1996, Daniel Cardon laisse une BBL au bilan assaini et à la rentabilité solide.

Par ailleurs à cette époque il assure la vice-présidence de la FEB en 1980, la présidence de l’Association Belge des Banques en 1983, et la présidence de l’EFMA en 1988. C’est au cours de cette période que se révèle l’homme public qui se fait connaître par ses prises de position et qui noue sans relâche des relations avec toutes les composantes de la société belge.

Child Focus et les Demeures Historiques

La carrière de Daniel Cardon prendra alors un tournant inattendu puisqu’il assurera à la demande du premier ministre Jean-Luc Dehaene la présidence de Child Focus, une association de défense des droits de l’enfant, créée dans la foulée de la sinistre affaire Dutroux. Si Child Focus répond d’abord à une objective nécessité de protection de l’enfance, elle répond aussi aux attentes de la société belge très ébranlée par l’affaire, en proie au doute moral. Aussi Daniel Cardon se souciera-t-il de créer une association professionnelle plutôt qu’un club de bénévoles ; démarcheur infatigable, il saura au cours des dix années de sa présidence solliciter et obtenir le soutien de nombreuses personnalités et institutions, de la Reine Paola au Parlement Européen.

À la même époque il assumera en 1992 la présidence d’Europa Nostra, une organisation qui a pour vocation la préservation du patrimoine culturel européen ; dans le même esprit il assurera de 2003 à 2013 la présidence de l’Association des Demeures Historiques. Loin de se contenter de la restauration de vieilles pierres, il s’agit pour Daniel Cardon de promouvoir le patrimoine comme une richesse et non pas comme une charge et surtout comme une richesse de notre maison commune, l’Europe.

Vincent Delcorps, on l’a dit, est aussi bien journaliste qu’historien. Expert en matière économique et politique, son domaine de choix peut prendre le pas sur le sujet de son livre, Daniel Cardon. Les passages consacrés à la construction européenne des années 1950 et 1960, l’histoire de la Banque de Bruxelles et de la Banque Lambert, le récit de leur fusion en 1975 témoignent de la maîtrise de l’auteur mais pourront laisser l’un ou l’autre lecteur désemparé face à une matière qui peut se révéler certes passionnante mais touffue. Mais surtout il faudra attendre la moitié du livre pour qu’on y découvre tardivement notre personnage et que l’auteur nous en livre le portrait. Pourtant l’histoire économique l’emporte si bien que la personnalité de l’homme n’est jamais totalement dévoilée au lecteur, alors qu’il s’agit d’un homme qui justement n’a de cesse dans sa vie de nouer des relations. En définitive l’ouvrage de Delcorps donne de Daniel Cardon l’image que ce dernier entend donner, et dont la dimension privée est passée sous silence, que ce soit par souci de pudeur ou d’autres motifs.

Davantage homme de la parole que de l’écrit, Daniel Cardon a souhaité confier à un tiers la rédaction d’un ouvrage dont le style se situe à la croisée des souvenirs, peut-être dictés, et de la biographie, bien insérés dans l’histoire de Belgique de la deuxième moitié du XXe siècle. Ceci dit, ce petit livre de lecture agréable témoigne du souci d’un homme, conscient du rôle qu’il aura tenu dans la vie publique, de laisser une trace tangible de son action, sa part à lui dans l’édification d’un patrimoine.

Il y a une trentaine d’années, alors qu’il dirigeait la BBL, Daniel Cardon confiait à un collaborateur : « Tu sais, je reviens des sports d’hiver et j’ai vu Jean-Paul Belmondo sur les pistes – et je l’ai reconnu ! » « Et lui, Monsieur Cardon, vous a-t-il reconnu » ? » « Toi, mon ami, tu me connais bien ».

Vincent Delcorps, Daniel Cardon de Lichtbuer, Une vie plurielle, Racine, 197 p.

 

Downton Abbey

Downton Abbey – The end

« What shall we do now that Downton Abbey has come to an end ? » s’interrogeait à la Chambre des Communes David Cameron, nouvellement nommé, à l’issue de la clôture de la première saison de Downton Abbey. C’était en 2010 et depuis lors cinq autres saisons sont venues différer sinon apaiser les angoisses du Premier Ministre. On a du mal à imaginer qu’un dirigeant autre que le Premier Ministre britannique puisse s’exprimer au sein d’une enceinte parlementaire au sujet d’un feuilleton de télévision mettant en scène la vie d’une famille aristocratique au siècle dernier. A la vérité, il n’y en a pas.

We are all middle class now

En 1997, John Prescott, alors député travailliste pouvait déclarer: « we are all middle class now », au sens où cette catégorie sociale regroupe tous ceux qui gagent leur vie, à l’exclusion d’une part de ceux comme la famille de Lord Grantham qui vivent de leurs rentes et de l’autre des exclus de la société. A l’époque où se déroule Downton Abbey, cette société middle class est encore en gestation, elle ne conquerra le monde et le pouvoir politique qu’avec les Trente Glorieuses. Et pourtant c’est bien la société middle class actuelle qui s’est passionnée pour les multiples petites intrigues qui peuplent les épisodes de Downton Abbey, un monde où chacun a sa place et est supposé s’y tenir ; du reste de la même manière que les titres de noblesse étaient transmis de manière héréditaire, les offices de domestique passaient eux aussi souvent de père en fils.

Cependant le monde en apparence immuable dépeint dans Downton Abbey était en réalité déjà en proie à de profondes convulsions. Le comte n’avait-il pas dû se résoudre à épouser une héritière américaine nouveau-riche pour maintenir le train de sa maison ? Les meilleures familles n’étaient pas à l’abri de ce genre d’arrangement.

Ailleurs on n’en avait cure. Avant guerre, chez les grands-parents hongrois de La Ligne Claire, officiait non pas une cuisinière mais plusieurs, dont la Mehlspeisköchin, une Souabe de Transylvanie, chargée exclusivement des desserts, des beignets à la crème flambés au Schnapps. « Excellence », disait-elle, s’adressant à la maîtresse des lieux, « quels sont vos ordres au sujet du menu de demain ? »

Changements de gré ou de force

C’était un monde où ce que nous appellerions aujourd’hui l’innovation technologique était considérée avec suspicion et même avec mépris, en tous cas avec le sentiment que toutes ces nouveautés, la radio, l’électricité, le téléphone, étaient superflues, voire nuisibles. Dans la famille de la Ligne Claire, on s’éclairait au pétrole en Belgique comme en Hongrie, où un domestique avait pour seule fonction de tous les jours nettoyer, remplir et allumer les lampes à pétrole. Selon le mot de la comtesse douairière, l’éclairage électrique donnait l’impression fâcheuse qu’on se produisait sur scène comme une danseuse au Théâtre de la Gaité. Si à Downton Abbey, on installe le téléphone nolens volens, l’arrière grand-père de la Ligne Claire, le marquis P., en son château des Flandres s’y refuse. En 1940 la Wehrmacht lui forcera la main mais dans un geste de résistance posthume, le marquis, né en 1854 et décédé en 1952, mourra sans jamais de sa vie avoir utilisé cet appareil, marque d’infamie infligée par l’occupant.

Diffusée dans un monde sécularisé, la série télévisée n’accorde que peu de place à la vie religieuse, pourtant très présente dans ce milieu de ce temps-là. Après tout Lord Grantham incarne l’establishment tandis que l’Eglise d’Angleterre est justement the established church. Vers la même époque, la marquise P. accueillait de manière permanente en son château un ecclésiastique qui avait, du fait de son état, préséance sur tous les hôtes, ducs, princes ou comtes et qui, pour cette raison était toujours assis à droite de la marquise. Le marquis de son côté finançait les études des garçons méritants du village si bien que lorsque le fils du majordome manifesta des dispositions pour les études, il partit au séminaire ; et lorsqu’il revint, une fois ordonné prêtre, il prit naturellement sa place à la droite de la marquise, servi par son propre père qui lui se retirait au sous-sol pour souper avec la domesticité. Comme dans Downton Abbey, chacun était à sa place.

Julian Fellowes, le réalisateur de la série, a eu le bon goût de sortir par le haut avant non seulement que le public ne se lasse de la série mais qu’elle aussi soit rattrapée par l’histoire qui avec les bouleversements induits par la Deuxième Guerre mettra un terme à cette vie. Dans Harmonia Caelistis, l’écrivain hongrois Peter Esterházy, évoquant l’histoire de sa propre famille, imagine cette scène, où cette vie touche à sa fin:

– Madame la Comtesse

–  Oui, Szabó, on a sonné?

– Les communistes sont arrivés.

Rideau.

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Cathédrale de Lausanne

Pape et empereur à Lausanne

Le Moyen Âge dit central se plaisait dans la construction de cathédrales, dont celle de Lausanne constitue assurément le plus bel édifice de style gothique en Suisse.

Le siège épiscopal de Lausanne remonte aux temps reculés du Royaume de Bourgogne mais l’édifice que nous avons aujourd’hui sous les yeux date lui du XIIIe siècle. Les hommes de cette époque-là ne savaient pas qu’ils vivaient au Moyen Âge ni non plus que, mille ans plus tard, leurs descendants se sentiraient un peu gênés de cette période de leur histoire que les Anglais n’hésitent pas à appeler The Dark Ages. Non, les hommes du XIIIe siècle eux vivaient dans un espace géographique, religieux et culturel qui s’appelait la chrétienté et dont ces cathédrales formaient le témoignage visible. Car ces cathédrales, c’était toute une affaire et c’est pourquoi, à l’occasion de la consécration solennelle de la cathédrale, et le pape, Grégoire X et l’empereur, Rodolphe de Habsbourg, firent le déplacement.

Tebaldo Visconti, archidiacre du puissant évêché de Liège, était réputé pour sa vie austère. Elu pape pour cette raison-là, il prit le nom de Grégoire X et s’empressa de convoquer un concile à Lyon, dans le but notamment d’assurer la réunion des Eglises grecque et latine. C’est de là, qu’en remontant le cours du Rhône, il joignit Lausanne.

Rodolphe, lui, c’était presque un gars du pays. Petit prince possessionné en Argovie, élu précisément pour cette raison-là en qualité de candidat de compromis pour mettre un terme à vingt-trois ans d’interrègne, il allait assurer à sa Maison la destinée que l’on sait.

On imagine la rencontre. « Hi, Greg », « Salü Rudi » non, sans doute pas, plutôt « Sainteté », « Majesté » car au XIIIe siècle, le pape et l’empereur, ce sont les deux faces d’une même médaille ; au premier revient la charge pastorale de l’unique peuple de Dieu, dont le second assure le gouvernement dans le siècle. C’est pourquoi ils président conjointement à la consécration d’une cathédrale. C’était à Lausanne en 1275, là où les observateurs attentifs reconnaissent ce X de la croisée du Camino et de la Via Francigena.

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Un mot d’adieu pour Sissi Impératrice

Il y a quelques jours se déroulait à Genève une petite cérémonie en commémoration de l’assassinat de l’Impératrice Elisabeth d’Autriche, dite Sissi, sur le quai du Mont Blanc le 10 septembre 1898. Une escouade de hussards, escortés d’un détachement des Vieux-Grenadiers, les uns et les autres affichant une silhouette évoquant davantage Sancho Panza que les Navy Seals, encadraient l’ambassadeur de Hongrie auprès de la Confédération et l’archiduc Karl, chef actuel de la Maison d’Autriche, à l’occasion du dépôt d’une gerbe au pied de la statue érigée sur le lieu du sinistre forfait. Car pour les Hongrois, Sissi n’est pas l’impératrice mais la reine Erzsébet.

“Quand êtes-vous sorti de Hongrie?”

Si la couronne impériale est une affaire dynastique, l’Hôtel Beau Rivage en est une autre. A la tête d’une entreprise familiale qui fête cette année son 150e anniversaire, Jacques Mayer, président actuel du Beau-Rivage et représentant de la quatrième génération de sa famille, accueille le public avec des mots touchants et évoque les témoignages du drame, des lettres d’époque et les souvenirs recueillis par sa famille ; car si Sissi a bien été frappée sur le quai peu avant de s’embarquer sur le vapeur à destination de Montreux, c’est au Beau Rivage, où elle était descendue, qu’elle est décédée.

Quelques roulements de tambour plus tard et l’ambassadeur accueillait ses hôtes dans les salons de l’hôtel, où se mêlaient des Hongrois de l’émigration et des personnalités du monde genevois. « Quand êtes-vous sorti de Hongrie, en 45 ou en 56 ? ». Voilà un mot qu’on n’entend plus guère, sortir au sens de passer le Rideau de fer. L’ambassadeur prononça quelques mots de bienvenue à l’adresse des convives auxquels firent bientôt suite les notes frappées par une jeune pianiste qui leur rappelaient les gloires musicales de la Hongrie, Liszt et Bartók. Une pointe de nostalgie émanait de cette musique, fondamentalement romantique, celle du Royaume de Hongrie aujourd’hui disparu.

Un grand royaume disparu

Car la Hongrie de Sissi était bien différente de celle d’aujourd’hui. Deux événements accouchent de la cette Hongrie-là, la violente révolte de 1848 et la défaite en 1866 de l’Autriche face aux armées prussiennes à Sadowa ; ils forcent le compromis (“Ausgleich” en allemand) qui en 1867 donne naissance à l’Autriche-Hongrie et qui durera jusqu’en 1918. Au sein de la monarchie habsbourgeoise, la Hongrie se taille une quasi-indépendance car il n’y a guère que les finances, la guerre et les affaires extérieures qui relèvent de ce que nous appellerions de nos jours les compétences fédérales. Mais surtout la Hongrie de 1867 recouvre un territoire trois fois plus vaste que la petite république actuelle, et où les Magyars, qui certes détiennent les leviers du pouvoir politique, ne constituent que 55% de la population. Evoquer la Hongrie de Sissi c’est aussi se remémorer une Hongrie historique plus variée sur le plan des ethnies, des langues et des religions que celle d’aujourd’hui.

Sissi avait été une grande amoureuse de la Hongrie. Bavaroise de naissance, elle avait appris la langue hongroise et œuvré discrètement auprès de son mari, l’empereur François-Joseph, en vue de l’Ausgleich. L’archiduc Karl, petit-fils du dernier empereur d’Autriche, connu aux yeux des Hongrois sous le nom de Charles IV, n’a pas manqué de souligner la pertinence de l’action de son aïeule pour l’Europe d’aujourd’hui. A quand un Ausgleich entre l’Ecosse et l’Angleterre, mettons, ou entre la Castille et la Catalogne ?