Comrade Barron

Comrade Baron

Un portrait de l’aristocratie hongroise en Transylvanie

 

Une communauté historique dépecée

Neuf siècles durant, la Transylvanie, cette région située à l’ouest des Carpates a fait partie du Royaume de Hongrie ; en son sein vivaient hongrois et sicules, roumains et souabes, ukrainiens et serbes, gitans et juifs. A la chute de la Double-Monarchie, le Royaume de Hongrie s’est vu dépecé par le Traité de Trianon en 1920, qui attribua la Transylvanie à la Roumanie, dont elle fait depuis partie. De nos jours, si la Transylvanie abrite encore avec plus d’un million de Hongrois, la plus importante minorité d’Europe, ce caractère chamarré s’est estompé pour toujours : juifs et gitans ont été exterminés, les souabes de langue allemande ont été vendus par Ceausescu à la République Fédérale contre des devises fortes tandis que bon nombre de Magyars ont gagné la Hongrie.

Pourtant, dès 1568, l’Édit de Turda, l’un des premiers de son genre en Europe, assurait la paix confessionnelle entre catholiques, luthériens et réformés calvinistes. A ces trois confessions-là il y a lieu d’y ajouter toute une gamme, les orthodoxes, les uniates, les arméniens et bien sûr les juifs. Ce monde coloré où l’on parle hongrois, allemand, roumain et yiddish est cependant dominé par l’aristocratie magyare qui possède les grands domaines fonciers. C’est ce monde-là qui fournit le sujet du joli livre de Jaap Scholten.

Si l’aristocratie transylvanienne trouve naturellement sa place au sein de la noblesse hongroise, à telle enseigne qu’elle fournira deux Ministres-Présidents au Royaume de Hongrie, les comtes István Bethlen (1874-1946) et Pal Teleki (1879-1941), elle n’en conserve pas moins une identité distincte de celle de la Hongrie dite royale.

Ainsi Scholten souligne à juste titre le rôle de la noblesse depuis la Bulle d’Or promulguée par le roi de Hongrie en 1222, une sorte de Magna Carta hongroise, et qui confère à la noblesse le droit de modérer l’arbitraire royal. Et effectivement, lorsque la noblesse fut définitivement éliminée en 1949, c’est bien la tyrannie de Gheorghiu-Dej puis de Ceausescu qui s’est abattue sur l’ensemble de la société roumaine.

 

La destruction planifiée d’une classe sociale

En 1947, au lendemain de la guerre et de l’instauration d’une dictature communiste, le statut de la noblesse est aboli. Mais c’est en 1949 que le destin de l’ensemble de ses membres bascule : dans la nuit du 2 au 3 mars 1949, tous les membres de la noblesse hongroise de Transylvanie, soit 7804 personnes, sont déportés dans des camions. Certains seront assignés à domicile, d’autres condamnés aux travaux forcés, certains torturés, d’autres exécutés ; d’autres enfin disparaîtront dans les geôles du régime sans que leur destin ne soit jamais connu.

Scholten part à la rencontre en Hongrie et en Roumanie des membres de ces familles-là, dont les plus anciens (le plus souvent des anciennes) ont encore connu la guerre et les exactions des communistes. Il décrit d’une belle plume, élégamment rendue en anglais par la traductrice Liz Walters, leurs souvenirs et parfois leurs regrets. Si Scholten, de son propre aveu, pour avoir épousé une femme aux ascendances hongroises, adopte une vue quelque peu romantique de la vie aristocratique d’avant-guerre, il décrit néanmoins un monde dont on sent bien qu’il a disparu à tout jamais. Pourtant et contrairement à la Hongrie, la Roumanie a procédé à une restitution des propriétés confisquées par les communistes. En dépit de cette largesse, il n’y demeure aujourd’hui plus que douze familles titrées issues de l’ancienne noblesse ; les unes restaurent leur château familial, les autres exploitent les immenses forêts des Carpates, d’autres encore organisent des chasses au gros gibier en faveur d’hommes d’affaires. Tout cela est méritoire mais ne suffit pas à faire renaître une classe sociale, pas même un groupe étendu de personnes.

Les communistes avaient eu pour objectif la destruction de la noblesse en tant que classe sociale et ensuite l’exclusion de ses membres de la société. En vue d’atteindre ce deuxième objectif, ils mirent sur pied un système fondé sur les assignations à résidence, l’interdiction de poursuivre des études au-delà de l’école primaire et sur mille autres chicaneries arbitraires et incessantes. Scholten décrit ces mécanismes avec précision et de manière touchante car ils ont conduit les membres de la noblesse à mener une double vie, l’une de façade tournée vers l’extérieur et les autorités en particulier et l’autre, intime, intérieure même, un entre-nous où sont préservés en cachette et transmis le sentiment religieux et les bonnes manières. Scholten nous fait rencontrer ces personnes-là, dont certaines ne se livreront à l’auteur que sous couvert d’anonymat de peur que, de nos jours encore, les autorités ne cherchent noise à quelque membre de leur famille en Roumanie.

 

Aux origines

En racontant cette histoire Scholten est bien entendu mû par des liens familiaux ; il puise cependant son inspiration littéraire dans deux sources fécondes. La première, Between the Woods and the Water (Entre Fleuve et Forêt, dans sa traduction française), forme le deuxième volume du chef d’œuvre de la littérature de voyage par Patrick Leigh Fermor, qui en 1933 et 1934 avait marché à pied de Londres à Constantinople. La seconde source est fournie par la belle trilogie de Miklós Banffy dont les titres[1], eux-mêmes tirés du livre de Daniel, fournissent les têtes de chapitre à l’ouvrage de Scholten.

Que reste-t-il de tout cela ? L’aristocratie hongroise se meurt, 80% de ses membres vivent en dehors de Hongrie, beaucoup ne parlent pas le hongrois. Il ne reste que les souvenirs de ces personnes qui, dépossédées de tout, se sont résolu à maintenir dans leur attitude tout ce qui faisait leur noblesse.

 

 

 

 

 

 

Jaap Scholten « Comrade Baron », Helena History Press, 2016, 449 pages, traduit (en anglais) du néerlandais

 

[1] Vos jours sont comptés, Vous étiez trop légers, Que le vent vous emporte

 

 

 

Pour le plaisir et pour le pire

Pour le plaisir et pour le pire

La vie tumultueuse d’Anna Gould et de Boni de Castellane

Quelle était belle la Belle Epoque pour autant que l’on eût un nom, de l’argent, ou les deux en ces temps où l’impôt sur le revenu comme celui sur des successions demeuraient encore occultés dans les brumes de l’avenir. C’est à cette époque-là qu’en 1895 le comte (puis marquis) Boniface (dit Boni) de Castellane épouse Miss Anna Gould, réputée la plus riche héritière des Etats-Unis, fille de Jay Gould, self-made man selon les uns, requin de Wall Street détesté de tous selon les autres.

Laure Hillerin, spécialiste reconnue de la Belle Epoque, acclamée pour sa magnifique biographie de la Comtesse Greffulhe, livre ici le double récit de l’improbable union puis désunion de Boni et d’Anna. On y retrouve tous les éléments qui avaient contribué au succès de l’Ombre des Guermantes : une maîtrise parfait de son sujet qui s’appuie sur une documentation aussi ample que fouillée, alliée à une plume élégante qui sache adapter le langage des arts et du monde dans lequel évoluent les héros.

Fraîchement marié, doté d’un goût aussi sûr qu’exquis, Boni se servira de l’immense fortune de sa femme pour se livrer à des dépenses inouïes en vue d’acquérir les objets d’art les plus rares, aménager le château du Marais aujourd’hui situé dans le département de l’Essonne et surtout pour mener à bien la construction du Palais Rose avenue du Bois (aujourd’hui avenue Foch) et malheureusement détruit depuis. Alors qu’il passera à la postérité comme le prototype du dandy menant une vie mondaine vaine, Boni, héritier d’un des plus anciens noms de France, estime en réalité qu’être noble c’est vivre quelque chose qui le dépasse. Metteur en scène de sa propre existence, exilé non pas de son pays mais de son temps, il matérialise avec le Palais Rose le rêve de la France du Grand Siècle. C’est le sens du reste que lui donne à la même époque Marcel Proust ; la Recherche n’est pas tant le portrait d’une classe sociale que le snobisme de l’auteur fascine, qu’une tentative de saisir l’âme française au travers des seules familles qui l’ont incarnée au fil des siècles. Boni est de ceux-là.

Pour le plaisir et pour le pire se veut la double biographie de Boni et d’Anna. Pourtant, et c’est heureux, c’est le personnage de Boni qui en émerge tandis que celui d’Anna n’apparaîtra que comme une sorte d’annexe, pauvre de ses millions, à son premier comme à son second époux, le Duc de Talleyrand. Laure Hillerin a bien saisi son personnage au-delà de la figure du dandy et a su le rendre attachant à ses lecteurs. Loin des vanités, Boni sera par exemple un député très actif du département des Basses-Alpes, où il militera avec ardeur et clairvoyance mais sans succès pour le maintien de l’existence de l’Autriche-Hongrie faute de laisser le champ libre au Reich en Europe centrale. C’est lui aussi qui en 1923 fonde les Demeures Historiques aux côtés de Joachim Carvallo en vue de venir en aide à tous ceux qui possèdent une partie de l’héritage culturel de la France. Enfin c’est l’homme qui, privé de sa fortune et miné par la maladie, mais animé d’une foi ferme, a su faire montre d’une élégance et d’une dignité face à la mort. Tout cela est étranger à Anna qui ne saura jamais rien faire d’autre que de dépenser de l’argent et parfois d’en distribuer ; aussi, mourra-t-elle malheureuse.

Pour le plaisir et pour le pire se lit pour le plaisir justement. Il n’y a pas de pire dans le livre de Laure Hillerin, qui s’adresse à tous les amateurs d’une époque révolue qui, à l’image de Boni, ne s’ennuieront jamais.

 

 

Laure Hillerin, Pour le plaisir et pour le pire, La vie tumultueuse d’Anna Gould et Boni de Castellane, Flammarion, 569 pages.

Couronne royale

Familles royales – mode d’emploi # 2

La Ligne Claire se réjouit que les recommandations qu’elle avait préconisées il y a quelques mois aient rapidement été mises en œuvre par la famille royale d’Angleterre, quand bien même de manière quelque peu précipitée. Les lecteurs de La Ligne Claire auront appris par voie de presse ces jours-ci que le Duc et la Duchesse de Sussex entendaient quitter la Firme, le surnom attribué à la famille royale. Leur communiqué de presse semble avoir pris de court tant la Reine, CEO en titre mais en réalité présidente du conseil, que le Prince Charles, successeur CEO désigné, mais en réalité CEO en exercice.

Le Duc et la Duchesse semblent non seulement vouloir procéder à un Management Buy Out et créer leur propre filiale stand-alone, détachée de la maison-mère, mais d’en établir le siège social dans le Nouveau Monde, à bonne distance de l’Ancien.

Le business plan, qui demeure vague, repose sur l’ambition, à moins qu’il ne s’agisse de la seule espérance, que la marque Sussex acquière une valeur de marché supérieure à celle de Windsor, il est vrai quelque peu défraîchie.

Pourtant les augures ne sont guère favorables, tels qu’ils ressortent de l’étude des case studies. Tant les tentatives de la Duchesse d’York (plus connue sous la marque Fergie) que de la Comtesse de Wessex (dont la marque n’a jamais gagné de traction) de procéder à un business mix de royalty et de commerce se sont soldées par de coûteux échecs.

A cet égard, le nouveau corporate logo dévoilé par le Duc et la Duchesse, Sussex Royal, demeure empreint du même caractère ambigu : Sussex certes mais Royal quand même. Déjà le Duc et la Duchesse ont enregistré leur nouvelle marque qui pourra désormais apparaître sur des calendriers, des livres et même des chapeaux, ce qui ne manque pas de réjouir La Ligne Claire qui jamais ne sort le chef découvert.

Cependant le risque de confusion demeure si bien qu’il est donc possible, et sans doute souhaitable, que le Duc et la Duchesse soient amenés à couper tout lien d’actionnariat avec la maison-mère et à rebrander leur entreprise en vue de souligner cette indépendance nouvelle, de la même manière que GE Money Bank est devenue Cembra lors de son IPO (entrée en bourse). A défaut, les mécanismes de transfer pricing entre la CEO et la nouvelle entité risquent de s’avérer délicats à mettre en œuvre et de soulever des questions de gouvernance d’entreprise dès lors que subsides financés par de l’argent public entrent en ligne de compte.

Il reste à voir donc si la marque Sussex obtiendra le succès escompté, une fois le spin-off mené à bien. Si les talents du Duc demeurent à découvrir, ceux de la Duchesse, actrice professionnelle, lui permettront, désormais libre de tout engagement envers la Firme, de jouer son propre rôle dans un futur épisode de The Crown.

 

The Crown, saison 4

The Crown, saison 3

Quoiqu’avec un peu de retard, il va de soi que La Ligne Claire a regardé The Crown. Plus encore que lors des deux saisons précédentes, elle a été éblouie par la qualité du tournage, la véracité que confèrent des décors somptueux, les réparties des dialogues et enfin le jeu des acteurs qui excellent, en particulier Tobias Menzies et Charles Dance dans les rôles respectifs du Duc d’Edimbourg et de Lord Mountbatten.

Cette nouvelle saison 3 adopte un ton plus intime que les précédentes ; l’accueil de la Princesse Alice, mère du Duc d’Edimbourg, contrainte de fuir les colonels en Grèce et de se réfugier au Palais de Buckingham, ou encore les évocations des premières amours des jeunes Prince Charles et Princesse Anne relèvent en définitive de la sphère familiale. On est loin des questions d’Etat, la succession à la couronne, le ministère de Winston Churchill ou la crise de Suez par exemple, objet d’un précédent épisode, et qui marque le déclin du Royaume-Uni par-delà les mers.

Œuvre de fiction basée sur des faits et des personnages réels, The Crown aborde ici des événements qui relèvent de la vie privée des protagonistes et demeurent inconnus tant du public que des réalisateurs. La qualité de la production, à laquelle se mêlent ici et là des extraits des actualités de l’époque, contribue à donner au spectateur l’impression que ce que montre The Crown s’est véritablement déroulé. Or il n’en est rien ; par exemple, la reine n’a pas rendu visite à Winston Churchill sur son lit de mort et la Princesse Margaret, sœur de la reine, n’a joué aucun rôle dans l’octroi d’un crédit de la part des Etats-Unis en faveur du Royaume-Uni.

Wikipedia définit les fake news comme des informations fallacieuses fausses, incomplètes, déformées ou mensongères qui visent à manipuler ou tromper un auditoire. Bien entendu The Crown ne prétend pas livrer de l’information et il n’est donc pas question de news ici. Néanmoins, le soin accordé à la production de la série est tel qu’il lui confère un caractère de vraisemblance qui n’est pas toujours avéré et dans lequel se glisse un fake artistique. Un avertissement, du style « fiction inspirée par des faits réels » aurait été le bienvenu si bien qu’à défaut il revient au spectateur de rechercher lui-même les informations sur internet qui permettent de distinguer les événements réels de la licence artistique. Confrontée à ce mélange des genres, La Ligne Claire doit avouer éprouver un sentiment de malaise dès lors qu’une entreprise américaine capitalisée à 144 milliards de dollars réussit à forger la perception que le monde entier se fait de la famille royale d’Angleterre.

Couronne royale

Familles royales – mode d’emploi

Majesté,

 

Vous aurez appris avec effroi ces jours derniers l’annonce du retrait par le Prince Andrew de ses activités publiques. En vue d’éviter qu’un désastre si funeste n’afflige Votre auguste Maison, La Ligne Claire, consultante spécialisée en la matière, en tire les enseignements suivants, qu’elle soumet humblement à Votre appréciation.

Vox Populi

Quel que soit l’arrangement constitutionnel, la monarchie repose en définitive sur une relation consentie entre le Souverain et le peuple. Dès lors que ce consentement vient à manquer, le peuple l’emporte. Édouard VIII et le Duc d’York aujourd’hui en fournissent l’exemple. C’est sans doute regrettable mais, que voulez Vous, Votre royaume est de ce monde. Toutefois, La Ligne Claire s’engage à recommander au populus de ne faire qu’un usage modéré de la guillotine.

Cette rupture de consentement est illustrée par l’affaire Epstein. En raison d’une grave erreur de jugement, le Prince Andrew s’est vu contraint de présenter sa démission à la Reine, qui l’a acceptée. En d’autres termes, la Reine l’a viré.

Rendez à César

Les membres de Votre famille exercent des fonctions de représentation financées par l’argent public. Aussi ces dotations doivent-elles faire l’objet d’un contrôle public. L’exemple du Prince Laurent de Belgique, dont la dotation a fait l’objet d’une réduction en 2018 en raison de voyages entrepris contre l’avis du Ministre des Affaires Étrangères, résonne encore dans toutes les têtes couronnées.

Gestion d’entreprise

Votre cousin m’enseigne que la famille royale d’Angleterre se surnomme elle-même The Firm. En ces temps de lean management, il est judicieux de limiter le nombre de personnes habilitées à représenter la Couronne à pas plus de trois ou quatre personnes adultes et de les tenir responsables de leurs actes ; c’est là le rôle de Votre gouvernement.

Ressources humaines

Comme toute entreprise, Votre Firme sera appelée à gérer ses ressources humaines de façon dynamique. Vos frères cadets auront vocation à y faire carrière une vingtaine d’années jusqu’à ce que Vos enfants atteignent l’âge de la maturité et leur succèdent ; comme ces cadets devront se recaser en dehors de la Firme, il faudra veiller à ce qu’ils soient aptes à entamer une deuxième vie professionnelle le moment venu.

Vos parents plus éloignés ne seront pas en principe appelés à exercer des fonctions au sein de la Firme et devront concourir par eux-mêmes dans la vie, comme tout le monde. Un exemple intéressant est fourni par Votre cousin le Prince S. de L. ; autrefois employé dans le secteur privé, 49e dans l’ordre de succession de la Principauté, il est actuellement ambassadeur de son pays auprès du Saint-Siège, non pas en raison de son rang mais de ses compétences.

Code de déontologie

Si le public accueillera avec bienveillance une personnalité originale – après tout nous vivons à l’heure de la diversité et de l’inclusion – il ne tolérera plus en ces temps d’austérité de subventionner des playboys ou des escapades aux Caraïbes, moins encore des comportements susceptibles d’entraîner des poursuites civiles ou pénales.  De nos jours les réseaux sociaux se chargeront de révéler toute incartade si bien que les temps d’un petit flirt incognito dans une boîte de nuit sont désormais révolus.

Et puis surtout, il s’agit d’adopter au plus vite un code de déontologie qui régisse en particulier les cadeaux reçus ou offerts. Afficher au poignet une montre à cinquante mille euros offerte par un dictateur d’un pays exotique fait non seulement nouveau riche (horresco referens) mais amène légitimement le public par l’entremise de vos amis de la presse people à se demander si cette largesse a été octroyée en échange d’une contrepartie tenue secrète.

La femme de César

Vous vous souviendriez de Pompeia, la femme de Jules César, répudiée par ce dernier au seul motif qu’un soupçon d’infidélité planait sur elle. Peu importe qu’elle soit coupable ou non, la femme de César se doit d’être irréprochable faute de quoi elle sera condamnée à prouver son innocence. Il en va de même pour les membres de Votre Maison. Votre couronne est à ce prix.

 

Fort de son attachement à l’institution monarchique, La Ligne Claire tient ses tarifs à Votre disposition sur demande et demeure de Votre Majesté le dévoué serviteur.

Claus von Bülow

Elémentaire particule

Sans doute, le décès de Claus Bosberg n’aurait-il pas retenu l’attention de la presse du monde entier ; mais la mère de Claus était née Bülow, une famille issue de la noblesse danoise et allemande, et qui au XIXe a fourni à l’Allemagne son contingent de généraux et puis Hans, le compositeur, gendre de Liszt, témoins les uns et les autres des bons et des mauvais génies qui agitaient l’Allemagne en ces temps-là.

Il devait avoir vingt ou vingt-cinq ans quand Claus jugea qu’il serait à son avantage d’utiliser désormais le patronyme de sa mère, auquel il prit la liberté d’ajouter la particule von. Ses études de droit achevées à Oxford, le destin l’avait conduit en Amérique, où ma foi il y avait beaucoup plus de gens très riches que dans l’Angleterre exsangue d’avoir gagné la guerre. Peu importe que la particule von ne soit pas en soi l’indicateur de l’appartenance à la noblesse, les Américains n’en auraient cure ou, mieux encore, se satisferaient de leur ignorance. Ces aristocrates européens d’après guerre, vrais ou faux, avec ou sans argent mais le plus souvent sans, n’ont ils pas ce je ne sais quoi qui permette au roi du chewing gum de se considérer un gentleman en leur compagnie ?

En Amérique, Claus se mit au service de John Paul Getty. La demande pour le pétrole croissait d’année en année et rien ne semblait l’arrêter ; l’analyse de la situation politique au Moyen-Orient déjà troublée par la création de l’Etat d’Israël requérait les compétences d’un homme du monde ; on pouvait gagner de l’argent sans trop se salir les mains même si déjà l’industrie salissait la planète.

Le salariat chez Getty nourrit sans doute son homme mais reste une servitude ; Claus n’était en somme qu’un prolétaire de haut rang alors que les vrais gentilshommes ne vivent de rien, c’est-à-dire de leurs rentes. Le temps était venu de corriger cette injustice du sort. Sunny Crawford, l’unique héritière de la Columbia Gas and Electric Company, venait de divorcer à propos d’Alfred Auersperg, un prince autrichien ; en 1966, alors qu’il a quarante ans, Claus l’épouse et avec elle, sa fortune. Claus quitte Getty et devient un mondain, dont la vie se partage entre la 5Avenue et le palais de la famille Crawford à Newport, dans l’Etat du Rhode Island. On lui prête une liaison avec la belle Alexandra Isles, née Moltke, une comtesse danoise car jamais le fruit ne tombe loin de l’arbre; Sunny ferme les yeux pourvu que les convenances soit respectées. On pouvait respecter les convenances, telles qu’on les entend en Amérique en ces années-là, en divorçant mais ce n’est pas une issue que Claus est prêt à envisager car elle le priverait de la rente que lui accorde sa femme.

A la fin des années septante, ce ménage à trois pèse néanmoins sur Sunny : elle se nourrit mal, boit à l’envie, consomme des médicaments à l’excès et puis quoi d’autre encore ? A deux reprises, en 1979 puis en 1980, elle sombre dans le coma. Les médecins diagnostiquent un niveau élevé d’hypoglycémie ; elle ne se réveillera plus jamais de ce second comma et décèdera en 2008. En 1982, Claus sera arrêté, inculpé pour double tentative de meurtre à l’encontre de son épouse, jugé coupable et condamné à trente ans de prison. Il se pourvoit en appel et fait appel aux services d’Alan Dershovitz, professeur de droit à l’Université de Harvard, qui mettra à mal les éléments matériels ayant servi à sa condamnation en première instance et obtiendra l’acquittement de son client en 1985.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, après tout elle disposait de tous le ingrédients requis : l’argent, la passion amoureuse, l’ambition, la vie mondaine, une possible tentative de meurtre, une condamnation suivie d’un acquittement. Mais non, en 1990, cinq ans à peine après le jugement en appel, et alors que tous les protagonistes, y compris Sunny dans le coma, sont en vie, Barbet Schroeder en tire un film, Reversal of Fortune, où Jeremy Irons et Glenn Close tiennent les rôles de Claus et Sunny.

Le temps passa sur les mémoires, on oublia l’événement, Sunny décéda dans son sommeil en 2008 tandis que Claus se retirait à Londres y poursuivre ses mondanités, l’objet de sa vie.

Il y est mort le 25 mai dernier. A-t-il tenté de tuer Sunny ? Si oui, a-t-il éprouvé du remords ou bien s’est-il dit « Bien joué » ? Nul ne le sait désormais mais Claus von Bülow, né Bosberg, a eu droit à une chronique nécrologique dans le New York Times, The Economist, The Guardian, Paris Match et La Ligne Claire. Quoi de mieux dans la vie que de mourir célèbre ?

La noblesse encartée

Le Roi a le droit de conférer des titres de noblesse, sans pouvoir jamais y attacher un privilège. Voilà ce qu’énonce sans ambages la Constitution belge en son article 113, jamais modifié. Comment faire face à cette interdiction constitutionnelle ?

Les émetteurs de cartes de crédit et les compagnies aériennes en particulier n’ont eu de cesse de rivaliser d’imagination pour contourner cet obstacle et (r)établir une hiérarchie des privilèges, là où la dure sanction de la Constitution l’avait abolie : Bronze, Silver, Gold and Platinum Card, le tout en anglais, qui fait ici office de langue rituelle comme autrefois le latin.

Ainsi, Miles and More, le programme de fidélité du groupe Lufthansa range ses clients au sein de quatre catégories, Member Miles, Frequent Traveller, Senator et Member of the Hon Circle. Les références à la noblesse sautent ici aux yeux avec sa hiérarchie des titres ou la référence au Sénat, Chambre Haute parfois réservée à la noblesse héréditaire comme au Royaume-Uni ou autrefois en Hongrie. Quant à Hon, diminutif de Honourable, il s’agit d’un prédicat honorifique attribué notamment aux enfants de certains membres titrés de l’aristocratie. Jessica Mitford, fille – vous l’aurez deviné – du Hon. David Freeman-Milton, devenu plus tard Baron Redesdale, n’a-t-elle pas écrit un livre intitulé Hons and Rebels ?

Dans le même temps, American Airlines propose des avantages, oui des avantages certes mais réservés aux membres ayant le statut Elite. Ainsi, voilà une forme de noblesse rétablie, car de même que l’on est noble ou pas, ou bien vous jouissez du statut Elite ou bien pas, et vous restez à la porte. A l’intérieur, au sein d’Elite, club aristocratique du vol d’affaires, on dénote quatre rangs: Executive Platinum, AA Advantage Gold, AA Advantage Platinum et AA Advantage Platinum Pro. Il n’aura pas échappé aux lecteurs de La Ligne Claire qu’il s’agit ici bien d’avantages dont votre voisin ne peut jouir. On notera aussi l’utilisation d’un langage qui se veut héraldique, là où Platinum Pro se substitue à, mettons, De Gueules à Bande de Vair.

Que faire alors lorsqu’un Hon Circle croise un AA Advantage Gold dans un lounge ? Qui des deux aura droit en premier à une portion gratuite d’oeufs brouillés ? Cette question délicate n’est pas sans évoquer les querelles de préséance entre familles ducales et princières admises jadis au Salon Bleu de la Cour de Belgique. Il y a un demi-siècle, le Roi Baudouin, armé de la toute la force de l’outil constitutionnel, y avait mis fin emportant la clé du salon mais en laissant la porte ouverte aux compagnies aériennes.

La figure du Roi

« Qu’ils mangent de la brioche ». Cette anecdote, attribuée sans doute faussement à Marie-Antoinette, est censée illustrer la distance qui sépare l’aristocratie (les élites d’alors) du peuple, ceux qui goûtent de la brioche de ceux qui se nourrissent de pain. De nos jours, à la brioche et au pain, on peut substituer l’essence et le diesel, remplacer les bonnets phrygiens par des gilets jaunes et donc poser à nouveau la question de l’attitude qu’il convient au roi d’adopter.

La Ligne Claire est d’avis qu’en tout premier lieu, la royauté oblige mais aussi que cette obligation exige une certaine distance. A cet égard François Hollande s’est égaré lorsqu’il déclarait vouloir être un président normal, ce qui allait l’exposer à un ridicule qui plus jamais n’allait le quitter. Résolu à ne pas commettre la même erreur, Emmanuel Macron s’est attaché à conférer à nouveau de la dignité à la fonction présidentielle mais à la façon d’un bourgeois qui fait irruption dans les salons de la noblesse, résolu à prendre de la hauteur mais rapidement perçu comme hautain.

De cette juste tension entre la proximité et la distance naît la figure du bon roi, celui qui se soucie de son peuple et porte son fardeau. Citons à ce propos sainte Elisabeth de Hongrie qui, devenue veuve, s’est consacrée à nourrir les pauvres et, plus près de nous, le roi Baudouin qui un jour s’était dépouillé de son manteau pour en revêtir une victime d’une inondation. Charles de Gaulle, monarque républicain, savait lui aussi allier la modestie de son train de vie personnel à la grandeur de sa fonction.

A cette exigence de proximité avec le peuple s’ajoute celle de la justice. Louis IX et Henri IV incarnent cette exigence pour avoir l’un rendu la justice et l’autre rétabli la paix confessionnelle qui, il y a quatre siècles, tenait lieu d’ordre public.

Enfin, le roi doit dire le vrai. Le 13 mai 1940, trois jours après le déclenchement de l’attaque allemande, fraîchement nommé premier ministre, Winston Churchill prononce à la Chambre des Communes l’un des plus célèbres de ses discours où il ne promettait que « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ». Parce que la vérité rend libre, Churchill sut persuader le pays tout entier non seulement de tenir bon mais de livrer bataille à l’heure la plus critique de son histoire.

Souci de la vérité, charité et humilité, recherche de l’élégance alliée au rejet du luxe, témoignage d’une certaine grandeur et enfin incarnation d’une forme de spiritualité, voilà ce qui fait la figure du Roi, dont La Ligne Claire n’est pas loin de penser qu’il faille un vrai roi pour l’exercer.

Schloss Berchtoldstein

Vacances en KaKanie (III): les nonnes perdues

Aux confins de l’Autriche, de la Hongrie et de la Slovénie actuelles, le château de Bertholdstein domine la vallée de la Raab depuis sa fondation au XIIe siècle ; dans son état actuel il est réputé pour sa galerie d’arcades qui ceint la cour intérieure, la plus longue d’Europe Centrale. Au XIXe siècle le comte Ladislaus Koszielski, qui se faisait appeler Sefer Pascha, le décora en style oriental, en souvenir de ces temps où les Ottomans étaient venus se presser aux marches de l’Empire des Habsbourg. Avec le dépècement de l’empire à l’issue de la Première Guerre Mondiale, le château changea à la fois de propriétaire et de destination avec l’arrivée d’une communauté de bénédictines appartenant à la congrégation de Beuron, qui devait y rester un peu moins d’un siècle jusqu’en 2010, à l’exception d’une interruption de quelques années lorsque le couvent fut fermé par les Nazis et les sœurs dispersées.

En 1923, la comtesse Maria Antonia von S. âgée d’à peine 19 ans s’était présentée au portail d’entrée vêtue d’une robe de bal et d’un diadème. De l’autre côté du pont-levis se tenait la maîtresse des novices avec qui elle tiendrait un dialogue qui n’est pas sans évoquer celui des Habsbourg défunts à la porte de la crypte des Capucins. Puis la jeune comtesse ôta le diadème, se dévêtit en public comme saint François sur la place d’Assise et, couverte de sa seule chemise, franchit le pont laissant derrière elle le monde et ses vanités pour pénétrer dans ce bel ensemble qu’elle ne devait jamais plus quitter de son plein gré et que la présence de Dieu rendait plus bel encore. Le portail se referma et Maria présenta sa chevelure, longue et brune, à la tonte comme Marie Stuart son cou à la hache.

Le monastère de Bertholdstein s‘est désormais éteint comme les anciens volcans de Styrie. A quelques pas de là, entre le verger de pommiers et la forêt se trouve le petit cimetière des nonnes envahi par les herbes, la mousse et le lierre qui masque les pierres tombales. L’espace d’une petite matinée, La Ligne Claire et son épouse, archéologues de la mémoire, se sont échinés à arracher à pleines mains ce lierre afin que Dieu puisse reconnaître le nom de celles qui lui avaient voué leur vie. Sur chaque pierre figurent trois dates, celle de naissance et celle du décès bien sûr, qui encadrent celle d’entrée au monastère ; seules les mères supérieures ont droit à une quatrième, qui marque l’année de leur élection comme abbesse.

Sous le lierre enfin arraché, La Ligne Claire découvre soudain le nom d’une lointaine parente, Sœur Martina, dont elle ignorait l’existence et que pas même les recueils généalogiques ne mentionnent. Le temps nous fait défaut et nous force de quitter ces âmes pour qui le temps ne comptait pas ; derrière nous grince la grille dont s’écaille la peinture, tandis que sous les sapins seules demeurent les pierres tombales de Bertholdstein, jusqu’à ce que revienne le lierre.

Meurtres au château

A la question que pose Sacha Batthyány en titre du livre “Mais en quoi suis-je concerné?”, l’auteur répond aussitôt par ses mots simples : «  il s’agit de moi » ou encore « je voudrais savoir ce dont j’ai hérité ».

Auteur suisse

Traduit de l’allemand, ce livre d’un auteur suisse issu d’une famille de l’aristocratie hongroise, se veut à la fois quête et enquête, interrogation et réponse. Plusieurs fils s’y entremêlent, la quête de l’auteur pour connaître d’une part une sombre histoire survenue au sein de sa famille mais tue depuis lors et d’autre part pour retrouver les traces du séjour de son grand-père dans le goulag russe, le récit qu’il en fait, l’évocation du traitement psychanalytique que suit Sacha Batthyány et enfin et surtout les morceaux choisis tirés de deux journaux, celui de Maritta, grand-mère de Sacha et celui d’Agnes, une juive hongroise qui habitait avant guerre Sárosd, le même village hongrois que Maritta.

Le thème de ce livre est double : transmission et légitimité. Mis fortuitement sur la piste de ces histoires de familles alors qu’il est journaliste à la NZZ, Batthyány se met notamment à lire le journal laissé par sa grand-mère ; de son propre aveu, il se rend compte qu’il ne peut lutter contre l’Histoire et c’est pourquoi il entreprend la rédaction de ce livre d’où il fait émerger un passé douloureux et violent qu’il se voit obligé d’assumer en héritage. Lors d’une altercation Batthyány saisit violemment son père par les revers de son veston tandis qu’ailleurs il gifle son fils alors âgé de trois ans. Sous le pont qui enjambe le flot des générations familiales coule la violence, altérée quant à sa manifestation mais inchangée quant à son essence. Cette gifle marque aussi le rejet d’une Suisse sans Histoire et sans histoires que l’auteur souhaiterait pouvoir renier au profit de l’effondrement militaire moral de la Hongrie en 1944 et 1945, dramatique certes mais historique.

Des morts au château

Batthyány enquêtera sur la mort en 1945 des époux Mandl, les épiciers du village de Sárosd, les parents d’Agnes, dans la cour du château du comte Lászlo Esterházy, arrière grand-père de l’auteur. Cette enquête le conduira jusqu’en Argentine où vivent aujourd’hui Agnes et sa descendance. Or l’histoire de cette mort s’avère être celle d’un meurtre maquillé en suicide. Et qui peut transformer ce meurtre en suicide sinon celui qui détient le pouvoir ? En cette fin de guerre c’est l’aristocratie qui en Hongrie détient le pouvoir, depuis mille ans précise-t-elle avec fierté, et si Lászlo Esterházy n’est pas le meurtrier, c’est bien lui qui détient le pouvoir de maquillage et qui en fait usage.

Filiation

Le parallèle avec Péter Esterházy, l’auteur hongrois décédé en 2016 semble clair. Dans « Revu et Corrigé», Esterházy se devait d’affronter son père, dont il venait d’apprendre qu’il avait agi en qualité de mouchard du régime communiste. Si l’espionnage n’est pas le meurtre et si Sacha Batthyány est un fils d’émigré alors que Péter Esterházy ne l’est pas, l’un et l’autre sont aux prises avec le poids du passé que déverse sur leur grève l’appartenance à une famille illustre. Voilà en quoi ils sont concernés. Et La Ligne Claire aussi.

Sacha Batthyány : Mais en quoi suis-je concerné ? Gallimard, 294 pages