Souvenirs de la Révolution culturelle

Dans la jeunesse de La Ligne Claire au cours des années septante du siècle passé, il était de bon ton d’écrire W Mao (prononcez viva Mao) sur les cartables en toile alors à la mode en Italie ; au même moment à peu près, des écoliers chinois du même âge que le nôtre massacraient leurs professeurs à coups de bâtons ferrés. C’était le temps de la Révolution Culturelle que le Président Mao Tsé Toung (selon l’orthographe de l’époque) avait lancée en 1966 et qui ne s’achèverait véritablement qu’avec sa mort en 1976.

Tania Branigan, correspondante du Guardian en Chine de 2008 à 2015 tire de cette sombre période un petit livre, Red Memory, qui n’a pas vocation à être une histoire de la Révolution Culturelle mais plutôt à expliquer comment à un demi-siècle de distance ses acteurs en conservent le souvenir ou au contraire en entretiennent l’oubli.

Dans les années 1970, les dirigeants de l’Europe de l’Est, Brezhnev ou Honecker apparaissent bien ternes dans leur gabardine tandis qu’Andy Warhol faisait de Mao avec ses portraits sérigraphiés une star de la culture pop. Il faut toute la lucidité de Simon Leys, auteur des Habits neufs du Président Mao pour percevoir la réalité meurtrière de la Révolution Culturelle et faire pièce par exemple à Maria Antonietta Macciocchi, auteur quant à elle sur le même sujet de Deux mille ans de bonheur.

Tania Branigan part donc à la rencontre tant des acteurs de la Révolution Culturelle, les Gardes Rouges, que de leurs victimes, deux groupes aux contours flous car la Révolution Culturelle se nourrit de dénonciations, de mises en scène, de brimades et de massacres, où les bourreaux d’aujourd’hui peuvent se révéler les victimes de demain.

Après la mort de Mao, Deng Xiaoping reconnaîtra que la Révolution Culturelle s’était révélée une catastrophe non seulement en raison de ses deux millions de morts mais aussi de la destruction du patrimoine culturel de la Chine et même de l’éthique de piété filiale issue de la pensée de Confucius. De plus Deng admet que cette catastrophe trouve sa source dans le culte de la personnalité dont Mao avait fait l’objet. Trente ans plus tard, Xi Jinping, pourtant lui aussi une victime de la Révolution Culturelle aux côtés de son père et de sa demi-sœur, dégouté par le chaos induit par la Révolution Culturelle, s’est attribué un pouvoir personnel inégalé depuis l’époque de Mao, alimenté par la « pensée Xi Jinping » à l’instar du Petit Livre Rouge.

Dans la Chine de XI Jinping, il n’est bien entendu pas question de chaos ; il n’y est pas non plus question de la Révolution Culturelle au motif que c’est elle qui avait présidée à ce chaos. Désormais non seulement la Révolution Culturelle est-elle bannie des mémoires mais sa simple évocation relève du crime de nihilisme historique. Aussi, pour le quart d’heure la Chine se voit condamnée non seulement à porter le fardeau de cette époque terrible mais à ne plus pouvoir en parler librement. Tania Branigan observe qu’en Chine il existe une relation inverse entre la nécessité d’aborder le sujet et son caractère acceptable par le parti communiste ; aussi les leçons historiques, politiques et morales que la Chine devrait pouvoir tirer de cet épisode brutal demeurent irrecevables dans le contexte politique désormais forgé par Xi Jinping. A cet aune, Red Memory, en définitive un recueil de témoignages oraux, revêt une densité toute particulière dans une Chine condamnée à ployer sous le poids de ce traumatisme faute de pouvoir en parler.

 

 

Tania Branigan, Red Memory, W.W. Norton; 288 pages; 2023