Moiselle Isaure

« Tintin, c’est moi » déclarait Hergé ; il désignait par là à la fois la distance qui le séparait de son personnage et l’intimité qu’il entretenait avec lui. Il en va de même avec Moiselle Isaure, où l’auteur, espiègle, se révèle dans son personnage.

Moiselle Isaure est d’abord une demoiselle. Si elle emprunte volontiers les tailleurs Yves Saint Laurent de sa mère lors des grandes occasions, elle affectionne davantage le look bobo qui sied à son époque et à son âge et accorde un soin tout particulier à sa lingerie, lorsqu’elle en porte.

Très française, elle se présente d’ailleurs comme une « Frenchie », elle rêve néanmoins d’horizons lointains, là où des étoiles nouvelles surgissent du fond de l’océan. A défaut d’Erasmus, elle voyage ici et là et n’hésite pas à franchir ces Pyrénées que Louis XIV pensait avoir abolies. Souvent entourée de sa bande de copains, elle ne dédaigne pas cependant le plaisir de sa propre compagnie. Mais surtout, comme Belmondo dans le rôle du Magnifique, c’est en regardant par la fenêtre que Moiselle Isaure s’évade.

Elle couche alors sur le papier ces voyages imaginaires, tantôt une simple vignette, tantôt une image d’illustration, tantôt encore un récit illustré. Car si Moiselle Isaure est d’abord une dessinatrice, attachée à un style de dessin dont se dégage une pointe d’humour, elle enchaîne parfois les dessins comme d’autres des pâquerettes et en tire un récit illustré, entre comic strip et strip tease.

Il y a trois mois, Moiselle Isaure, d’ordinaire volontiers malicieuse, rendait un hommage ému à Sempé, avec qui elle a en partage le charme, la tendresse et l’humour. De l’avis de La Ligne Claire, la place de Sempé est à prendre au sein du paysage français et Moiselle Isaure lui paraît une bonne candidate. Du reste, les meilleures publications, parmi lesquelles on discerne Le Figaro, ont repéré déjà cette Petite Nicolette.

La Ligne Claire apprend de bonne source que Moiselle Isaure s’est unie l’été dernier à la famille des comtes de la Barre en cette année du tricentenaire de l’érection en comté de la seigneurie d’Erquelinnes. On se réjouit que son pinceau espiègle vienne orner les griffons qui soutiennent le blason De Gueules à Bande de Vair.

Apologie de la foi catholique

Évêque depuis juin dernier de Winona-Rochester au Minnesota, Robert Barron est connu comme le fondateur de l’institut Word on Fire (https://www.wordonfire.org/), qui promeut l’apostolat en ligne. C’est à son inspiration et impulsion qu’on doit la publication de The New Apologetics, un petit recueil d’une quarantaine d’essais traitant de la théologie et de la philosophie, de la psychologie et de la sociologie, des sciences et des arts. Par apologie il y a lieu d’entendre la défense raisonnée de la foi (ici catholique), à la fois une nécessité et un devoir selon ce qui est écrit au chapitre III, verset 15 de la 1ère épître de Saint Pierre. Son but est d’affirmer la vérité de la Révélation, l’harmonie entre foi et raison et une saine compréhension de la liberté humaine.

La Nouvelle Apologie s’inscrit résolument dans le contexte de la nouvelle évangélisation proclamée par Jean-Paul II et entend s’adresser au monde actuel postchrétien, parfois anti-chrétien, athée et surtout relativiste. Elle se veut le reflet de l’attention que l’Église catholique accorde aux sciences et affirme résolument la cohabitation en l’homme de la foi et de la raison, deux modes de la connaissance humaine. Puisant à la source d’une longue et solide tradition intellectuelle qui remonte aux Pères de l’Église, elle connaît et reconnaît ses ennemis, Sartre, Nietzsche ou Marx et la société athée qu’ils ont engendrée.

La Nouvelle Apologie fait de la beauté, la splendeur de la vérité selon le titre de l’encyclique de Jean-Paul II, le fer de lance de son approche car seule la beauté, pas toujours présente dans la culture catholique actuelle il est vrai, est à même de désarmer les objections que lui adresse le relativisme contemporain.

The New Apologetics fait référence à des références culturelles, et en particulier littéraires, tirées du monde anglo-saxon qui ne seront pas toutes familières à un lecteur de langue française ; néanmoins, ses enseignements sont applicables à d’autres cultures pour la raison-même que la foi chrétienne s’inscrit dans la réalité très concrète de l’incarnation.

Ce petit livre a vocation à constituer un manifeste de la foi catholique afin d’être tout à tous (1 Cor IX, 22). Plus qu’un manuel d’argumentation, il a vocation à être entendu dans et par le monde d’aujourd’hui, en ligne et hors ligne, par les jeunes en particulier et par tous ceux qui en Occident se sont éloignés de l’Église.

 

 

 

The New Apologetics, Word on Fire, 288 pages, 2022

 

Les Vendanges d’un Destin

Le vin, fruit de la terre et du travail des hommes. Cette citation tirée de la liturgie catholique apparait à trois reprises dans les Vendanges et constitue la maxime de ces mémoires que May-Eliane de Lencquesaing écrit au soir de sa longue vie. Car le vin auquel elle a consacré une belle part de sa vie n’est pas à ses yeux un produit, certes pas industriel mais pas même agricole, mais justement le fruit d’un fruit.

May-Eliane de Lencquesaing nait en 1925 au sein d’une famille, les Miailhe, implantée dans le milieu bordelais de la gestion des domaines et du négoce en vins. Elle reçoit une éducation stricte, très catholique certes mais néanmoins imprégnée d’une austérité toute protestante. Un père autoritaire brisera ses espoirs d’études universitaires à la suite d’un incident banal mais May-Eliane n’est pas de celles que l’adversité fait reculer. Son mariage en 1948 au capitaine Hervé de Lencquesaing, issu quant à lui d’une famille picarde, mais qui puise ses origines dans le Hainaut, la conduira à mener la vie de militaire, de valise en garnison à Lille et à Reims, mais aussi à deux reprises aux Etats-Unis.

De retour du Kansas en 1971, elle est élue conseillère communale de Quiestède, une commune du Pas-de-Calais où les Lencquesaing possèdent Laprée, leur château familial. Ce sera son premier engagement social, marqué notamment par la création d’un centre pour enfants ou encore d’une association de familles rurales.

En 1978 une décision du sort va faire bousculer son destin. De même que les soldats romains jouent la tunique de Jésus aux dés, la fratrie Miailhe répartit son hoirie au sort afin de mettre un terme à une succession difficile. A May-Eliane échoit le domaine de Pichon – Longueville- Comtesse de Lalande à Pauillac, souvent appelé Pichon-Comtesse en raccourci. Or elle a quitté Bordeaux trente ans plus tôt, son réseau s’est délité. Certes Pichon-Comtesse est un vignoble prestigieux mais les installations vieillottes portent encore les marques de l’occupation allemande. May-Eliane de Lencquesaing, accompagnée de son mari, suit alors des cours d’œnologie et entame une carrière de dirigeante d’une petite entreprise dont elle développe bientôt tous les aspects, la production, les investissements en matériel, la démarche commerciale, la recherche scientifique pour laquelle elle fait appel à l’université et les finances; enfin, elle développe une politique de ressources humaines pour reprendre un terme moderne, et fait construire des logements dignes pour les ouvriers vendangeurs venus d’Andalousie. Tous ces efforts portent leur fruit, à nouveau ce mot, et voilà bientôt tant Pichon-Comtesse que la Générale, comme on l’appelle désormais, couronnées de prix et de décorations.

Planter deux graines là où il n’y en avait qu’une, c’est faire œuvre de création. Un jour un général canadien lui avait confié cette phrase en guise de dédicace. May-Eliane en fera un principe de vie. Il est frappant à la lecture des Vendanges d’observer combien May-Eliane de Lencquesaing associe la viticulture à la maternité, à savoir l’accouchement puis l’éducation d’un être unique. Comme le vin, cet être sera appelé à rapprocher les hommes, davantage encore lorsqu’il aura vieilli, toujours comme le vin.

May-Eliane de Lencquesaing avait connu une première indivision et était résolue à ne pas en laisser une seconde à ses propres enfants ; aussi en 2006 elle vendit Pichon-Comtesse à un groupe champenois.

Que fait-on quand on a 78 ans ? Une tournante de bridge, 18 trous de golf si l’arthrose le permet, une croisière en Norvège ? Rien de tout cela pour la Générale. Elle acquière en 2003 le domaine de Glenelly en Afrique du Sud, non pas un vignoble mais l’emplacement d’un vignoble ancien alors planté d’arbres fruitiers. Elle y plantera des vignes nouvelles et fera de Glenelly une création personnelle, fruit de choix individuels, qui 19 ans plus tard livre tant des vins de cépage que des vins d’assemblage, selon la tradition bordelaise, et qui en font la renommée de par le monde. Fidèle à son sens de l’action sociale elle construit sur le domaine un centre d’accueil (Care centre) pour les familles et leurs enfants en particulier, et des maisons pour les ouvriers.

Originaire d’Orient, la vigne a d’abord été domestiquée par l’homme. Vigoureuse, malléable, mystérieuse aussi, ce sont les Romains qui l’ont introduite en Gaule si bien que déjà Pline l’Ancien célébrait sa cultivation à Bordeaux au 1er siècle de notre ère.

Malheur à l’homme qui boit le vin à même l’amphore écrit le prophète Amos au chapitre VI. On ne sait si la Générale a été mue par la crainte de ces menaces prophétiques ; ce que l’on sait en revanche c’est qu’elle a fondé non pas un mais deux musées du verre, l’un à Pichon et l’autre à Glenelly, qui accueillent des œuvres d’art de qualité sans lesquelles on ne pourrait goûter le vin.

Aux yeux de May-Eliane de Lencquesaing, on ne saurait trop le redire, le vin n’est pas un simple produit. Il donne du goût aux mets, il rassemble les familles autour d’une table et les fidèles lors des cérémonies religieuses, il est en somme la marque d’une civilisation, à laquelle elle a voué deux des quatre saisons de sa vie.

 

May-Eliane de Lencquesaing, Les vendanges d’un destin, Tallandier, 2022, 375 pages.

 

 

L’Eglise et le féminin

Titulaire en 2014 du Prix Ratzinger, membre de l’Académie Pontificale pour la Vie, enseignante au Collège des Bernardins, docteur en sciences des religions, en un mot théologienne de premier plan, Anne-Marie Pelletier examine dans son dernier livre, l’Église et le féminin, la place des femmes au sein de l’Église à la lumière de la Tradition.

Point de départ essentiel de sa réflexion, Pelletier s’appuie sur la Tradition, qu’elle distingue des traditions et qu’elle conçoit comme un mouvement de la foi, plutôt qu’un message immobile. Très attachée à la Bible aussi, elle la lit comme le récit où Dieu se déploie dans la réalité très concrète, charnelle et parfois crue de notre humanité.

Pelletier s’attache d’abord à effectuer un travail d’archéologie ou, si l’on préfère, de mémoire critique, qui vise à identifier la distribution des rôles et du pouvoir parmi les sexes dans l’histoire du peuple de Dieu. L’auteur estime cette phase d’archéologie un préalable indispensable à toute réflexion au sujet de l’Église en tant qu’institution. Car le judaïsme puis le christianisme ne naissent pas dans le vide mais dans le monde concret des civilisations méditerranéennes.

Comme la plupart des espèces animales, l’homme est un être sexué. A la différence des animaux, l’homme en a conscience et voit dans la rencontre des sexes un mystère où l’identique (« la chair de ma chair ») rencontre le différent. Pelletier montre que la recherche anthropologique fait apparaître dans toutes les cultures une prépondérance du masculin sur le féminin qui repose entre autres sur une peur de la femme et sa supposée impureté (voir par exemple le chapitre 12 du Lévitique).

En dépit du caractère rigoureusement novateur du christianisme qui se fonde en définitive sur la foi en la résurrection de la chair, un concept impensable pour les Grecs, le monde chrétien s’alignera rapidement sur les représentations des sexes héritées de l’Antiquité. Là où Paul écrit au chapitre 3 de l’épître aux Galates qu’il n’y a plus homme ni femme car tous ne font qu’un dans le Christ, les structures sociales de l’Antiquité demeurent en place et déboucheront sur la chrétienté du Moyen-Âge où les femmes seront reléguées à l’espace domestique ou, si elles sont religieuses, à la clôture. Pelletier relève cependant que, dès lors que l’Église considère le mariage comme un sacrement, elle met fin à l’arbitraire masculin de la répudiation ; de même la vie en qualité de vierge consacrée au Christ permet aux femmes de s’affranchir de la tutelle du père puis de celle du mari.

Dans une deuxième partie, Anne-Marie Pelletier traite de deux questions importantes pour apprécier le rôle de la femme dans l’Église, la métaphore conjugale et l’existence d’un spécifique féminin. Si l’auteur souligne l’usage abondant dont font la Bible et Église de la métaphore conjugale pour exprimer l’union du Christ et de l’Église, elle ne manque pas de relever que Dieu, alors qu’il est asexué, se voit assigner le rôle masculin de l’époux dans cette relation tandis que Sion puis l’Église sont campées dans le rôle de l’épouse, parfois d’ailleurs comme au chapitre 16 d’Ézéchiel sous des images très violentes. Quant à la question du spécifique féminin, le Magistère depuis Paul VI répond oui avec enthousiasme mais au risque, selon Pelletier, de sacraliser en quelque sorte l’image de la Femme au détriment des femmes concrètes qui ne se reconnaissent pas toujours dans le portrait d’elles-mêmes que leur tend l’Église.

En dépit de cette appréciation critique qu’Anne-Marie Pelletier porte du regard que l’Église porte elle-même sur les femmes et les rôles qu’elle leur réserve, elle demeure convaincue, en raison précisément de l’Incarnation comme une réalité charnelle, de la nécessité d’une anthropologie qui se fonde sur la distinction des sexes. C’est la raison pour laquelle elle estime les théories du gender comme un péril anthropologique, auxquelles elle oppose la différence, et la différence des sexes en particulier, comme une nécessité d’ordre positif.

On cherchera en vain des points médians ou d’autres marques d’écriture inclusive dans ce petit livre à la plume si élégante et ferme et qui, pour cette raison, porte. De son propre aveu, pas optimiste mais portée par l’espérance, Anne-Marie Pelletier propose dans son livre une nouvelle ecclésiologie qui tienne compte non seulement des spécificités de chaque sexe mais qui s’affranchisse de la distinction rigide entre clercs et laïcs alors que les uns et les autres sont des baptisés. Elle rappelle avec force que les charismes de l’Esprit évoqués par saint Paul ne sont pas attribués à un sexe ou à l’autre.

 

Anne-Marie Pelletier, L’Église et le féminin – Revisiter l’histoire pour servir l’Évangile, Éditions Salvator, 2021, 171 pages.

 

Downton Abbey

Downton Abbey : éternel recommencement

Peu liée par les contingences de l’actualité, La Ligne Claire a regardé avec plus de neuf mois de retard Downton Abbey, une nouvelle ère, paru au cinéma vers la fin de 2021. On ne change pas une équipe qui gagne de sorte que le réalisateur conserve non seulement son écurie d’acteurs mais reprend en substance le scénario de son premier film. Là où la famille royale s’était invitée en séjour à Downton Abbey, c’est désormais une équipe de cinéma qui y débarque, clin d’œil à la vraie vie qui voit le film tourné au château de Highclere, propriété du comte de Carnarvon. Mais une nouvelle invention technologique, le cinéma parlant, vient brouiller les cartes et distribuer les rôles de manière astucieuse si bien que chacun des personnages se verra amené à jouer un rôle autre que celui que la série lui assigne traditionnellement de façon quelque peu étriquée. Une intrigue secondaire permet à Lord et Lady Grantham de s’évader vers la Côte d’Azur et au réalisateur de détourner l’attention du spectateur du recyclage d’un scénario existant. Cela dit, le film n’est pas sans charme ni sans humour, y compris là où l’œil malicieux de la comtesse douairière s’éteint et sa langue se tait, non sans avoir remporté une dernière joute verbale.

La Ligne Claire estime que Downton Abbey a depuis longtemps épuisé son sujet et qu’il est temps que son scénariste, Julian Fellowes, déploie ses talents ailleurs. Cependant, Wikipedia nous apprend qu’à la fin de septembre 2020, les recettes du film à l’échelle du monde s’élevaient à plus de 92 millions de dollars, si bien que la perspective que les lecteurs de La Ligne Claire soient affligés d’un nouvel article au sujet de Downton Abbey d’ici deux à trois ans paraît inévitable.

Elisabeth II. sacre et sacrements

Le sacre du roi ou de la reine (souveraine) d’Angleterre puise ses origines dans la tradition biblique puisqu’on peut lire au chapitre XVI du 1er livre de Samuel que c’est au prophète qu’il revient d’imprimer l’onction au Roi David. Plus tard, Jésus, descendant de David selon la chair (Matthieu, chapitre Ier) sera reconnu de son vivant comme le Messie, un terme hébreu qui signifie l’Oint, Celui qui a reçu l’onction divine, et dont la traduction grecque est Christos. Plus tard encore, les Capétiens feront leur cette cérémonie du sacre qui du reste faisait du roi un diacre, et dont est issue à son tour le sacre des rois d’Angleterre.

Il existe donc un lien intime entre l’onction d’une part et les chrétiens, ceux qui se réclament du Christos. Aussi, si la cérémonie du sacre revêt un caractère exceptionnel, elle partage le rite de l’onction sainte avec quatre autres sacrements, le baptême, la confirmation, le sacrement des malades (autrefois appelé extrême onction) et l’ordination. On voit donc ici la proximité qui existe entre le sacre et les sacrements, en tout premier celui du baptême puisque seul un baptisé, un christos, peut recevoir l’onction royale. Les lecteurs de La Ligne Claire se souviendront du reste que saint Rémi avait d’abord baptisé Clovis avant de le couronner.

Mais, on vient de le voir, il existe aussi un lien entre sacre et ordination. Ce lien nous enseigne en premier lieu que l’onction n’est pas imposée en raison des compétences ou des mérites du candidat mais en raison de sa fidélité à exercer sa vocation, quelle qu’elle soit. Ensuite ni le sacre ni le sacrement de l’ordre ne constituent un cahier des charges, une « job description », moins encore une puissance mondaine mais au contraire l’acceptation d’une dépendance filiale envers Dieu. Nous savons tous qu’Elisabeth II avait été sacrée parce qu’elle était la fille aînée de son père, le roi défunt, et pas pour un autre motif. Il en va de même pour les ministres du sacrement de l’ordre, non qu’ils soient irréprochables ou qu’ils se situent au-delà de toute forme de critique, mais parce qu’ils témoignent d’une réalité spirituelle qui les dépasse et qui n’est pas le fruit de préférences individuelles.

C’est pourquoi l’onction, royale ou pas, est d’abord un don de l’Esprit-Saint, qui assouplit ce qui est raide, qui redresse ce qui est faussé, afin que le bénéficiaire puisse en rendre témoignage. Voilà la manière dont la Reine Elisabeth a conçu sa vocation au sacerdoce royal, pour lequel elle avait été bénie et ointe à la manière du Roi David. On notera au passage qu’en dépit de la similitude avec le sacrement de l’ordre et bien qu’elle ait siégé à la tête de l’Église anglicane, jamais la Reine n’a introduit de confusion entre son propre rôle et celui des ministres ordonnés. Le Chemin Synodal allemand pourrait utilement s’en inspirer.

Enfin, on pourra établir un parallèle avec le pontificat de Jean-Paul II puisque ni la reine ni le pape n’ont abdiqué en raison d’une conception commune de leur ministère, qui rejette ce que le monde juge être le succès, la performance, l’efficacité, en un mot la vanité, mais qu’ils savent l’un et l’autre n’être que de la paille dans le vent aux yeux de Dieu.

Et puis, quand tout est dit, quand le soir tombe, quand l’heure sonne, vient alors l’Esprit-Saint consolateur, en particulier dans le sacrement des malades, lui qui guérit les blessures, même celles du grand âge et confie à ceux qui l’implorent le salut final dans la joie éternelle.

Pape François

Coup de théâtre à l’Ordre de Malte

Coup de théâtre à Rome. La semaine dernière, de manière tout à fait inédite le Pape François a résolu de révoquer tous les organes de direction de l’Ordre de Malte y compris la fonction de Grand Chancelier occupée par Albrecht Boeseleger, de nommer un Conseil souverain provisoire, de convoquer un chapitre général extraordinaire pour le 25 janvier 2023 et de promulguer avec effet immédiat une nouvelle Charte.

La crise institutionnelle que connaît l’Ordre remonte au mandat de l’ancien Grand Maître Fra’ Matthew Festing (1949-2021), qui avait licencié Boeselager, à la suite de quoi le Pape François avait contraint le Grand Maître à la démission et rétabli Boeselager dans ses fonctions en 2017. Le successeur de Festing, Giacomo della Torre, était quant à lui décédé en 2020 à l’âge de 75 ans à l’issue d’un court règne. En attendant l’élection d’un nouveau Grand-Maître, ses fonctions étaient assurées par la lieutenance de Fra’ Marco Luzzago, décédé à son tour en juin 2022 et auquel a succédé Fra’ John Dunlap, actuel Lieutenant Grand Maître, nommé d’office par le Pape François en dépit des règles internes à l’Ordre.

Le licenciement de Boeselager avait causé un grand émoi si bien que certains chevaliers de l’Ordre s’étaient alors adressés au Pape François qui avait nommé alors un délégué pontifical en la personne du Cardinal Silvano Maria Tomasi afin de procéder à une vaste réforme constitutionnelle de l’Ordre. Or la réforme de Tomasi prévoit que l’Ordre soit un sujet du Saint-Siège, une affirmation dont certains craignent qu’elle ne mette en cause la souveraineté de l’Ordre qui, en qualité de sujet de droit public international, entretient des relations diplomatiques avec plus de cent pays dans le monde. Toutefois le Pape a estimé, se fondant sur une décision de la Cour des Cardinaux en 1953, que cette souveraineté se limitait aux affaires temporelles et que son caractère d’ordre religieux en faisait bien un sujet du Saint-Siège au même titre que les autres ordres religieux.

Si le Pape salue l’activité de l’Ordre dans le domaine humanitaire, il a pour intention de lui conférer à nouveau un caractère proprement religieux, loin des mondanités qui parfois l’animent. Aussi souhaite-t-il renforcer le rôle des chevaliers profès qui prononcent des vœux à l’instar des religieux, de les inviter à vivre au sein de prieurés et enfin de doter l’Ordre d’une gouvernance plus moderne notamment dans le domaine des finances et de la conformité.

Or, ces jours derniers de vives tensions auraient vu le jour entre le délégué du Pape et une partie de la direction de l’Ordre au sujet pas seulement de la souveraineté et des statuts, mais aussi de son indépendance financière à l’égard du Saint-Siège. Le 12 août dernier, treize présidents d’associations nationales, dont celle d’Allemagne, la plus riche et la plus ancienne, avaient écrit au Pape en lui demandant de revoir ses projets de réforme et, notamment, l’accroissement des responsabilités des frères profès à qui, selon les présidents, fait défaut l’expérience voulue. La question de la souveraineté de l’Ordre est particulièrement délicate car dès lors que sa constitution peut être modifiée par un autre chef d’État, en l’occurrence le pape, l’Ordre de Malte demeure-t-il véritablement souverain ?

Mal leur en a pris. De l’avis de La Ligne Claire, Bergoglio ne souffre guère la contradiction si bien que la lettre des présidents a produit l’effet inverse de celui qu’ils escomptaient.

Entretemps le Pape a tranché et la nouvelle Charte constitutionnelle est entrée en vigueur. Désormais le Grand Maître ne sera plus élu à ma vie mais, à l’instar des autres ordres religieux, pour dix ans renouvelables une fois ; de plus, il devra se soumettre à une limite d’âge de 85 ans. Et surtout la fonction sera d’une part désormais accessible aux dames et ne sera plus restreinte aux chevaliers ou dames d’honneur et dévotion, ce qui en français signifie que le Grand Maître pourra ne pas être noble. Il n’est sans doute pas anodin dans ce contexte que Dunlap soit un Canadien, éloigné de la noblesse européenne.

En définitive, le Pape aura imposé sa propre vision à l’Ordre de Malte, celle d’un ordre religieux invité à redécouvrir sa vocation hospitalière d’origine et qui soit animé par des frères profès plutôt que des laïcs. Quant à Boeselager, celui-là même que le Pape avait réhabilité et qui a voué sa vie à l’Ordre, il a sans doute fait les frais de la fronde avortée des présidents des associations nationales. Plus généralement les 13 mille laïcs, membres des associations nationales ou des services hospitaliers, désormais gouvernés par une poignée de frères profès, resteront sur leur faim. Le 25 janvier prochain s’ouvrira un tout nouveau chapitre dans l’histoire millénaire de l’Ordre.

La reine des cryptos

Les lecteurs de La Ligne Claire qui suivent l’actualité financière sauront que la monnaie cryptographique Bitcoin aura perdu plus de 50% de sa valeur au cours du premier semestre 2022. Néanmoins, à environ 20 mille dollars, c’est beaucoup plus que celle de son éphémère rivale OneCoin, qui est cotée à €0.0008313.

Bitcoin, la première et la plus connue des monnaies cryptographiques nait en 2009 dans un milieu libertarien qui veut s’affranchir de la tutelle de l’État sur la monnaie dont il contrôle à la fois le prix (le taux d’intérêt) et le volume (l’assouplissement quantitatif) et qu’il taxe de surcroit.

C’en est trop pour Ruja Ignatova, une bulgare qui a grandi en Allemagne. Brillante, elle accumule les diplômes y compris un doctorat en droit qui lui vaudra d’être connue sous le sobriquet de Dr Ruja. Un recrutement par le cabinet de conseil McKinsey lui vaudra non seulement d’acquérir une expérience professionnelle de premier plan et de nouer un réseau de contacts mais de conférer à son CV la considération qu’elle recherche.

En 2014, elle crée OneCoin, qu’elle présente comme un cryptomonnaie à destination du grand public, qui aura vocation non seulement à détrôner BitCoin mais la monnaie fiduciaire elle-même. A cette création, elle associe d’une part le marketing multi-niveau, ou Multi Level Marketing (MLM), la technique de vente pour vendre la ligne de cosmétique Avon ou les produits de cuisine Tupperware, et d’autre part une pyramide de Ponzi, un montage financier frauduleux. Mais alors que les Tupperware ne prennent pas de valeur, Dr Ruja promet à ses investisseurs la future envolée du prix de OneCoin. Le talent de Dr Ruja, son CV, la combinaison de ces trois facteurs (crypto, MLM, Ponzi) lui permettra de créer une clientèle à l’échelle du monde qui se comptera en milliers puis en centaines de milliers. Mais OneCoin est un produit financier dont la commercialisation est soumise à des règles strictes ; pour les contourner, Dr Ruja vend des manuels de finance, à des prix allant de mille à cent mille euros, assortis de jetons qui permettent d’acheter des OneCoin. Le monde entier en achète, des veuves, des employés municipaux en Angleterre, des fermiers en Ouganda vendent leurs chèvres pour souscrire à OneCoin dans l’espoir que leur vie en sera transformée.

En réalité toutefois, OneCoin n’est en qu’une gigantesque fraude qui a permis à Dr Ruja et à quelques acolytes de s’enrichir rapidement aux dépens du grand public justement. En décembre 2017, Dr Ruja disparaît et demeure toujours en fuite à ce jour tandis que son système s’écroule peu après.

Fruit de la transcription par écrit d’un podcast publié par la BBC en 2019, The Missing Crypto Queen raconte cette histoire extraordinaire sous la plume claire et agréable de Jamie Bartlett. Bartlett fait preuve de talent ; non seulement il permet au grand public, toujours lui, de comprendre une histoire complexe sur le plan technologique, financier et juridique, mais il décortique les ressorts émotionnels de cette affaire. Certes, Dr Ruja est l’auteur d’une fraude jusqu’en sa propre disparition, mais le public crédule se révèle disposé à la croire, à rêver d’un enrichissement instantané et à la suivre comme le joueur de flûte de Hameln.

Et puis, si Dr Ruja a disparu, ce n’est pas en raison de son escroquerie, non, cela ne se peut, nous sommes dans l’ère de la grande occultation et elle reviendra lors de son deuxième avènement pour défaire tous ceux qui l’ont contrainte à se cacher, les banques, le FBI, ceux-là de Bitcoin, et Jamie Bartlett qui nous révèle la vérité.

 

Jamie Bartlett, The Missing Crypto Queen, WH Allen, 2022

 

 

 

Money Men

Wirecard : l’art de la fraude

Vanitas vanititatum et omnia vanitas; deux millénaires et demi après la rédaction du livre de l’Ecclésiaste, rien n’a changé sous le soleil dans la manière dont les hommes gèrent leurs affaires, si ce n’est que de nos jours elles sont susceptibles d’être cotées en bourse, de faire l’objet d’audits et d’être soumis à une autorité de surveillance.

Entreprise allemande de technologie spécialisée dans les services de paiements par internet, Wirecard a un temps valu plus de 20 milliards d’euros en bourse et compté parmi les 30 valeurs qui constituent le DAX, l’indice phare de la bourse de Francfort. En réalité, l’entreprise, considérée comme une star allemande susceptible de rivaliser avec Silicon Valley, était édifiée non pas sur du silicone mais du sable.

Journaliste au Financial Times (FT), Dan McCrum a mené une enquête inlassable face aux menaces, attaques et procédures judiciaires engagées par Wirecard à son encontre en vue de l’empêcher de découvrir la réalité, en l’occurrence des clients fantômes, des fausses factures, des comptes en banque inexistants, dont la révélation définitive en juin 2020 a précipité l’écroulement de la valeur en bourse, le dépôt de bilan et l’inculpation de ses dirigeants. Chemin faisant, McCrum a fait l’objet de poursuites pénales par le Ministère public allemand tandis que le régulateur allemand, BaFin, loin d’investiguer Wirecard « au regard de son importance pour l’économie » a choisi plutôt de mener une enquête à l’encontre du FT pour une supposée manipulation de marché.

Au-delà du récit de l’histoire compliquée de Wirecard, Money Men livre des enseignements plus généraux, universels même, quant aux traces que le mensonge et la fraude laissent inévitablement derrière eux. Dans le monde de l’entreprise et de la finance en particulier, on prêtera une attention toute particulière au décalage entre le marketing (spin ou hype) et la réalité, à l’utilisation abusive de mots à la mode corporative (écosystème, positionnement unique ou encore disruptif viennent à l’esprit), l’utilisation de sociétés offshore, une comptabilité difficile à saisir ou ajustée pour des éléments exceptionnels, des partenariats avec des tiers dont les conditions sont malaisées à évaluer etc.

De ce point de vue, le livre de McCrum a beaucoup de mérite. Il raconte avec verve une histoire captivante et pleine d’enseignements. Cependant, si son histoire est compliquée en raison même de son sujet, l’auteur la rend plus compliquée encore en raison des innombrables excursions qu’il entreprend à la suite des nombreux personnages qui peuplent Money Men si bien que le lecteur se perd souvent en route.

Il n’empêche. Money Men, de lecture aussi agréable que rigoureuse quoique parfois touffue, vaut la peine d’être lu. Aussi, La Ligne Claire recommande à ses confrères qui occupent la fonction de compliance officer de l’emporter à la plage, comme à tous ceux qui espèrent leur échapper.

 

Dan McCrum, Money Men, Bantam Press 2022, 352 pages.

A l’ombre des dieux

Dominic Lieven, issu d’une famille de la noblesse balte, auteur anglais spécialiste de la Russie, s’attaque ici à un thème cher à La Ligne Claire, l’idée impériale. Dans son livre paru au printemps 2022, Lieven se propose d’examiner la fonction de la monarchie impériale héréditaire en tant qu’institution politique. Si notre époque est sans doute celle des états-nations, où, grosso modo, les populations qui parlent une même langue se regroupent au sein d’un ensemble politique, elle ne voit le jour qu’au XIXe et forme une cote mal taillée aux pays africains en particulier. En revanche, la notion d’empire comme institution politique est à la fois beaucoup plus répandue et plus ancienne dans l’histoire de l’humanité ; si en Europe l’empire romain en demeure l’archétype, les Chinois, les Perses ou les Incas ont adopté chacun de leur côté cette forme d’organisation politique.

Il n’est jamais aisé de définir précisément ce qui distingue l’empire du royaume et l’empereur du roi, et si la taille fournit un élément de réponse, la capacité à mettre en œuvre une administration civile et militaire à même de gérer un ensemble multi-ethnique en est une autre. A cette aune, on reconnaîtra aisément les empires romain, habsbourgeois, ottoman, moghol et d’autres encore tandis que les empires nomades de Gengis Khan et de Tamerlan se révèleront davantage le fruit de campagnes militaires aussi agiles que violentes mais en définitive dépourvues d’un fondement solide.

Faute de pouvoir fournir une réponse satisfaisante à la question de l’empire, Lieven s’attache à la personne de l’empereur. Comme pour la papauté, il souligne à juste titre que l’institution dépasse son occupant en importance et que, pour cette raison, elle peut survivre aux bons comme aux mauvais monarques. Partout l’empereur est investi d’un rôle religieux dont la fonction est en définitive de relier le ciel à la terre. En Chine en particulier c’est le rite qui fait l’essentiel de la fonction impériale tandis que le gouvernement effectif de l’empire est assuré par la caste des mandarins.

Aussi l’empereur se doit-il d’assurer sa succession, qui se déroule souvent de manière violente. C’est pourquoi, si on retrouve peu d’impératrices dans ce récit, on y fait la connaissance des épouses, concubines, maîtresses et reines-mères qui accouchent d’un successeur à l’abri des regards dans leurs appartements privés.

De l’avis de La Ligne Claire, Lieven explore son sujet de manière insuffisamment approfondie. Pour meubler son livre il entraîne alors son lecteur en une succession de chapitres consacrés à chacun des empires qu’il évoque : vingt pages pour les Romains, trente pour les Arables, autant pour les Ottomans, c’est évidemment insuffisant.

Aux lecteurs qui préféreront une théorie de l’empire, La Ligne Claire recommandera plutôt Visions of Empire de Krishan Kumar, qui examine en détail comment six empires en sont venus à concevoir leur propre existence et leur prétention à la monarchie universelle.

 

Dominic Lieven: In the shadow of the Gods. The emperor in World History, Viking 2022, 528 pages