Pape François

Coup de théâtre à l’Ordre de Malte

Coup de théâtre à Rome. La semaine dernière, de manière tout à fait inédite le Pape François a résolu de révoquer tous les organes de direction de l’Ordre de Malte y compris la fonction de Grand Chancelier occupée par Albrecht Boeseleger, de nommer un Conseil souverain provisoire, de convoquer un chapitre général extraordinaire pour le 25 janvier 2023 et de promulguer avec effet immédiat une nouvelle Charte.

La crise institutionnelle que connaît l’Ordre remonte au mandat de l’ancien Grand Maître Fra’ Matthew Festing (1949-2021), qui avait licencié Boeselager, à la suite de quoi le Pape François avait contraint le Grand Maître à la démission et rétabli Boeselager dans ses fonctions en 2017. Le successeur de Festing, Giacomo della Torre, était quant à lui décédé en 2020 à l’âge de 75 ans à l’issue d’un court règne. En attendant l’élection d’un nouveau Grand-Maître, ses fonctions étaient assurées par la lieutenance de Fra’ Marco Luzzago, décédé à son tour en juin 2022 et auquel a succédé Fra’ John Dunlap, actuel Lieutenant Grand Maître, nommé d’office par le Pape François en dépit des règles internes à l’Ordre.

Le licenciement de Boeselager avait causé un grand émoi si bien que certains chevaliers de l’Ordre s’étaient alors adressés au Pape François qui avait nommé alors un délégué pontifical en la personne du Cardinal Silvano Maria Tomasi afin de procéder à une vaste réforme constitutionnelle de l’Ordre. Or la réforme de Tomasi prévoit que l’Ordre soit un sujet du Saint-Siège, une affirmation dont certains craignent qu’elle ne mette en cause la souveraineté de l’Ordre qui, en qualité de sujet de droit public international, entretient des relations diplomatiques avec plus de cent pays dans le monde. Toutefois le Pape a estimé, se fondant sur une décision de la Cour des Cardinaux en 1953, que cette souveraineté se limitait aux affaires temporelles et que son caractère d’ordre religieux en faisait bien un sujet du Saint-Siège au même titre que les autres ordres religieux.

Si le Pape salue l’activité de l’Ordre dans le domaine humanitaire, il a pour intention de lui conférer à nouveau un caractère proprement religieux, loin des mondanités qui parfois l’animent. Aussi souhaite-t-il renforcer le rôle des chevaliers profès qui prononcent des vœux à l’instar des religieux, de les inviter à vivre au sein de prieurés et enfin de doter l’Ordre d’une gouvernance plus moderne notamment dans le domaine des finances et de la conformité.

Or, ces jours derniers de vives tensions auraient vu le jour entre le délégué du Pape et une partie de la direction de l’Ordre au sujet pas seulement de la souveraineté et des statuts, mais aussi de son indépendance financière à l’égard du Saint-Siège. Le 12 août dernier, treize présidents d’associations nationales, dont celle d’Allemagne, la plus riche et la plus ancienne, avaient écrit au Pape en lui demandant de revoir ses projets de réforme et, notamment, l’accroissement des responsabilités des frères profès à qui, selon les présidents, fait défaut l’expérience voulue. La question de la souveraineté de l’Ordre est particulièrement délicate car dès lors que sa constitution peut être modifiée par un autre chef d’État, en l’occurrence le pape, l’Ordre de Malte demeure-t-il véritablement souverain ?

Mal leur en a pris. De l’avis de La Ligne Claire, Bergoglio ne souffre guère la contradiction si bien que la lettre des présidents a produit l’effet inverse de celui qu’ils escomptaient.

Entretemps le Pape a tranché et la nouvelle Charte constitutionnelle est entrée en vigueur. Désormais le Grand Maître ne sera plus élu à ma vie mais, à l’instar des autres ordres religieux, pour dix ans renouvelables une fois ; de plus, il devra se soumettre à une limite d’âge de 85 ans. Et surtout la fonction sera d’une part désormais accessible aux dames et ne sera plus restreinte aux chevaliers ou dames d’honneur et dévotion, ce qui en français signifie que le Grand Maître pourra ne pas être noble. Il n’est sans doute pas anodin dans ce contexte que Dunlap soit un Canadien, éloigné de la noblesse européenne.

En définitive, le Pape aura imposé sa propre vision à l’Ordre de Malte, celle d’un ordre religieux invité à redécouvrir sa vocation hospitalière d’origine et qui soit animé par des frères profès plutôt que des laïcs. Quant à Boeselager, celui-là même que le Pape avait réhabilité et qui a voué sa vie à l’Ordre, il a sans doute fait les frais de la fronde avortée des présidents des associations nationales. Plus généralement les 13 mille laïcs, membres des associations nationales ou des services hospitaliers, désormais gouvernés par une poignée de frères profès, resteront sur leur faim. Le 25 janvier prochain s’ouvrira un tout nouveau chapitre dans l’histoire millénaire de l’Ordre.

La reine des cryptos

Les lecteurs de La Ligne Claire qui suivent l’actualité financière sauront que la monnaie cryptographique Bitcoin aura perdu plus de 50% de sa valeur au cours du premier semestre 2022. Néanmoins, à environ 20 mille dollars, c’est beaucoup plus que celle de son éphémère rivale OneCoin, qui est cotée à €0.0008313.

Bitcoin, la première et la plus connue des monnaies cryptographiques nait en 2009 dans un milieu libertarien qui veut s’affranchir de la tutelle de l’État sur la monnaie dont il contrôle à la fois le prix (le taux d’intérêt) et le volume (l’assouplissement quantitatif) et qu’il taxe de surcroit.

C’en est trop pour Ruja Ignatova, une bulgare qui a grandi en Allemagne. Brillante, elle accumule les diplômes y compris un doctorat en droit qui lui vaudra d’être connue sous le sobriquet de Dr Ruja. Un recrutement par le cabinet de conseil McKinsey lui vaudra non seulement d’acquérir une expérience professionnelle de premier plan et de nouer un réseau de contacts mais de conférer à son CV la considération qu’elle recherche.

En 2014, elle crée OneCoin, qu’elle présente comme un cryptomonnaie à destination du grand public, qui aura vocation non seulement à détrôner BitCoin mais la monnaie fiduciaire elle-même. A cette création, elle associe d’une part le marketing multi-niveau, ou Multi Level Marketing (MLM), la technique de vente pour vendre la ligne de cosmétique Avon ou les produits de cuisine Tupperware, et d’autre part une pyramide de Ponzi, un montage financier frauduleux. Mais alors que les Tupperware ne prennent pas de valeur, Dr Ruja promet à ses investisseurs la future envolée du prix de OneCoin. Le talent de Dr Ruja, son CV, la combinaison de ces trois facteurs (crypto, MLM, Ponzi) lui permettra de créer une clientèle à l’échelle du monde qui se comptera en milliers puis en centaines de milliers. Mais OneCoin est un produit financier dont la commercialisation est soumise à des règles strictes ; pour les contourner, Dr Ruja vend des manuels de finance, à des prix allant de mille à cent mille euros, assortis de jetons qui permettent d’acheter des OneCoin. Le monde entier en achète, des veuves, des employés municipaux en Angleterre, des fermiers en Ouganda vendent leurs chèvres pour souscrire à OneCoin dans l’espoir que leur vie en sera transformée.

En réalité toutefois, OneCoin n’est en qu’une gigantesque fraude qui a permis à Dr Ruja et à quelques acolytes de s’enrichir rapidement aux dépens du grand public justement. En décembre 2017, Dr Ruja disparaît et demeure toujours en fuite à ce jour tandis que son système s’écroule peu après.

Fruit de la transcription par écrit d’un podcast publié par la BBC en 2019, The Missing Crypto Queen raconte cette histoire extraordinaire sous la plume claire et agréable de Jamie Bartlett. Bartlett fait preuve de talent ; non seulement il permet au grand public, toujours lui, de comprendre une histoire complexe sur le plan technologique, financier et juridique, mais il décortique les ressorts émotionnels de cette affaire. Certes, Dr Ruja est l’auteur d’une fraude jusqu’en sa propre disparition, mais le public crédule se révèle disposé à la croire, à rêver d’un enrichissement instantané et à la suivre comme le joueur de flûte de Hameln.

Et puis, si Dr Ruja a disparu, ce n’est pas en raison de son escroquerie, non, cela ne se peut, nous sommes dans l’ère de la grande occultation et elle reviendra lors de son deuxième avènement pour défaire tous ceux qui l’ont contrainte à se cacher, les banques, le FBI, ceux-là de Bitcoin, et Jamie Bartlett qui nous révèle la vérité.

 

Jamie Bartlett, The Missing Crypto Queen, WH Allen, 2022

 

 

 

Money Men

Wirecard : l’art de la fraude

Vanitas vanititatum et omnia vanitas; deux millénaires et demi après la rédaction du livre de l’Ecclésiaste, rien n’a changé sous le soleil dans la manière dont les hommes gèrent leurs affaires, si ce n’est que de nos jours elles sont susceptibles d’être cotées en bourse, de faire l’objet d’audits et d’être soumis à une autorité de surveillance.

Entreprise allemande de technologie spécialisée dans les services de paiements par internet, Wirecard a un temps valu plus de 20 milliards d’euros en bourse et compté parmi les 30 valeurs qui constituent le DAX, l’indice phare de la bourse de Francfort. En réalité, l’entreprise, considérée comme une star allemande susceptible de rivaliser avec Silicon Valley, était édifiée non pas sur du silicone mais du sable.

Journaliste au Financial Times (FT), Dan McCrum a mené une enquête inlassable face aux menaces, attaques et procédures judiciaires engagées par Wirecard à son encontre en vue de l’empêcher de découvrir la réalité, en l’occurrence des clients fantômes, des fausses factures, des comptes en banque inexistants, dont la révélation définitive en juin 2020 a précipité l’écroulement de la valeur en bourse, le dépôt de bilan et l’inculpation de ses dirigeants. Chemin faisant, McCrum a fait l’objet de poursuites pénales par le Ministère public allemand tandis que le régulateur allemand, BaFin, loin d’investiguer Wirecard « au regard de son importance pour l’économie » a choisi plutôt de mener une enquête à l’encontre du FT pour une supposée manipulation de marché.

Au-delà du récit de l’histoire compliquée de Wirecard, Money Men livre des enseignements plus généraux, universels même, quant aux traces que le mensonge et la fraude laissent inévitablement derrière eux. Dans le monde de l’entreprise et de la finance en particulier, on prêtera une attention toute particulière au décalage entre le marketing (spin ou hype) et la réalité, à l’utilisation abusive de mots à la mode corporative (écosystème, positionnement unique ou encore disruptif viennent à l’esprit), l’utilisation de sociétés offshore, une comptabilité difficile à saisir ou ajustée pour des éléments exceptionnels, des partenariats avec des tiers dont les conditions sont malaisées à évaluer etc.

De ce point de vue, le livre de McCrum a beaucoup de mérite. Il raconte avec verve une histoire captivante et pleine d’enseignements. Cependant, si son histoire est compliquée en raison même de son sujet, l’auteur la rend plus compliquée encore en raison des innombrables excursions qu’il entreprend à la suite des nombreux personnages qui peuplent Money Men si bien que le lecteur se perd souvent en route.

Il n’empêche. Money Men, de lecture aussi agréable que rigoureuse quoique parfois touffue, vaut la peine d’être lu. Aussi, La Ligne Claire recommande à ses confrères qui occupent la fonction de compliance officer de l’emporter à la plage, comme à tous ceux qui espèrent leur échapper.

 

Dan McCrum, Money Men, Bantam Press 2022, 352 pages.

A l’ombre des dieux

Dominic Lieven, issu d’une famille de la noblesse balte, auteur anglais spécialiste de la Russie, s’attaque ici à un thème cher à La Ligne Claire, l’idée impériale. Dans son livre paru au printemps 2022, Lieven se propose d’examiner la fonction de la monarchie impériale héréditaire en tant qu’institution politique. Si notre époque est sans doute celle des états-nations, où, grosso modo, les populations qui parlent une même langue se regroupent au sein d’un ensemble politique, elle ne voit le jour qu’au XIXe et forme une cote mal taillée aux pays africains en particulier. En revanche, la notion d’empire comme institution politique est à la fois beaucoup plus répandue et plus ancienne dans l’histoire de l’humanité ; si en Europe l’empire romain en demeure l’archétype, les Chinois, les Perses ou les Incas ont adopté chacun de leur côté cette forme d’organisation politique.

Il n’est jamais aisé de définir précisément ce qui distingue l’empire du royaume et l’empereur du roi, et si la taille fournit un élément de réponse, la capacité à mettre en œuvre une administration civile et militaire à même de gérer un ensemble multi-ethnique en est une autre. A cette aune, on reconnaîtra aisément les empires romain, habsbourgeois, ottoman, moghol et d’autres encore tandis que les empires nomades de Gengis Khan et de Tamerlan se révèleront davantage le fruit de campagnes militaires aussi agiles que violentes mais en définitive dépourvues d’un fondement solide.

Faute de pouvoir fournir une réponse satisfaisante à la question de l’empire, Lieven s’attache à la personne de l’empereur. Comme pour la papauté, il souligne à juste titre que l’institution dépasse son occupant en importance et que, pour cette raison, elle peut survivre aux bons comme aux mauvais monarques. Partout l’empereur est investi d’un rôle religieux dont la fonction est en définitive de relier le ciel à la terre. En Chine en particulier c’est le rite qui fait l’essentiel de la fonction impériale tandis que le gouvernement effectif de l’empire est assuré par la caste des mandarins.

Aussi l’empereur se doit-il d’assurer sa succession, qui se déroule souvent de manière violente. C’est pourquoi, si on retrouve peu d’impératrices dans ce récit, on y fait la connaissance des épouses, concubines, maîtresses et reines-mères qui accouchent d’un successeur à l’abri des regards dans leurs appartements privés.

De l’avis de La Ligne Claire, Lieven explore son sujet de manière insuffisamment approfondie. Pour meubler son livre il entraîne alors son lecteur en une succession de chapitres consacrés à chacun des empires qu’il évoque : vingt pages pour les Romains, trente pour les Arables, autant pour les Ottomans, c’est évidemment insuffisant.

Aux lecteurs qui préféreront une théorie de l’empire, La Ligne Claire recommandera plutôt Visions of Empire de Krishan Kumar, qui examine en détail comment six empires en sont venus à concevoir leur propre existence et leur prétention à la monarchie universelle.

 

Dominic Lieven: In the shadow of the Gods. The emperor in World History, Viking 2022, 528 pages

 

 

 

Pape François

Synode et Chemin synodal

Il y a quelques mois, à l’issue d’une messe qu’un prêtre allemand ami de La Ligne Claire avait célébrée sous les murailles du château centenaire de sa famille, il lui confiait que l’intention cachée derrière le Synode sur la synodalité lancé en 2021 était de noyer le Chemin synodal allemand qui avait lui démarré en 2019. La mise en garde très sévère émise par le Saint-Siège à l’égard du Chemin synodal dans un communiqué daté du 21 juillet dernier semble confirmer ce point de vue.

On se souviendra que lors des JMJ de Rio en 2013, peu après son élection, le Pape François avait enjoint les jeunes à « mettre la pagaille » dans l’Église. Cette première injonction s’est révélée assez typique du pontificat, qui laisse volontiers courir les initiatives, dont certaines se révèleront à la lumière du discernement portées par l’Esprit Saint et d’autres pas. Dans ce contexte, le Chemin synodal que le Pape avait du reste encouragé dès juin 2019, est bien le fils de François.

Entretemps le Chemin synodal a approuvé des résolutions qui exigent des changements radicaux dans quatre domaines : l’ordination d’hommes mariés, l’ordination de femmes, la gouvernance de l’Église et une nouvelle approche doctrinale au sujet de la sexualité humaine, dont en définitive seul le premier est susceptible de faire l’objet d’un débat à l’échelle de l’Église universelle. Une déclaration récente de la présidente du comité central des catholiques allemands en faveur de l’acceptation de l’avortement, qui contredit de front non seulement la position de l’Église mais le point de vue personnel du Pape François, a sans doute eu raison de la bienveillance pontificale et déclenché la publication de ce communiqué.

La question pour le Pape François portait donc sur la façon de discipliner cet enfant turbulent. Déjà des voix alarmées s’étaient élevées de la part d’évêques aux Etats-Unis, en Pologne et d’ailleurs qui craignaient les dérives schismatiques de l’Église allemande. La pagaille allemande n’a donc pas porté de fruit, estime le Pape qui, selon le journal La Croix porte un jugement critique plus sévère encore en privé qu’en public : « Ce n’est pas un synode, ils ont oublié l’Esprit-Saint ». Toujours selon La Croix, le cardinal allemand Walter Kasper, proche du pape et réputé libéral, estime que le défaut de naissance du Chemin synodal est de s’être appuyé sur les sciences humaines plutôt que sur l’Évangile.

Pour le Pape François, le temps des anathèmes est révolu ; surtout il existe un précédent en Allemagne car l’excommunication de Luther en 1521 a contribué à la division de l’Église plutôt qu’œuvré à la consolidation de son unité si bien qu’il lui fallait trouver un autre moyen. Il ne fait guère de doute dans l’esprit de La Ligne Claire que le Synode sur la synodalité corresponde à la vision qu’entretient le Pape François pour l’Église. Mais l’exigence, dans un sec communiqué d’intégrer justement les propositions allemandes dans le Synode sur la synodalité, a l’heureux effet de bel et bien noyer le poisson du Chemin synodal.

La Reine Elisabeth II

Le jubilé de platine d’Elisabeth II

Célébré le mois dernier, la Ligne Claire juge que ce Jubilé représente un grand succès pas seulement pour la souveraine mais pour l’institution monarchique elle-même.

Ces quatre jours de célébration ont en effet fourni l’occasion de mettre scène la majesté propre à l’institution, le décorum qui l’entoure mais surtout la famille royale elle-même qui l’incarne, une famille à la fois sui generis et semblable aux autres en définitive, avec ses joies et ses peines, les naissances, divorces et les deuils et son lot de querelles.

Le clou cependant réside dans l’apparition au balcon du palais de Buckingham de la reine et de ses trois successeurs, quatre générations qui sont appelées selon leur âge à grandir, se marier, vieillir et mourir, illustrations de la monarchie, à la fois immuable et changeante. C’est la raison pour laquelle, de l’avis de La Ligne Claire, l’institution monarchique constitue la forme idéale de représentation de la nation, qui elle aussi change sans cesse tout en restant elle-même.

Le contraste avec Elisabeth Ière est saisissant, alors qu’elle ne s’est jamais mariée de sorte qu’il n’y a pas à son époque un héritier unique dont la légitimité est incontestée. La scène du balcon il y a quelques semaines avait donc pour objectif de montrer au public que la reine et ses descendants ont rempli leur rôle premier qui est celui d’engendrer non pas un héritier, mais trois. Plus qu’un succès, c’est un triomphe.

La Ruse

Le film La Ruse s’inscrit de plein pied dans le genre anglais des period dramas, c’est-à-dire des films ou des séries historiques, qui accordent une belle place aux décors et aux costumes évocateurs de la période en question ; Downton Abbey et The Crown en fournissent des exemples récents.

Si, aux yeux de La Ligne Claire, le genre n’est pas dépourvu de charme, il ne fournit pas non plus ipso facto le gage d’un bon film.

Nous sommes à Londres en 1943. La ruse dont il s’agit ici consiste à faire croire aux Allemands que le prochain débarquement allié se déroulera en Grèce plutôt qu’en Sicile. L’Angleterre n’a pas son pareil pour produire, particulièrement en temps de guerre, des aristocrates excentriques qui inventent ici l’histoire vraie d’un cadavre muni d’une mallette qui recueille de papiers prétendument secrets, qui sera largué au large de Cadix. Leur intention est de s’assurer que les autorités de l’Espagne de Franco s’en emparent et transmettent le contenu de la mallette à l’Abwehr, le service de renseignement allemand, en dépit des (fausses) protestations de l’Amirauté britannique. C’est l’Opération Mincemeat, l’Opération Viande Hachée, brillante et farfelue.

En 2010, Ben Macintyre en a tiré un livre palpitant, où il traite cette histoire vraie à la manière d’un polar et où verra apparaître Ian Fleming, le futur auteur de James Bond.

Rien de tout cela ne transpire dans le film. De l’avis de La Ligne Claire, le réalisateur John Madden non seulement n’a pas su recréer la tension inhérente à cette intrigue compliquée mais au contraire se sent contraint de l’expliquer au spectateur qui navigue entre l’incompréhension et l’ennui. Pour donner le change, il se réfugie derrière l’académisme qui préside aux canons du period drama, ici des uniformes d’officiers de marine et des personnages, dont le principal est incarné par Colin Firth, qui affectent de parler avec un accent qui, même au sein de la famille royale, n’a déjà plus cours. Une intrigue amoureuse, inventée cette fois-ci, demeure trop superficielle que pour émouvoir le spectateur et le tirer du long ennui où l’a plongé ce film de 147 minutes.

Aussi, amis lecteurs, La Ligne Claire vous enjoint à vous passer du film et à vous plonger dans le livre de Macintyre.

Paul McCartney

Cela fait plus de soixante ans que Sir Paul McCartney se produit sur scène, pourtant c’est bien l’ex-Beatles que le monde entier célèbre aujourd’hui à l’occasion de son 80e anniversaire. Huit ans à peine au sein de cette formation, de 1962 à 1970, auront changé sa destinée personnelle mais aussi la musique rock-pop pour toujours.

Au départ une formation de rock parmi d’autres, dont le leader est John Lennon, les Beatles débordent de créativité à partir de 1965, une époque qui voit McCartney assurer son ascendant sur le groupe. De l’avis de La Ligne Claire, cette phase dite Middle Period, qui s’étend des albums Rubber Soul à Magical Mystery Tour, et dont Sgt. Pepper’s marque le point culminant, est celle où tant McCartney à titre personnel que les Beatles de manière collective déploient au mieux leurs talents. Premier album « concept », Sgt. Pepper’s connaît un succès critique et commercial qui ne s’est pas démenti jusqu’à nos jours, où les Beatles, sous l’égide de McCartney, font exploser les limites de ce qui se pratiquait jusqu’alors en matière de musique pop.

Des quatre membres du groupe, McCartney est assurément le musicien le plus accompli. Cependant il aura fallu la présence rauque de John Lennon, sorte de sparring partner, pour les amener l’un et l’autre à écrire leurs plus grands succès. Privé de la contribution de Lennon et toujours de l’avis de La Ligne Claire, les compositions que McCartney signe dans le cadre du groupe Wings après la séparation des Beatles, relèvent d’une pop insipide et sans intérêt. En revanche, ses trois albums solos témoignent davantage de son talent créatif, même si la production artisanale du premier McCartney en 1970 laisse à désirer. Quant à ses tentatives de composition d’une musique qui se voulait d’une inspiration classique, le Liverpool Oratorio en 1991 par exemple, elles marquent les limites d’un compositeur certes talentueux mais qui ne connaît pas la notation musicale. Il y a une différence entre Yellow Submarine et la 5e Symphonie et n’est pas Beethoven qui veut.

En définitive, c’est bien l’ex-Beatles qu’on acclame aujourd’hui, compositeur autodidacte de grand talent et artiste accompli, et dont les chansons résonnent encore avec chaleur à nos oreilles.

Dohany Street

Dohany Street constitue troisième volume de la trilogie, Danube Blues, due à la plume de Adam LeBor (www.adamlebor.com), un auteur et journaliste d’investigation anglais.

Ce polar met en scène Balthazar Kovacs, un policier hongrois en qui personne n’a confiance parce qu’il est tzigane, pas même les Tziganes parce que c’est un flic. LeBor tisse une intrigue complexe dont le point de départ est la disparition à Budapest d’un jeune historien israélien qui poursuivait des recherches au sujet des spoliations infligées à la communauté juive en 1944 et 1945.

A la différence de la Suisse mettons, la Hongrie fait partie de ces pays qui produisent plus d’Histoire qu’ils ne peuvent en consommer. Trianon, Horthy, le génocide en quelques mois d’une communauté juive florissante, un régime communistes brutal, une insurrection avortée en 1956 et finalement la chute du communisme et l’avènement de la Troisième République de Hongrie, tout cela en moins d’un siècle, tout cela est plus que la Hongrie n’est capable de digérer. Aussi, en guise d’aspirine, elle préfère se draper dans le rôle de l’éternelle victime, aux mains des vainqueurs de 1918 d’abord, de l’Union Soviétique ensuite et, de nos jours, de l’Union Européenne. LeBor, qui vit à Budapest qu’il connaît en profondeur, saisit bien cet esprit où la mélancolie se mêle au ressentiment, et qu’il traduit par la grisaille qui, dans son roman, enveloppe Budapest en janvier 2016.

Dohany Street est certes une œuvre de fiction, d’où surgissent les cadavres enfouis de l’histoire hongroise, mais c’est aussi une peinture romancée de sa vie politique contemporaine, où le copinage et des intérêts économiques mystérieux et occultes s’entremêlent et fournissent le ressort de ce polar.

Cependant, en fin de compte, le soufflé retombe à plat. L’intrigue, une affaire de spoliation de bien juifs en 1944, est certes plausible mais elle peine à tenir le lecteur en haleine, comme le feraient Tom Clancy ou John Grisham. Surtout, l’auteur vend la mèche 50 pages avant la fin si bien que le lecteur se voit contraint de lire 49 pages de tout est bien qui finit bien.

De plus, conscient de la nécessité de fournir des points de repère à ses lecteurs de langue anglaise, l’auteur leur offre volontiers des précisions quant à la géographie de Budapest, la langue hongroise et la signification de certaines expressions. En définitive, ce livre s’adresse au cercle, sans doute restreint, des lecteurs de langue anglaise au fait de la Hongrie. Les autres choisiront un autre polar pour meubler la sortie du confinement.

 

Adam LeBor, Dohany Street, Head of Zeus, 400 pages, 2021

Spencer

Le film Spencer retrace ce que La Ligne Claire décrit comme trois jours de cauchemar vécus par la Princesse Diana à l’occasion des fêtes de Noël qui réunissent la famille royale d’Angleterre à Sandringham en 1991. Le spectateur sait que le couple princier divorcerait l’an d’après mais le personnage de Diana, interprété de manière remarquable par Kristen Stewart, n’a encore qu’une intuition floue de ce que sera sa vie future.

En 2017, le réalisateur, Pablo Larraín, s’était distingué déjà avec Jackie, où, plutôt que de raconter la vie de la veuve du président Kennedy, il raconte la manière dont elle met en scène les funérailles de son mari. De même, avec Spencer, Larraín évite la banalité d’un biopic et s’éloigne franchement de la série The Crown qui vise à prodiguer aux spectateurs l’illusion de la réalité. Ici on baigne dans une atmosphère onirique, nourrie par une musique angoissante, où la frontière entre le réel et l’imaginaire demeure floue et que seul le fantôme d’Anne Boleyn, dont Diana craint de partager le sort, peut franchir.

Fidèle aux canons de la tragédie classique, Larraín s’en tient aux unités de temps et de lieu. L’arrivée à Sandringham s’ouvre sur la cérémonie de la balance qui devra se répéter au départ de chaque invité, censée mesurer si les convives ont bien mangé et donc ont goûté chacun des repas, mais qui ici vaut métaphore du jugement porté par la famille royale envers la princesse. Car en réalité ce film ne comporte qu’un seul personnage entouré de figurants, à l’exception des deux jeunes princes William et Harry, consolation de leur mère ; le personnage de la Reine par exemple ne prononce pas un seul mot du tout le film.

Si Larraín s’affranchit des codes du biopic, il n’en livre pas moins une réalisation très soignée tournée dans les décors grandioses et baroques du château de Nordkirchen, qui fut un temps aux d’Arenberg et aux Esterházy, et que viennent rehausser les costumes magnifiques que revêt la belle princesse.

A cette succession de repas, qui se déroule selon un rythme liturgique, il n’est qu’une issue possible, la fuite accompagnée de de ses deux garçons. Arrivée au drive-in du MacDo, elle décline son nom alors qu’elle passe commande : « Spencer », la révélation de son émancipation prochaine.