Pape François

Le Pape en Hongrie

En septembre 2021, le Pape François s’était rendu à Budapest pour quelques heures seulement à l’occasion du Congrès eucharistique, qu’il avait quitté pour poursuivre un voyage de quatre jours dans la Slovaquie voisine ; à l’époque ce très bref séjour avait été interprété comme une rebuffade à l’égard du Premier Ministre Viktor Orbán en raison de divergences de sensibilité supposées.

Or voilà que le Pape François retourne à Budapest du 28 au 30 avril. Dimanche dernier à Rome, à l’occasion de la prière du Regina Caeli, le Pape déclarait qu’il se rendrait prochainement au centre de l’Europe. Aucune musique ne résonne plus douce aux oreilles des Hongrois que celle qui évoque leur place au sein de la Mitteleuropa, tandis que l’Europe de l’Est, elle est reléguée, ma foi, toujours un peu plus à l’Est, comme aurait pu le dire le Professeur Tournesol.

Entre ces deux dates bien sûr est survenue la guerre en Ukraine, un pays avec lequel la Hongrie partage une frontière, que plusieurs millions de réfugiés ont franchi pour trouver accueil en Hongrie même et ailleurs en Europe. Car, de l’avis de La Ligne Claire, Viktor Orbán, le chantre de la démocratie illibérale et Bergoglio, qui gouverne l’Église à la manière d’un caudillo sud-américain, partagent une vue commune quant à la guerre en Ukraine. Très sensibles à la misère qui frappe leurs voisins, la Hongrie petit pays de 10 millions d’habitants, a généreusement ouvert ses portes pour accueillir ces réfugiés, peut-être le thème le plus cher au Pape François. De plus, la Hongrie a su maintenir ses distances à l’égard du reste de l’Union Européenne, qui a emboîté le pas aux Etats-Unis, dont Bergoglio, peu suspect de sympathies envers les gringos, se méfie, en tous cas en matière de politique extérieure. Enfin, si l’un et l’autre considèrent la Russie comme l’agresseur, ils ne réduisent pas les causes de la guerre au seul usage de la force brute. Le Pape a publiquement refusé de dépeindre la guerre en Ukraine comme un conflit entre bons et méchants et évoqué rien moins qu’une troisième guerre mondiale livrée par procuration dans le monde entier. En outre, tant la Hongrie que le Saint-Siège reconnaissent que la Russie a le droit elle aussi à défendre ses intérêts légitimes en matière de sécurité.

Enfin, le Pape François, apôtre du rapprochement avec tous ceux qui d’une manière ou d’une autre sont loin de l’Église, se retrouvera en Hongrie dans un pays certes à majorité catholique, mais confessionnellement très varié, peuplé de catholiques, réformés, luthériens, et grecs catholiques (uniates) et où vit une importante communauté juive ; du reste Viktor Orbán est calviniste alors que Katrin Novák, la présidente de la République de Hongrie, est catholique.

Voilà donc que la guerre en Ukraine a fait de Bergoglio, le jésuite progressiste, et d’Orbán, le protestant conservateur, d’étranges compères qui y trouvent leur intérêt mutuel à se faire la cour pendant trois jours, au fond de la même manière que Ronald Reagan et Jean-Paul II l’avaient fait en leurs jours.

Dohany Street

Dohany Street constitue troisième volume de la trilogie, Danube Blues, due à la plume de Adam LeBor (www.adamlebor.com), un auteur et journaliste d’investigation anglais.

Ce polar met en scène Balthazar Kovacs, un policier hongrois en qui personne n’a confiance parce qu’il est tzigane, pas même les Tziganes parce que c’est un flic. LeBor tisse une intrigue complexe dont le point de départ est la disparition à Budapest d’un jeune historien israélien qui poursuivait des recherches au sujet des spoliations infligées à la communauté juive en 1944 et 1945.

A la différence de la Suisse mettons, la Hongrie fait partie de ces pays qui produisent plus d’Histoire qu’ils ne peuvent en consommer. Trianon, Horthy, le génocide en quelques mois d’une communauté juive florissante, un régime communistes brutal, une insurrection avortée en 1956 et finalement la chute du communisme et l’avènement de la Troisième République de Hongrie, tout cela en moins d’un siècle, tout cela est plus que la Hongrie n’est capable de digérer. Aussi, en guise d’aspirine, elle préfère se draper dans le rôle de l’éternelle victime, aux mains des vainqueurs de 1918 d’abord, de l’Union Soviétique ensuite et, de nos jours, de l’Union Européenne. LeBor, qui vit à Budapest qu’il connaît en profondeur, saisit bien cet esprit où la mélancolie se mêle au ressentiment, et qu’il traduit par la grisaille qui, dans son roman, enveloppe Budapest en janvier 2016.

Dohany Street est certes une œuvre de fiction, d’où surgissent les cadavres enfouis de l’histoire hongroise, mais c’est aussi une peinture romancée de sa vie politique contemporaine, où le copinage et des intérêts économiques mystérieux et occultes s’entremêlent et fournissent le ressort de ce polar.

Cependant, en fin de compte, le soufflé retombe à plat. L’intrigue, une affaire de spoliation de bien juifs en 1944, est certes plausible mais elle peine à tenir le lecteur en haleine, comme le feraient Tom Clancy ou John Grisham. Surtout, l’auteur vend la mèche 50 pages avant la fin si bien que le lecteur se voit contraint de lire 49 pages de tout est bien qui finit bien.

De plus, conscient de la nécessité de fournir des points de repère à ses lecteurs de langue anglaise, l’auteur leur offre volontiers des précisions quant à la géographie de Budapest, la langue hongroise et la signification de certaines expressions. En définitive, ce livre s’adresse au cercle, sans doute restreint, des lecteurs de langue anglaise au fait de la Hongrie. Les autres choisiront un autre polar pour meubler la sortie du confinement.

 

Adam LeBor, Dohany Street, Head of Zeus, 400 pages, 2021

Comrade Barron

Comrade Baron

Un portrait de l’aristocratie hongroise en Transylvanie

 

Une communauté historique dépecée

Neuf siècles durant, la Transylvanie, cette région située à l’ouest des Carpates a fait partie du Royaume de Hongrie ; en son sein vivaient hongrois et sicules, roumains et souabes, ukrainiens et serbes, gitans et juifs. A la chute de la Double-Monarchie, le Royaume de Hongrie s’est vu dépecé par le Traité de Trianon en 1920, qui attribua la Transylvanie à la Roumanie, dont elle fait depuis partie. De nos jours, si la Transylvanie abrite encore avec plus d’un million de Hongrois, la plus importante minorité d’Europe, ce caractère chamarré s’est estompé pour toujours : juifs et gitans ont été exterminés, les souabes de langue allemande ont été vendus par Ceausescu à la République Fédérale contre des devises fortes tandis que bon nombre de Magyars ont gagné la Hongrie.

Pourtant, dès 1568, l’Édit de Turda, l’un des premiers de son genre en Europe, assurait la paix confessionnelle entre catholiques, luthériens et réformés calvinistes. A ces trois confessions-là il y a lieu d’y ajouter toute une gamme, les orthodoxes, les uniates, les arméniens et bien sûr les juifs. Ce monde coloré où l’on parle hongrois, allemand, roumain et yiddish est cependant dominé par l’aristocratie magyare qui possède les grands domaines fonciers. C’est ce monde-là qui fournit le sujet du joli livre de Jaap Scholten.

Si l’aristocratie transylvanienne trouve naturellement sa place au sein de la noblesse hongroise, à telle enseigne qu’elle fournira deux Ministres-Présidents au Royaume de Hongrie, les comtes István Bethlen (1874-1946) et Pal Teleki (1879-1941), elle n’en conserve pas moins une identité distincte de celle de la Hongrie dite royale.

Ainsi Scholten souligne à juste titre le rôle de la noblesse depuis la Bulle d’Or promulguée par le roi de Hongrie en 1222, une sorte de Magna Carta hongroise, et qui confère à la noblesse le droit de modérer l’arbitraire royal. Et effectivement, lorsque la noblesse fut définitivement éliminée en 1949, c’est bien la tyrannie de Gheorghiu-Dej puis de Ceausescu qui s’est abattue sur l’ensemble de la société roumaine.

 

La destruction planifiée d’une classe sociale

En 1947, au lendemain de la guerre et de l’instauration d’une dictature communiste, le statut de la noblesse est aboli. Mais c’est en 1949 que le destin de l’ensemble de ses membres bascule : dans la nuit du 2 au 3 mars 1949, tous les membres de la noblesse hongroise de Transylvanie, soit 7804 personnes, sont déportés dans des camions. Certains seront assignés à domicile, d’autres condamnés aux travaux forcés, certains torturés, d’autres exécutés ; d’autres enfin disparaîtront dans les geôles du régime sans que leur destin ne soit jamais connu.

Scholten part à la rencontre en Hongrie et en Roumanie des membres de ces familles-là, dont les plus anciens (le plus souvent des anciennes) ont encore connu la guerre et les exactions des communistes. Il décrit d’une belle plume, élégamment rendue en anglais par la traductrice Liz Walters, leurs souvenirs et parfois leurs regrets. Si Scholten, de son propre aveu, pour avoir épousé une femme aux ascendances hongroises, adopte une vue quelque peu romantique de la vie aristocratique d’avant-guerre, il décrit néanmoins un monde dont on sent bien qu’il a disparu à tout jamais. Pourtant et contrairement à la Hongrie, la Roumanie a procédé à une restitution des propriétés confisquées par les communistes. En dépit de cette largesse, il n’y demeure aujourd’hui plus que douze familles titrées issues de l’ancienne noblesse ; les unes restaurent leur château familial, les autres exploitent les immenses forêts des Carpates, d’autres encore organisent des chasses au gros gibier en faveur d’hommes d’affaires. Tout cela est méritoire mais ne suffit pas à faire renaître une classe sociale, pas même un groupe étendu de personnes.

Les communistes avaient eu pour objectif la destruction de la noblesse en tant que classe sociale et ensuite l’exclusion de ses membres de la société. En vue d’atteindre ce deuxième objectif, ils mirent sur pied un système fondé sur les assignations à résidence, l’interdiction de poursuivre des études au-delà de l’école primaire et sur mille autres chicaneries arbitraires et incessantes. Scholten décrit ces mécanismes avec précision et de manière touchante car ils ont conduit les membres de la noblesse à mener une double vie, l’une de façade tournée vers l’extérieur et les autorités en particulier et l’autre, intime, intérieure même, un entre-nous où sont préservés en cachette et transmis le sentiment religieux et les bonnes manières. Scholten nous fait rencontrer ces personnes-là, dont certaines ne se livreront à l’auteur que sous couvert d’anonymat de peur que, de nos jours encore, les autorités ne cherchent noise à quelque membre de leur famille en Roumanie.

 

Aux origines

En racontant cette histoire Scholten est bien entendu mû par des liens familiaux ; il puise cependant son inspiration littéraire dans deux sources fécondes. La première, Between the Woods and the Water (Entre Fleuve et Forêt, dans sa traduction française), forme le deuxième volume du chef d’œuvre de la littérature de voyage par Patrick Leigh Fermor, qui en 1933 et 1934 avait marché à pied de Londres à Constantinople. La seconde source est fournie par la belle trilogie de Miklós Banffy dont les titres[1], eux-mêmes tirés du livre de Daniel, fournissent les têtes de chapitre à l’ouvrage de Scholten.

Que reste-t-il de tout cela ? L’aristocratie hongroise se meurt, 80% de ses membres vivent en dehors de Hongrie, beaucoup ne parlent pas le hongrois. Il ne reste que les souvenirs de ces personnes qui, dépossédées de tout, se sont résolu à maintenir dans leur attitude tout ce qui faisait leur noblesse.

 

 

 

 

 

 

Jaap Scholten « Comrade Baron », Helena History Press, 2016, 449 pages, traduit (en anglais) du néerlandais

 

[1] Vos jours sont comptés, Vous étiez trop légers, Que le vent vous emporte

 

 

 

Trianon – nostalgie d’une tragédie

La Hongrie commémore aujourd’hui le centenaire de la signature du Traité de Trianon, à coup sûr l’événement le plus traumatisant de son histoire récente. Trianon fait suite aux traités de Versailles et de Saint-Germain qui dans les faits sont imposés par les vainqueurs aux vaincus à l’issue de la Première Guerre Mondiale. Dans le cas du Royaume de Hongrie d’alors, Trianon ordonne le dépècement du pays, la perte des deux tiers de son territoire et la réduction aux frontières que nous lui connaissons encore aujourd’hui.

Cette curée trouve sa justification d’une part dans les 14 Points énoncés par le Président Wilson en janvier 1918 et d’autre part par la réalité de la présence des armées ennemies sur le territoire hongrois à la conclusion de l’armistice. Wilson était un homme idéaliste qui ne parlait que l’anglais et n’avait jamais alors quitté le territoire des États-Unis, et selon lequel les peuples devaient jouir du droit de disposer d’eux-mêmes. Non seulement ce droit fut refusé aux peuples vaincus, allemands, autrichiens et hongrois, mais Wilson concevait la notion même de peuple comme une communauté de personnes parlant la même langue, sans aucune référence à leur histoire véritable.

Vers 896, les tribus magyares s’étaient établies dans le bassin des Carpates ; c’est là qu’en l’an 1000 Saint Etienne établit le Royaume de Hongrie qui, en dépit des vicissitudes de l’histoire, en particulier les invasions ottomanes des XVIe et XVIIe siècle, allait conserver son caractère au sein d’un même espace géographique jusqu’en 1918. Si la noblesse magyare s’y révèle la classe dirigeante, le Royaume accueille en son sein les populations les plus diverses, slaves, roumains, allemands et juifs ; même ses souverains à partir de 1301 seront des étrangers pour la plupart. Pour cette raison et dans la mesure où l’évocation de Trianon est le fait d’un certain nationalisme magyar, celui-ci naît d’une contradiction car le Royaume de Hongrie était lui-même une sorte de mini-empire au sein des possessions habsbourgeoises, à l’opposé d’un État-nation.

C’est cette communauté-là que Trianon fait voler en éclats. Son souvenir alimente un sentiment d’injustice, voire de revanche irrédentiste que la nostalgie d’un passé idéalisé entretient. Même de nos jours, le visiteur le plus distrait à Budapest ne manquera pas de remarquer les autocollants et les placards où figurent les soixante-quatre comitats de la Grande Hongrie et, à compter d’aujourd’hui le nouveau monument à Trianon inauguré par le gouvernement. Entre les deux guerres cette nostalgie aura des suites funestes. L’amiral Horthy, régent du pays, s’adresse au seul homme capable de redresser ces torts, Hitler. Effectivement, en 1938, puis en 1941 la Hongrie récupérera une partie des territoires enlevés à Trianon. Mais tout pacte avec le diable comporte un codicille, en l’occurrence l’injonction que l’Allemagne fera à la Hongrie de s’attaquer à l’Union Soviétique, avec qui elle n’a pourtant pas de contentieux. On connaît la suite : une nouvelle défaite, une bataille sanglante livrée à Budapest au cours de l’hiver 1944-45, la déportation et le meurtre à Auschwitz de quatre cent mille Juifs hongrois, l’occupation du pays, quarante ans de dictature communiste. Voilà le prix de la nostalgie que certains seraient bien avisés de considérer de nos jours.

Trianon constitue assurément une injustice historique commise à l’égard de la Hongrie doublée du sentiment d’avoir été abandonnée par les Puissances occidentales. En 2020, il n’existe cependant pas de solution qui permette un rétablissement de la Hongrie historique. L’adhésion de la Hongrie à l’Union Européenne en 2004 puis en 2007 de la Roumanie offre au pays pour la première fois en près d’un siècle non seulement la perspective de relations paisibles avec ses voisins (en dépit d’un certain ressentiment de la part de l’un ou l’autre parmi eux) mais aussi la garantie de droits aux importantes minorités magyares de Slovaquie et de Roumanie. Volontiers décriée en Hongrie même, l’Union Européenne en réalité offre l’unique alternative viable à une nostalgie souvent dévoyée.

Imre Széchenyi

Imre Széchenyi, redécouverte d’un compositeur oublié

Même Mozart était tombé dans l’oubli tout au long du XIXe siècle, aussi le XXe siècle ne se priva-t-il pas d’infliger le même supplice à Imre Széchenyi (1825-1898), un compositeur hongrois connu en son temps principalement pour ses compositions pour le piano.

Issu d’une famille de la haute aristocratie hongroise, Imre Széchenyi naît à Vienne où son père Ludwig exerce la charge de Oberhofmeister à la cour, si bien qu’Imre grandira en familier de l’empereur François-Joseph et de son frère Maximilien, l’éphémère et infortuné empereur du Mexique. Comme il est d’usage dans son milieu, il voue sa carrière au service de l’Etat. Il a le choix entre les armes et la diplomatie ; ce sera la diplomatie qui le verra occuper des postes dans les principales capitales de l’Europe et représenter son pays enfin en qualité d’ambassadeur à Berlin auprès du Reich allemand nouvellement créé.

Enfant, il bénéficie à Vienne d’une éducation musicale de premier plan tant comme interprète que comme compositeur et se révèlera bientôt un excellent pianiste. Pourtant, Széchenyi n’est pas un simple gifted amateur car il se distingue comme un compositeur dont la musique est sa passion mais pas son activité principale, son violon d’Ingres en somme.

Lié avec les compositeurs de son temps, Franz Liszt et Johann Strauss, il compose des pièces pour piano, des Lieder et plus tard des quatuors à cordes et des œuvres pour orchestre. Tant Liszt que Strauss qui l’estiment, intègrent du reste volontiers les œuvres de Széchenyi lorsqu’ils se donnent en récital.

Les vicissitudes de l’histoire hongroise au XXe siècle ont pour un temps effacé Széchenyi de la mémoire culturelle européenne. L’association familiale Széchenyi, qui a pu se constituer après 1989, et son président Kálmán Széchenyi, ont entrepris notamment de faire revivre non seulement la mémoire mais la musique d’Imre.

C’est désormais chose faite avec l’enregistrement et la publication de deux CDs. Le premier, publié en 2014, dont le titre Forgotten Compositions, indique bien l’intention de réparer un oubli, ou mieux de restaurer une mémoire, comprend une sélection de Lieder et de dances, polkas et mazurkas, qui en son temps avaient fait la renommée de leur auteur. On en trouve de larges extraits sur YouTube, par exemple:

Le deuxième, paru ces jours-ci, se distingue par la qualité de son interprétation. S’il reprend à nouveau des Lieder, on est frappé par la distinction des auteurs des textes, Pierre-Jean de Béranger, un chansonnier reconnu à son époque, Charles-Guillaume Etienne, un auteur dramatique à succès et enfin Victor Hugo, tous trois contemporains de Széchenyi. A ces pièces s’ajoutent des poésies en allemand dues à la plume de Joseph von Eichendorff ou encore à celle de Christian Friedrich Daniel Schubart et qui toutes témoignent du talent de Széchenyi à les mettre en musique.

Les lecteurs de La Ligne Claire qui comprennent l’allemand pourront suivre l’excellente recension qu’en a fait Hans Ackermann à la radio allemande Rundfunk Berlin Brandenburg (RBB24).

Bel exemple de musique romantique, le CD offre à ses auditeurs une interprétation digne d’un concert d’une soirée musicale dans un salon de l’aristocratie.

Admis à la retraite, Imre Széchenyi se retira sur sa propriété de Horpács. Il y a quelques années encore, La Ligne Claire avait pu pénétrer dans le grand salon dont les fenêtres offraient une belle perspective sur le parc à l’anglaise que des années d’abandon étaient venues gâcher ; puis, en pressant la poignée d’une porte mal huilée, on pénétrait dans le fumoir où, parmi les reliefs d’une exposition consacrée à la culture de la betterave, on découvrait le piano sur lequel Imre et Franz Liszt avaient émerveillé leur monde.

Schloss Berchtoldstein

Vacances en KaKanie (III): les nonnes perdues

Aux confins de l’Autriche, de la Hongrie et de la Slovénie actuelles, le château de Bertholdstein domine la vallée de la Raab depuis sa fondation au XIIe siècle ; dans son état actuel il est réputé pour sa galerie d’arcades qui ceint la cour intérieure, la plus longue d’Europe Centrale. Au XIXe siècle le comte Ladislaus Koszielski, qui se faisait appeler Sefer Pascha, le décora en style oriental, en souvenir de ces temps où les Ottomans étaient venus se presser aux marches de l’Empire des Habsbourg. Avec le dépècement de l’empire à l’issue de la Première Guerre Mondiale, le château changea à la fois de propriétaire et de destination avec l’arrivée d’une communauté de bénédictines appartenant à la congrégation de Beuron, qui devait y rester un peu moins d’un siècle jusqu’en 2010, à l’exception d’une interruption de quelques années lorsque le couvent fut fermé par les Nazis et les sœurs dispersées.

En 1923, la comtesse Maria Antonia von S. âgée d’à peine 19 ans s’était présentée au portail d’entrée vêtue d’une robe de bal et d’un diadème. De l’autre côté du pont-levis se tenait la maîtresse des novices avec qui elle tiendrait un dialogue qui n’est pas sans évoquer celui des Habsbourg défunts à la porte de la crypte des Capucins. Puis la jeune comtesse ôta le diadème, se dévêtit en public comme saint François sur la place d’Assise et, couverte de sa seule chemise, franchit le pont laissant derrière elle le monde et ses vanités pour pénétrer dans ce bel ensemble qu’elle ne devait jamais plus quitter de son plein gré et que la présence de Dieu rendait plus bel encore. Le portail se referma et Maria présenta sa chevelure, longue et brune, à la tonte comme Marie Stuart son cou à la hache.

Le monastère de Bertholdstein s‘est désormais éteint comme les anciens volcans de Styrie. A quelques pas de là, entre le verger de pommiers et la forêt se trouve le petit cimetière des nonnes envahi par les herbes, la mousse et le lierre qui masque les pierres tombales. L’espace d’une petite matinée, La Ligne Claire et son épouse, archéologues de la mémoire, se sont échinés à arracher à pleines mains ce lierre afin que Dieu puisse reconnaître le nom de celles qui lui avaient voué leur vie. Sur chaque pierre figurent trois dates, celle de naissance et celle du décès bien sûr, qui encadrent celle d’entrée au monastère ; seules les mères supérieures ont droit à une quatrième, qui marque l’année de leur élection comme abbesse.

Sous le lierre enfin arraché, La Ligne Claire découvre soudain le nom d’une lointaine parente, Sœur Martina, dont elle ignorait l’existence et que pas même les recueils généalogiques ne mentionnent. Le temps nous fait défaut et nous force de quitter ces âmes pour qui le temps ne comptait pas ; derrière nous grince la grille dont s’écaille la peinture, tandis que sous les sapins seules demeurent les pierres tombales de Bertholdstein, jusqu’à ce que revienne le lierre.

Meurtres au château

A la question que pose Sacha Batthyány en titre du livre “Mais en quoi suis-je concerné?”, l’auteur répond aussitôt par ses mots simples : «  il s’agit de moi » ou encore « je voudrais savoir ce dont j’ai hérité ».

Auteur suisse

Traduit de l’allemand, ce livre d’un auteur suisse issu d’une famille de l’aristocratie hongroise, se veut à la fois quête et enquête, interrogation et réponse. Plusieurs fils s’y entremêlent, la quête de l’auteur pour connaître d’une part une sombre histoire survenue au sein de sa famille mais tue depuis lors et d’autre part pour retrouver les traces du séjour de son grand-père dans le goulag russe, le récit qu’il en fait, l’évocation du traitement psychanalytique que suit Sacha Batthyány et enfin et surtout les morceaux choisis tirés de deux journaux, celui de Maritta, grand-mère de Sacha et celui d’Agnes, une juive hongroise qui habitait avant guerre Sárosd, le même village hongrois que Maritta.

Le thème de ce livre est double : transmission et légitimité. Mis fortuitement sur la piste de ces histoires de familles alors qu’il est journaliste à la NZZ, Batthyány se met notamment à lire le journal laissé par sa grand-mère ; de son propre aveu, il se rend compte qu’il ne peut lutter contre l’Histoire et c’est pourquoi il entreprend la rédaction de ce livre d’où il fait émerger un passé douloureux et violent qu’il se voit obligé d’assumer en héritage. Lors d’une altercation Batthyány saisit violemment son père par les revers de son veston tandis qu’ailleurs il gifle son fils alors âgé de trois ans. Sous le pont qui enjambe le flot des générations familiales coule la violence, altérée quant à sa manifestation mais inchangée quant à son essence. Cette gifle marque aussi le rejet d’une Suisse sans Histoire et sans histoires que l’auteur souhaiterait pouvoir renier au profit de l’effondrement militaire moral de la Hongrie en 1944 et 1945, dramatique certes mais historique.

Des morts au château

Batthyány enquêtera sur la mort en 1945 des époux Mandl, les épiciers du village de Sárosd, les parents d’Agnes, dans la cour du château du comte Lászlo Esterházy, arrière grand-père de l’auteur. Cette enquête le conduira jusqu’en Argentine où vivent aujourd’hui Agnes et sa descendance. Or l’histoire de cette mort s’avère être celle d’un meurtre maquillé en suicide. Et qui peut transformer ce meurtre en suicide sinon celui qui détient le pouvoir ? En cette fin de guerre c’est l’aristocratie qui en Hongrie détient le pouvoir, depuis mille ans précise-t-elle avec fierté, et si Lászlo Esterházy n’est pas le meurtrier, c’est bien lui qui détient le pouvoir de maquillage et qui en fait usage.

Filiation

Le parallèle avec Péter Esterházy, l’auteur hongrois décédé en 2016 semble clair. Dans « Revu et Corrigé», Esterházy se devait d’affronter son père, dont il venait d’apprendre qu’il avait agi en qualité de mouchard du régime communiste. Si l’espionnage n’est pas le meurtre et si Sacha Batthyány est un fils d’émigré alors que Péter Esterházy ne l’est pas, l’un et l’autre sont aux prises avec le poids du passé que déverse sur leur grève l’appartenance à une famille illustre. Voilà en quoi ils sont concernés. Et La Ligne Claire aussi.

Sacha Batthyány : Mais en quoi suis-je concerné ? Gallimard, 294 pages

 

Péter Esterházy

Péter Esterházy: La Version selon Marc

Au commencement, deux livres seuls s’ouvraient sur ces mots graves « Au commencement », le Livre de la Genèse et l’Evangile selon saint Jean ; désormais la Version selon Marc de Péter Esterházy vient s’y joindre. Esterházy n’est certes pas un auteur chrétien au sens où le sont, mettons, Chateaubriand et Bernanos mais c’est un auteur dont l’œuvre puise jusqu’au plus profond de la culture européenne y compris dans sa dimension religieuse.

Comme son chef d’œuvre, Harmonia Caelestis, la Version selon Marc met en scène les membres se sa famille, tantôt fictifs, tantôt vrais, son frère, ses père et mère, ses deux grand-mères et s’inscrit tout autant dans une tradition familiale qui fait appel à l’évangile selon saint Matthieu (Matthias, père de Péter) qui ouvre le Nouveau Testament tout entier sur la généalogie de Jésus-Christ. Et de même que la généalogie selon saint Matthieu, sans nécessairement toujours être exacte, est vraie, de même l’auteur trouve dans sa famille et son histoire et sa vérité. L’essentiel pour saint Mathieu comme pour Esterházy est de s’insérer dans une destinée qui relie entre elles les générations, qui les assume et assure leur transmission.

La Version selon Marc est au premier chef l’histoire de la rélégation, le terme employé pour désigner l’exil intérieur auquel les communistes avient condamné les membres de l’ancienne aristocratie, comme Carlo Levi l’avait été par Mussolini. C’est aussi, on ne saurait trop le répéter, l’histoire d’une famille, dont le narrateur, sourd-muet, se fait le porte-parole de la même façon que saint Marc l’évangéliste a rendu le témoignage de l’apôtre Pierre, Péter en hongrois justement.

Orfèvre des lettres, Esterházy brille par le foisonnement des thèmes, les références à la littérature et la culture européennes, le mélange de la réalité et de la fiction; il est une sorte de Fellini des lettres, dont, de l’avis de La Ligne Claire, il s’inspire pour décrire au numéro 82 une scène tirée d’Amarcord. Plus simple, ce dernier livre se révélera plus accessible que les ouvrages précédents de l’auteur sans pourtant que son style baroque n’y perde.

Ouvrage posthume dans sa publication en langue française, ce petit livre, fruit d’un homme qui se sait au soir de sa vie, est en définitive fondamentalement spirituel. L’auteur s’y confond avec le petit-fils du personnage de la grand-mère qui « savait parler de Dieu de telle façon qu’il devienne inconcevable que Dieu n’existe pas ».

 

Péter Esterházy: La Version selon Marc, Histoire simple virgule cent pages, Gallimard, 208 pages

Musique populaire

Vacances en KaKanie (II): en musiques

La Ligne Claire se doit d’avouer à ses lecteurs qu’elle passe volontiers ses vacances dans un château plutôt qu’au Camping des Flots bleus.

On est ici dans les anciens pays de la Double-Monarchie, où les clochers à bulbe et les châteaux à la façade peinte en jaune et aux volets verts s’érigent en sentinelles d’un espace culturel, qu’on soit en Autriche, en Hongrie ou dans les pays slaves. De tous temps, le maintient d’un château s’est révélé couteux, aussi héberge-t-il une foule d’activités économiques: ici le magasin de tapis orientaux de M. Rohani, un Iranien établi en Autriche depuis des lustres, là une guinguette et un magasin de souvenirs bien sûr et enfin des salons et même une chapelle qu’on peut louer pour des mariages.

Ce jour-là dans la Schloßkapelle se déroulait justement un mariage. Une foule variée se pressait dans la petite chapelle dont l’entrée donne sur la cour du château, où de nombreux invités s’étaient assis sous les arcades gracieuses à l’abri des ardeurs du soleil de Styrie. Une voix montait qui sautillait d’arcade en arcade ; c’était le Hallelujah de Léonard Cohen (bien que la chanson traite d’un adultère) sans que La Ligne Claire puisse distinguer si on le  chantait en croate ou en slovène.

En contrebas du château, dans les anciennes écuries, sont hébergés les réfugiés, la plupart syriens, iraniens ou sikhs, qui ont trouvé accueil en Autriche l’an dernier au terme d’un voyage long et parfois périlleux. Là, dans l’ancien Schloßsstall, ils trouvent le gîte et le couvert tandis qu’ils attendent que les autorités statuent sur leur sort. Beaucoup, surtout les Iraniens, seront renvoyés chez eux au motif qu’il n’y a pas de guerre en Iran. Pendant ce temps-là, les enfants vont à l’école de la ville voisine de Feldbach, où ils apprennent l’allemand ; c’est toujours ça de pris.

Retour au château dans la cour duquel on avait érigé une estrade en vue d’un petit festival de musique et de danse folkloriques. Le soir venu, un gars en Lederhose ouvre le bal avec son accordéon, accompagné à la harpe par une jolie fille en Dirndl; on prend les choses au sérieux ici – l’un et l’autre sont étudiants à l’Académie de Musique de Graz, le chef-lieu du Land. Suivent alors les chœurs bulgares, grecs et tchèques ainsi que les danseurs de Roumanie. Ces derniers sont en réalités des Magyares de Transylvanie qui interprètent aussi des danses souabes, du nom de ces Allemands établis dans les Balkans au Moyen Age. La Ligne Claire y perd quelque peu son latin à vouloir tenter de discerner les variations dans les costumes folkloriques des Balkans, robe à bustier aux motifs traditionnels pour les femmes, culottes, bottes de cuir souple, chemise ample de lin blanc et gilet pour les hommes. Un gaillard à la moustache de hussard mène cette bande puis cède la place au pope de la paroisse grecque de Graz, qui dirige son chœur à lui. Lorsque les danseurs entament le sirtaki du film Zorba le Grec, les choristes grecs et tchèques, qui pourtant ne partagent pas de langue en commun, se mettent eux aussi à danser. La nuit est tombée et le festival touche à sa fin. Herr Nussbaumer, le vice-bourgmestre, remercie le capitaine des pompiers qui a assuré la sécurité, tous ceux sans lesquels le festival n’aurait pu avoir lieu, puis en songeant aux musiciens venus en bus de leur lointain pays respectif : « Kultur, das ist was Europa braucht ». Il n’y a pas grand chose à ajouter à cette sage sentence.

Le Parlement hongrois

Vacances en KaKanie (I): en Grande Hongrie

Près de trente ans se sont écoulés depuis que La Ligne Claire n’avait été à Budapest, à une époque où, comme à Genève de nos jours encore, la ville tout entière se couchait à 22 heures. Aujourd’hui quatre millions de visiteurs par an permettent de financer la restauration d’une ville majestueuse, lui assurent une vive animation et lui confèrent l’image d’une ville colorée et variée.

Plutôt que de monter dans un bus touristique à impériale et s’entendre dire « Für Deutsch wählen Sie eins », La Ligne Claire und Gattin sont simplement montés dans le tram 2, qui circule à Pest le long du Danube et qui, selon les mots d’un dépliant publicitaire, offre à ses passagers « the most beautiful tram ride in the world ». On ne peut qu’y accorder son consentement.

Il suffit de quelques heures en Hongrie, un jour tout au plus, pour que son histoire agitée refasse surface et que le visiteur entende parler des malheurs indus par le traité de Trianon, de la Grande Hongrie et de ses frontières naturelles au sein de l’espace danubien.

En descendant du tram 2 à l’arrêt de la place Kossuth, le visiteur est saisi par la grandeur du bâtiment qui abrite le Parlement, érigé à grand frais vers la fin du XIXe siècle avec, cela va sans dire, des contributions de chacun des comitats de la Grande Hongrie d’alors.

Dans le hall central deux grands gaillards, militaires de la Honvéd, asurent sabre au clair la garde de la couronne de saint Etienne qui est à la Hongrie ce que le sceptre d’Ottokar est à la Syldavie, le symbole de la nation ; de même que le roi Muskar XII ne pouvait pas devenir roi s’il ne prenait possession de son sceptre, de même les rois de Hongrie se devaient de revêtir la couronne pour accéder à la royauté.

 

 

Fig1. Couronne de saint Etienne

Le soir, à l’occasion d’un dîner dans les grandioses salons du Pesti Vigadó, La Ligne Claire a eu droit à un cours de rattrapage en matière d’histoire hongroise.

Me explain you Hungarian history. For example, this man he speaks the Serbski language, but because he catholic, he says he is a Krovathski. Why ? Because Krovathia always part of Hungary kingdom, always.

Le lendemain, La Ligne Claire a pris relâche de la Grande Hongrie et a visité la synagogue de la rue Dohányi, la plus grande d’Europe. Il s’agit d’un édifice étonnant, érigé en style mauresque, soutenu par des colonnes en fonte qui font appel aux techniques mises au point alors par Gustave Eiffel. Tout à côté un petit cimetierre accueille les dépouilles de quelques deux mille victimes des Nazis, témoins des cinq cent mille Juifs qu’Adolf Eichmann envoya à Auschwitz. De retour dans la synagogue, le guide nous explique que, si elle ressemble à une église, c’est parce que son architecte était un Gentil er non un Juif. Il attire notre attention sur une petite lampe rouge, qui témoigne de la présence éternelle de Dieu auprès de son peuple. Partout dans le monde, dans chaque église catholique brûle en permanence une veilleuse, signe elle aussi de la présence divine dans le tabernacle et témoignage de son héritage juif.

Fig 2. Synagogue de la Rue Dohanyi à Budapest