Vittoria de Sica et les parfums de la Villa Strohl Fern

En 1970, âgé de douze ans, fraîchement débarqué en classe de cinquième, La Ligne Claire ne savait pas encore que, toute sa vie, elle cultiverait le souvenir du Lycée Chateaubriand. Si ce souvenir s’attache d’abord à un esprit, l’esprit du Lycée justement, il s’attache aussi à un lieu, la Villa Strohl Fern, face à laquelle le grand lycée, sis dans l’immeuble terne de la Via di Villa Patrizi, ne laisse qu’une image sans relief.

En 1970, au seuil de l’adolescence que nous nous apprêtions à franchir, la Villa Strohl Fern offrait à nos regards, et plus encore à notre imagination, tantôt le visage d’un jardin, tantôt celui d’un parc. Enceinte au sein de la Villa Borghese, la Villa Strohl Fern présentait l’aspect d’un jardin oriental, un espace clos qui protège du monde extérieur, un espace de délices parmi les fontaines, que nous appelions fontanelles, et les bouquets de bambou, où se mêlaient les senteurs de la glycine et du romarin. Par ailleurs, suffisamment vaste pour qu’on pût s’y perdre, y pratiquer la course et le sport, Strohl Fern, que nous avions déchu de la particule de Villa, regorgeait d’endroits sombres et moites, qui recelaient des maisons cachées occupées par des artistes; au fond, un chemin de terre s’enfonçait parmi les chênes liège au creux d’un mystérieux ravin, où était situé le terrain de basket ball. Ailleurs au contraire, s’ouvraient des esplanades en terre battue, claires et franches, qui faisaient office de cours de récréation et d’où s’envolait une poussière brune dans la foulée de nos enjambées. Sur l’une de ces esplanades était situé l’unique terrain de tennis du lycée, bordé sur deux cotés par les pins parasols chantés par Respighi.

Bon athlète mais joueur maladroit, mes parents avait jugé bon de m’inscrire  à des cours de tennis, le sport des gens bien, celui qu’on pratique dans les propriétés à la campagne. Cette année-là cependant, l’accès au court avait été interdit aux élèves: tout autour du terrain s’enchevêtraient un appareillage inconnu, des camions, des projecteurs, des câbles, des perches; on y tournait un film. « Regarde, dit Marie-Gabrielle, c’est Vittorio de Sica », dont j’entendais le nom  pour la première fois. Il y tournait Il Giardino dei Finzi-Contini. Dans le film, comme dans le roman de Giorgio Bassani, dont le film est tiré, le jardin rassemble ou plutôt accueille des jeunes gens juifs de la Ferrare des années fascistes après que la promulgation des lois raciales leur ait interdit la fréquentation du club de tennis de la ville. Le jardin de la riche famille des Finzi-Contini abrite un terrain de tennis, qui permet aux jeunes non seulement de pratiquer ce sport bien entendu, mais d’entretenir entre eux des relations sentimentales codifiées par les règles du jeu-même. Sur le terrain, évoluaient des acteurs vêtus de blanc, séparés par un filet qu’ils ne pouvaient franchir, et dont je ne savais pas qu’ils s’appelaient Dominique Sanda et Lino Capilocchio, sous l’œil du grand Vittorio, dont je ne mesurais pas la grandeur. Tout autour, il n’y avait plus que Strohl Fern, le jardin des Finzi-Contini, la chaude enveloppe maternelle qui enserre et protège du danger extérieur, celui qui rôde sous la guise des hordes fascistes ou du vieux tram du Viale delle Belle Arti; un jardin certes, mais aussi un parc, dont les grilles s’ouvrent sur un espace de liberté qui permettait au sentiment amoureux de s’y déployer, ou qui recelait la cachette, l’arrière d’une cabane qui dissimulerait un premier baiser tremblant.

Quarante-cing ans se sont écoulés depuis ce tournage et, ma foi, je n’ai pas oublié qui est Vittorio de Sica. La domus magna de Ferrare et la Villa Strohl Fern se mêlent, se couvrent et se recouvrent pas simplement dans le sens où l’un donne corps à l’autre mais dans le sens où ils se rassemblent tout autant dans l’espace imaginaire que dans l’espace réel. Aux enfants pas tout-à-fait adolescents que nous étions, Strohl Fern déployait ses bras parfumés, découvrant à nos sens hésitants le lieu doré des explorations sans péril, sous l’œil vigilant du mur d’enceinte contre lequel venait mourir le bourdonnement qui montait du chantier du métro qu’on construisait alors. On pouvait même y apprendre à jouer au tennis.