Marcher à Kerguelen

Il aurait pu être nommé préfet du département de la Dordogne ou de celui du Loir-et-Cher ; au lieu de cela François Garde aura été administrateur des Terres australes et antarctiques françaises de 2000 à 2004. C’est dans le cadre de ses fonctions qu’il découvre l’archipel Kerguelen ; lorsqu’en 2004 il est muté, il se promet d’y retourner. Ce livre est le récit du retour en 2015 à ce Brideshead des glaces, au cours duquel il parcourt à pied 200 kilomètres en vingt-cinq jours flanqué de trois compagnons, ceux-là avec qui on partage le pain.

On est loin des récits de voyage qui relatent, mettons, le souvenir d’un pèlerinage à Compostelle. Car si le pèlerin met ses pas là où d’autres sont passés avant lui, à Kerguelen, cet archipel qu’on appelait autrefois les Iles de la Désolation, dépourvues d’habitants permanents, il n’y a personne dont un puisse suivre la trace.

Il y eut un soir et il y eut un matin. Au rythme d’un court chapitre par jour, Garde emmène son lecteur dans cet univers fondamentalement minéral, ce monde de glaciers et de colonnes basaltiques que viennent frapper sans relâche le vent, la neige et la pluie. Là tout n’est que roc, bloc, pierre, roche et gravier qui forment des terrasses, des replats, des murs, des falaises et des précipices ; Garde décrit ce monde d’une plume acérée, élégante et cultivée, faisant appel à autant de mots pour décrire la roche que les Inuits en ont pour évoquer la neige.

On ne saurait s’aventurer seul dans cet univers hostile ; Garde embarque donc trois compagnons dans cette aventure en humanité au cours de laquelle, comme des naufragés dans une chaloupe, ils sont condamnés à la fraternité. Marcher à Kerguelen, c’est faire montre d’empathie envers ses compagnons de route, ces frères d’armes; c’est aimer son prochain là où on ne peut pas choisir son prochain ni non plus l’ignorer ou s’en débarrasser ; marcher à Kerguelen, pour le haut fonctionnaire devenu écrivain, c’est emporter et transporter au bout du monde un bagage littéraire et culturel en sus des vingt-cinq kilos du sac à dos. A Kerguelen, nulle cathédrale gothique ne se dresse à l’horizon, aucune bibliothèque ne recueille un héritage national, seul Garde monte la garde en vue d’en livrer plus tard le témoignage.

De son propre aveu, Garde et ses compagnons évoluent entre les deux chutes de l’homme,  un entre-deux qui, de l’avis de La Ligne Claire constitue la clé du livre; un monde d’après la création d’Adam et Eve où l’homme doit peiner pour subvenir à ses besoins, mais un monde d’avant Caïn, le meurtrier d’Abel, cette deuxième chute, qui mit fin à la fraternité des origines.

Il n’y aura pas, à la dernière page du livre, de selfie face à la cathédrale de Compostelle, pas de crédenciale en latin estampillée au gré des étapes car à Kerguelen cela relève du superflu. Garde invite son lecteur à le suivre dans cet espace austère, à en apprécier la beauté comme un moine cistercien arpente son cloître ; la grave élégance de son style est à ce prix.

 

 

François Garde, Marcher à Kerguelen, Gallimard, 237 pages.

 

 

 

Comment nous sommes devenus américains

En 1943, l’année de sa mort, l’année aussi où les fortunes de la guerre mondiale étaient en train de tourner, la philosophe Simone Weil écrivait que « l’américanisation de l’Europe » lui ferait perdre son passé.

Régis Debray place cette situation en exergue d’un ouvrage récent, où d’une part il dresse le constat familier de l’influence culturelle des Etats-Unis et où d’autre part il mène une réflexion sur ce phénomène qui, selon lui, a fait de nous des franco-ricains de même que les Gaulois s’étaient rapidement forgé une culture gallo-romaine dans la foulée de la conquête par Jules César.

En 1815, la France de Napoléon est battue ; pourtant le Traité de Vienne est rédigé tant dans la langue du vainqueur, l’allemand, que dans celle du vaincu, le français, qui est alors la langue de la diplomatie européenne. En 1919, alors que la France figure au premier rang parmi les vainqueurs de la Grande Guerre, il n’est bien entendu pas question que le traité de paix soit signé dans la langue du vaincu, l’allemand, mais, parce que le Président Wilson ne parle pas le français, le Traité de Versailles sera rédigé et en français et en anglais. Debray voit à juste titre dans la signature du Traité de Versailles le point d’inflexion qui fait passer les Etats-Unis du statut de variante d’outre-mer de la culture européenne à celui d’exportateur d’une culture propre, dont la puissance se déploiera surtout après 1945.

Les manifestations de cette culture nous sont désormais familières : le chewing-gum et le McDonalds, le jazz et le rock, Disney et Hollywood et, depuis peu, Apple, Google et Facebook.

En 1944, les Américains avaient débarqué en Europe en libérateurs ; pendant la guerre froide ils se sont mués en défenseurs de l’Europe occidentale face à la menace soviétique tandis que, depuis 1989, ils sont, au mieux, des partenaires qui façonnent le monde en fonction de leurs propres intérêts. Si l’outil le plus visible de cette politique est la puissance militaire, force est de constater la vanité de son déploiement puisque les Etats-Unis n’ont plus remporté de victoire depuis la guerre de Corée (1950-1953). Peuple sans histoire, ils ont en particulier plongé la Mésopotamie dans le chaos, berceau de la civilisation du monde occidental, précisément pour en avoir ignoré l’histoire.

Reddite Caesari

Plus efficace se révèle en revanche l’utilisation forcée du dollar. Peu importe que le Président Nixon l’ait dévalué de manière unilatérale le 15 août 1971 (« our currency, your problem »), le dollar est non seulement obligatoire à l’échelle de la planète dans le cadre  de certaines transactions, le financement du négoce des matières premières par exemple, mais les règles de cette utilisation sont dictées en vertu d’une conception extra-territoriale du droit à laquelle tous sont tenus, sous peine de sanctions (cf. BNP Paribas). En définitive, l’usage obligatoire du dollar sert de tribut impérial imposé au reste du monde dans le but d’assurer le financement des twin deficits et de l’American way of life.

Debray comprend bien ces choses-là et bien d’autres encore mais les exprime dans un style par trop familier qui sied mieux à l’oral qu’à l’écrit et qui débouche sur une lecture qui peut s’avérer confuse. S’il récuse toute nostalgie face au déclin de l’Europe, La Ligne Claire retient son recours fréquent au langage religieux pour dire le vrai de la culture européenne.

L’Europe est un temps, écrit Debray, tandis que l’Amérique est un espace, où chacun se déploie à sa guise, sans égard pour l’histoire, ni la sienne et moins encore pour celle d’autrui. Seul un Américain, Francis Fukuyama, pouvait intituler un livre « La Fin de l’Histoire ».

 

Régis Debray, Civilisation – comment nous sommes devenus américains, Gallimard 233 pages.

 

Meurtres au château

A la question que pose Sacha Batthyány en titre du livre “Mais en quoi suis-je concerné?”, l’auteur répond aussitôt par ses mots simples : «  il s’agit de moi » ou encore « je voudrais savoir ce dont j’ai hérité ».

Auteur suisse

Traduit de l’allemand, ce livre d’un auteur suisse issu d’une famille de l’aristocratie hongroise, se veut à la fois quête et enquête, interrogation et réponse. Plusieurs fils s’y entremêlent, la quête de l’auteur pour connaître d’une part une sombre histoire survenue au sein de sa famille mais tue depuis lors et d’autre part pour retrouver les traces du séjour de son grand-père dans le goulag russe, le récit qu’il en fait, l’évocation du traitement psychanalytique que suit Sacha Batthyány et enfin et surtout les morceaux choisis tirés de deux journaux, celui de Maritta, grand-mère de Sacha et celui d’Agnes, une juive hongroise qui habitait avant guerre Sárosd, le même village hongrois que Maritta.

Le thème de ce livre est double : transmission et légitimité. Mis fortuitement sur la piste de ces histoires de familles alors qu’il est journaliste à la NZZ, Batthyány se met notamment à lire le journal laissé par sa grand-mère ; de son propre aveu, il se rend compte qu’il ne peut lutter contre l’Histoire et c’est pourquoi il entreprend la rédaction de ce livre d’où il fait émerger un passé douloureux et violent qu’il se voit obligé d’assumer en héritage. Lors d’une altercation Batthyány saisit violemment son père par les revers de son veston tandis qu’ailleurs il gifle son fils alors âgé de trois ans. Sous le pont qui enjambe le flot des générations familiales coule la violence, altérée quant à sa manifestation mais inchangée quant à son essence. Cette gifle marque aussi le rejet d’une Suisse sans Histoire et sans histoires que l’auteur souhaiterait pouvoir renier au profit de l’effondrement militaire moral de la Hongrie en 1944 et 1945, dramatique certes mais historique.

Des morts au château

Batthyány enquêtera sur la mort en 1945 des époux Mandl, les épiciers du village de Sárosd, les parents d’Agnes, dans la cour du château du comte Lászlo Esterházy, arrière grand-père de l’auteur. Cette enquête le conduira jusqu’en Argentine où vivent aujourd’hui Agnes et sa descendance. Or l’histoire de cette mort s’avère être celle d’un meurtre maquillé en suicide. Et qui peut transformer ce meurtre en suicide sinon celui qui détient le pouvoir ? En cette fin de guerre c’est l’aristocratie qui en Hongrie détient le pouvoir, depuis mille ans précise-t-elle avec fierté, et si Lászlo Esterházy n’est pas le meurtrier, c’est bien lui qui détient le pouvoir de maquillage et qui en fait usage.

Filiation

Le parallèle avec Péter Esterházy, l’auteur hongrois décédé en 2016 semble clair. Dans « Revu et Corrigé», Esterházy se devait d’affronter son père, dont il venait d’apprendre qu’il avait agi en qualité de mouchard du régime communiste. Si l’espionnage n’est pas le meurtre et si Sacha Batthyány est un fils d’émigré alors que Péter Esterházy ne l’est pas, l’un et l’autre sont aux prises avec le poids du passé que déverse sur leur grève l’appartenance à une famille illustre. Voilà en quoi ils sont concernés. Et La Ligne Claire aussi.

Sacha Batthyány : Mais en quoi suis-je concerné ? Gallimard, 294 pages

 

Péter Esterházy

Péter Esterházy: La Version selon Marc

Au commencement, deux livres seuls s’ouvraient sur ces mots graves « Au commencement », le Livre de la Genèse et l’Evangile selon saint Jean ; désormais la Version selon Marc de Péter Esterházy vient s’y joindre. Esterházy n’est certes pas un auteur chrétien au sens où le sont, mettons, Chateaubriand et Bernanos mais c’est un auteur dont l’œuvre puise jusqu’au plus profond de la culture européenne y compris dans sa dimension religieuse.

Comme son chef d’œuvre, Harmonia Caelestis, la Version selon Marc met en scène les membres se sa famille, tantôt fictifs, tantôt vrais, son frère, ses père et mère, ses deux grand-mères et s’inscrit tout autant dans une tradition familiale qui fait appel à l’évangile selon saint Matthieu (Matthias, père de Péter) qui ouvre le Nouveau Testament tout entier sur la généalogie de Jésus-Christ. Et de même que la généalogie selon saint Matthieu, sans nécessairement toujours être exacte, est vraie, de même l’auteur trouve dans sa famille et son histoire et sa vérité. L’essentiel pour saint Mathieu comme pour Esterházy est de s’insérer dans une destinée qui relie entre elles les générations, qui les assume et assure leur transmission.

La Version selon Marc est au premier chef l’histoire de la rélégation, le terme employé pour désigner l’exil intérieur auquel les communistes avient condamné les membres de l’ancienne aristocratie, comme Carlo Levi l’avait été par Mussolini. C’est aussi, on ne saurait trop le répéter, l’histoire d’une famille, dont le narrateur, sourd-muet, se fait le porte-parole de la même façon que saint Marc l’évangéliste a rendu le témoignage de l’apôtre Pierre, Péter en hongrois justement.

Orfèvre des lettres, Esterházy brille par le foisonnement des thèmes, les références à la littérature et la culture européennes, le mélange de la réalité et de la fiction; il est une sorte de Fellini des lettres, dont, de l’avis de La Ligne Claire, il s’inspire pour décrire au numéro 82 une scène tirée d’Amarcord. Plus simple, ce dernier livre se révélera plus accessible que les ouvrages précédents de l’auteur sans pourtant que son style baroque n’y perde.

Ouvrage posthume dans sa publication en langue française, ce petit livre, fruit d’un homme qui se sait au soir de sa vie, est en définitive fondamentalement spirituel. L’auteur s’y confond avec le petit-fils du personnage de la grand-mère qui « savait parler de Dieu de telle façon qu’il devienne inconcevable que Dieu n’existe pas ».

 

Péter Esterházy: La Version selon Marc, Histoire simple virgule cent pages, Gallimard, 208 pages

Péter Esterházy

Péter Esterházy (1950-2016)

“Madame la comtesse, les communistes sont arrives”.

Tirée de Harmonia Caelestis (Gallimard, 2011), cette phrase résume bien la vie de son auteur, Péter Esterházy, fils d’aristocrate élevé dans un pays communiste, décédé il y a quelques jours. Péter figurera parmi les rares membres de l’aristocratie hongroise à ne pas être sortis, comme on disait alors, ni en 1945 ni en 1956.

Figure majeure de la littérature hongroise contemporaine, il se distingue par une langue riche, un ton plein d’humour mais aussi par un style assez éclectique et une syntaxe expérimentale qui peuvent rendre ardue la lecture de ses ouvrages.

Harmonia Caelestis nous plonge d’emblée dans un univers familial et même dynastique car il renvoie à une œuvre de la musique baroque, un cycle de cinquante-cinq cantates sacrées composées par Paul, premier prince Esterházy, et publiée à Vienne en 1711. Roman baroque où se mêlent la fiction et les faits liés à la famille au fil des siècles, Péter Esterházy y explore l’histoire familiale et le thème du père ; dessinant clairement sa famille selon une lignée de père en fils, il fait de chacun de ses protagonistes une figure symbolique du père si bien qu’il pourra écrire par exemple « mon père, qui avait accueilli Marie-Thérèse ». Car pour Péter Esterházy tout comme pour saint Mathieu au premier chapitre de son évangile, le rôle du père, mieux sa raison d’être, sa vocation même, est de transmettre le nom, dont lui, Péter est l’héritier.

Or, il s’avère que le vrai père, le père biologique, Mathias avait agi en tant qu’informateur des services secrets communistes. Quelque temps après la chute du mur et l’ouverture des archives de la police secrète, Péter Esterházy y découvre des rapports que son père, entretemps décédé, avait rédigés. Alors qu’il l’avait glorifié dans Harmonia Caelestis, Péter découvre que Mathias a non seulement mené une double vie, dont sa famille n’a jamais rien su, mais qu’en quelque sorte il n’a pas été à la hauteur de son rôle d’espion. Petit indic, il consigne dans ses rapports des faits insignifiants : « le comte Jean Esterházy est allé se faire soigner à Vienne ». Toujours est-il que le monde édifié dans Harmonia Caelestis s’écroule. Sa reconstruction demandera un travail d’écriture qui verra le jour avec Revu et Corrigé (Gallimard 2005) où en deux couleurs d’impression différentes et en deux tons différents, le fils écrivain baroque répond aux rapports du père rédigés dans le style des bureaucrates et dont il reprend des extraits.

Le 14 juillet dernier, Péter a rejoint l’harmonie céleste dont Paul, le premier prince, le prince Nicolas, mécène de Haydn, son grand-père Maurice, éphémère premier ministre du Royaume de Hongrie en 1917, et, qui sait, Mathias, dans la mesure où il a transmis le nom, avaient eux aussi sur terre fait résonner les notes.

Simon Leys, navigateur entre les mondes

De Ryckmans à Leys

On trouve chez Pierre Ryckmans quelque chose de Tintin, le goût du large, la passion de la mer, l’intérêt pour d’autres cultures, du Congo à l’Extrême-Orient, la recherche de la droiture. Ryckmans est de ces hommes discrets, peu connus du grand public, une sommité dans son domaine, celui de la sinologie, et qui aura marqué la vie intellectuelle de son temps, la deuxième moitié du XXe siècle. En 2010, il avait préfacé la biographie que Philippe Paquet avait consacrée à Madame Chiang Kai-shek et c’est par un juste retour des choses que Paquet, lui-même un éminent sinologue, rédige aujourd’hui la biographie de Ryckmans, alias Simon Leys. Car de même que Pierre Assouline avait composé une biographie d’Hergé, plutôt que celle de Georges Rémi, Paquet consacre son ouvrage à Simon Leys, l’homme qu’était devenu Ryckmans. Contraint pour des raisons diplomatiques d’utiliser un pseudonyme pour signer en 1971 Les Habits neufs du président Mao, le livre où il démonte les mécanismes de la révolution culturelle et qui lui valut l’hostilité des milieux maoïstes français, Ryckmans allait se fondre en Simon Leys. Plus qu’un pseudonyme, Simon Leys allait devenir un nom de plume et même parfois un nom de guerre mais surtout le nom qu’il s’était donné à l’occasion d’une nouvelle naissance, celle de l’écrivain; c’est du reste en tant que Simon Leys qu’il serait reçu en 1990 à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

La jeunesse

Ryckmans naît dans une famille où certains lecteurs belges se reconnaîtront : famille nombreuse, catholique, une éducation au Cardinal Mercier à Braine-l’Alleud suivie d’études à Louvain qui n’était pas encore Leuven (en français), l’abonnement au Ligueur, un oncle curé, professeur à l’université, un autre oncle au Congo, en somme la Belgique que Gaston Eyskens appellerait plus tard la Belgique de Papa. Ryckmans ne reniera jamais cette Belgique-là – on sait avec quel acharnement il s’est battu pour que ses deux fils cadets puissent conserver la nationalité belge – mais, « pour vivre pleinement il devait vivre ailleurs ».  En 1955, il effectuera ce qui deviendrait un voyage initiatique en Chine et qui le destinera à être plus tard « un écrivain belge établi en Australie».

Le sinologue et l’écrivain

Leys assoira sa réputation de sinologue de premier plan en traduisant et commentant le traité de peinture rédigé par Shitao, un peintre chinois du XVIIe siècle ; cet ouvrage, publié sous le titre de Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère Shitao – Contribution à l’étude terminologique des théories chinoises de la peinture lui vaudra d’obtenir le grade de Docteur en Histoire de l’Art et sera suivi en 1971 de La vie et l’œuvre de Su Renshan, rebelle, peintre fou. Leys poursuivra sa carrière en Australie où il enseignera la littérature chinoise aux universités de Canberra et de Sydney. Mais surtout, Leys saura brillamment dépasser le cadre de son expertise professionnelle et se révéler tout à la fois un romancier, un essayiste, un critique littéraire, un historien d’art et un pamphlétaire. Sa langue se distinguera par l’élégance du style, la beauté de l’écriture, la précision, l’absence de jargon jugé vulgaire et portera la marque d’un homme libre, en quête de vérité, une conscience intègre armée d’une plume d’acier. Or, il existe en Chine un  lieu où se marient les deux domaines où excelle Leys, la peinture et la littérature : la calligraphie. Il sera un excellent calligraphe, forçant l’admiration des Chinois. On se souviendra qu’Hergé s’était intéressé à la calligraphie chinoise et y trouva une source d’inspiration qui devait aboutir à la formation de son style, la ligne claire ; Leys ne manquera pas du reste de souligner que Le Lotus Bleu constituait une bonne introduction à la Chine. Par ailleurs, Belge du bout du monde, Leys écrira en mandarin et en anglais aussi bien qu’en français et rejoindra le petit cercle des auteurs qui rédigent aussi dans une langue autre que leur langue maternelle – on peut songer à Joseph Conrad ou à Milan Kundera.

Le lecteur profane de langue française pourra se sentir dérouté face à une culture chinoise pour laquelle il peut manquer de repères. A quelle époque vit Confucius ? Quand règne la dynastie des Ming ? De plus, en Chine l’art réside davantage dans l’acte de la création que dans la chose créée, ce qui explique que l’art chinois puisse paraître invariable et donc privé de repères historiques aux yeux d’un occidental. Du reste Leys dira que « la Chine qui m’occupe est une région de l’esprit plutôt qu’un espace géographique », ce sera pour Leys la Chine intérieure, « l’autre pôle de l’existence humaine ».

Philippe Paquet, lui-même journaliste, écrivain et sinologue, marié comme Leys à une Chinoise, volera au secours de ses lecteurs car il sait tout de Leys et de son sujet. S’appuyant sur une masse de documents et de nombreux entretiens avec Leys et d’autres, il ouvrira autant de tiroirs à chaque fois qu’il s’agira de présenter un peintre chinois, un intellectuel maoïste français, les écrivains, Orwell ou Segalen que Leys admirait, les diplomates belges qui ouvrent l’ambassade à Pékin dans les années 1970, les hommes politiques chinois, Mao Tsé-toung bien sûr mais aussi Zhou Enlai, Lin Bao ou Chiang Kai-shek, et enfin les personnes que Leys aura étrillées du verbe ou de la plume. Cela confère au livre de Paquet non seulement un grand charme mais témoigne de la vaste culture de son auteur. Si le livre de Paquet apporte bien entendu sa pierre à l’édification de la sinologie belge, il porte aussi un regard sur tous ceux que Leys, navigateur entre les mondes, aura croisés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle.

La mer

Leys aimait la mer. A dix-huit ans à peine il s’embarqua sur un chalutier, le Marconi, pour une pêche à la morue sur les grands bancs d’Islande, dans ces régions du globe où se fracassent des aérolithes. Plus tard de bons vieux cargos le transporteraient en Orient où, passé le canal de Suez il regarderait monter en un ciel ignoré du fond de l’Océan des étoiles nouvelles. Au couchant de sa vie, embarqué à bord d’un bâtiment il s’en irait sillonner les océans de Kerguelen aux Marquises, là où chevalier de Haddoque aurait enfoui un trésor ou encore à l’archipel des Abrolhos, lieu expérimental d’un totalitarisme maoïste au XVIIe siècle. Et puis le 11 août 2014, Leys leva l’ancre pour de bon en la baie de Sydney.

En définitive la biographie de Leys par Paquet révèle de façon magistrale un homme extraordinaire. On y découvre deux écrivains belges pour le prix d’un seul.

Philippe Paquet, Simon Leys, Navigateur entre les mondes, Gallimard, 669 p.

Daniel Cardon de Lichtbuer

Daniel Cardon de Lichtbuer, une vie plurielle

Les lecteurs belges de La Ligne Claire trouveront peut-être quelque intérêt à parcourir cette recension d’une récente biographie du Baron Daniel Cardon de Lichtbuer, due à la plume de Vincent Delcorps.

Comme la Gaule qu’il aura étudiée au cours de latin chez les Jésuites, la carrière du Baron Daniel Cardon de Lichtbuer se divise en trois parties, les institutions européennes, la finance et le secteur non-marchand.

Daniel Cardon est lui-même à l’origine de la conception de cet ouvrage, dont il confie la rédaction à Vincent Delcorps, journaliste et historien, bien au fait de l’histoire économique et financière belge de l’après-guerre.

Les Institutions européennes

À la suggestion de Jean-Charles Snoy, secrétaire général du ministère des Affaires économiques en 1958, Daniel Cardon entame un parcours de haut niveau à la CECA d’abord puis, à la suite de la fusion des exécutifs, à la CEE, en qualité de membre du cabinet d’Albert Coppé, commissaire belge. Si Delcorps s’attache peut-être davantage à l’histoire des institutions qu’à celle de Daniel Cardon, on devine que c’est au cours de cette période que non seulement il acquerra ses compétences mais qu’il se forgera ses propres convictions.

La BBL

Dans la foulée de la fusion des instances européennes, Daniel Cardon rejoindra la BBL en 1975, où il prendra en charge la construction du Cours Saint-Michel puis la direction du personnel. En 1992 il est nommé à la tête de la BBL ; à ce moment, tout le monde, la Banque Nationale, les milieux bancaires, la presse, les collaborateurs s’accordent sur un point : « Mais ce n’est pas un banquier !». On soulignera à ce propos son rôle dans l’acquisition d’une collection d’œuvres d’art, partie intégrante de l’image et de la stratégie de l’entreprise. A son départ en 1996, Daniel Cardon laisse une BBL au bilan assaini et à la rentabilité solide.

Par ailleurs à cette époque il assure la vice-présidence de la FEB en 1980, la présidence de l’Association Belge des Banques en 1983, et la présidence de l’EFMA en 1988. C’est au cours de cette période que se révèle l’homme public qui se fait connaître par ses prises de position et qui noue sans relâche des relations avec toutes les composantes de la société belge.

Child Focus et les Demeures Historiques

La carrière de Daniel Cardon prendra alors un tournant inattendu puisqu’il assurera à la demande du premier ministre Jean-Luc Dehaene la présidence de Child Focus, une association de défense des droits de l’enfant, créée dans la foulée de la sinistre affaire Dutroux. Si Child Focus répond d’abord à une objective nécessité de protection de l’enfance, elle répond aussi aux attentes de la société belge très ébranlée par l’affaire, en proie au doute moral. Aussi Daniel Cardon se souciera-t-il de créer une association professionnelle plutôt qu’un club de bénévoles ; démarcheur infatigable, il saura au cours des dix années de sa présidence solliciter et obtenir le soutien de nombreuses personnalités et institutions, de la Reine Paola au Parlement Européen.

À la même époque il assumera en 1992 la présidence d’Europa Nostra, une organisation qui a pour vocation la préservation du patrimoine culturel européen ; dans le même esprit il assurera de 2003 à 2013 la présidence de l’Association des Demeures Historiques. Loin de se contenter de la restauration de vieilles pierres, il s’agit pour Daniel Cardon de promouvoir le patrimoine comme une richesse et non pas comme une charge et surtout comme une richesse de notre maison commune, l’Europe.

Vincent Delcorps, on l’a dit, est aussi bien journaliste qu’historien. Expert en matière économique et politique, son domaine de choix peut prendre le pas sur le sujet de son livre, Daniel Cardon. Les passages consacrés à la construction européenne des années 1950 et 1960, l’histoire de la Banque de Bruxelles et de la Banque Lambert, le récit de leur fusion en 1975 témoignent de la maîtrise de l’auteur mais pourront laisser l’un ou l’autre lecteur désemparé face à une matière qui peut se révéler certes passionnante mais touffue. Mais surtout il faudra attendre la moitié du livre pour qu’on y découvre tardivement notre personnage et que l’auteur nous en livre le portrait. Pourtant l’histoire économique l’emporte si bien que la personnalité de l’homme n’est jamais totalement dévoilée au lecteur, alors qu’il s’agit d’un homme qui justement n’a de cesse dans sa vie de nouer des relations. En définitive l’ouvrage de Delcorps donne de Daniel Cardon l’image que ce dernier entend donner, et dont la dimension privée est passée sous silence, que ce soit par souci de pudeur ou d’autres motifs.

Davantage homme de la parole que de l’écrit, Daniel Cardon a souhaité confier à un tiers la rédaction d’un ouvrage dont le style se situe à la croisée des souvenirs, peut-être dictés, et de la biographie, bien insérés dans l’histoire de Belgique de la deuxième moitié du XXe siècle. Ceci dit, ce petit livre de lecture agréable témoigne du souci d’un homme, conscient du rôle qu’il aura tenu dans la vie publique, de laisser une trace tangible de son action, sa part à lui dans l’édification d’un patrimoine.

Il y a une trentaine d’années, alors qu’il dirigeait la BBL, Daniel Cardon confiait à un collaborateur : « Tu sais, je reviens des sports d’hiver et j’ai vu Jean-Paul Belmondo sur les pistes – et je l’ai reconnu ! » « Et lui, Monsieur Cardon, vous a-t-il reconnu » ? » « Toi, mon ami, tu me connais bien ».

Vincent Delcorps, Daniel Cardon de Lichtbuer, Une vie plurielle, Racine, 197 p.