Le dernier Espadon

La Ligne Claire s’était montrée assez critique envers les précédents épisodes des aventures de Blake et Mortimer, La Vallée des Immortels, tomes I et II, qu’elle juge indûment touffus et difficilement lisibles. Il semble que l’éditeur n’ait pas été insensible aux reproches formulés par La Ligne Claire puisque le tout dernier épisode, Le dernier Espadon, répond en substance à ses objections.

Tout d’abord il s’agit d’une histoire qui tient en un seul album, qui lui confère davantage de cohérence. Ensuite, les scénaristes font preuve d’astuce dans la mesure où, d’une part ils raccrochent leur histoire à celle du Secret de l’Espadon, l’album qui fonde la série en 1946, mais où d’autre part ils s’en détachent presque entièrement. Ils évitent de ce fait l’inconvénient majeur qui consiste à devoir imbriquer le dernier épisode dans la chronologie de plus en étroite que forment l’ensemble des albums précédents. La levée de cet obstacle permet le déploiement d’une intrigue originale, qui tient avec succès le lecteur en haleine et qui se fonde sur le mécanisme du double déguisement, celui d’Olrik et celui de Blake, dont Jacobs déjà avait fait le ressort de La Grande Pyramide. Enfin le dernier Espadon (l’appareil) sort indemne de cette confrontation, ce qui permettra, on n’en doute guère, de le tirer à nouveau du fond d’un hangar à la faveur d’une nouvelle aventure.

Il y a deux ans La Ligne Claire appelait de ses vœux l’alliance de la plume d’un scénariste habile et d’un dessinateur qui sache charmer ses lecteurs. Le dernier Espadon répond bien à ce vœu.

La Vallée des Immortels - tome 2

Blake et Mortimer: La Vallée des Immortels – tome 2

C’était Noël et la publication d’un nouvel album des aventures de Blake et Mortimer, en l’occurrence le deuxième tome de la Vallée des Immortels, est revenue avec la régularité des saisons.

L’intrigue, qui pouvait paraître quelque peu touffue dans le premier tome, l’est devenue plus encore dans le deuxième. Les deux histoires, celle ancienne qui retrace l’histoire de mystérieux documents et celle moderne de leur quête ne présentent qu’un lien tenu avec ce qui est censé être la trame principale du récit, la défense de Hong-Kong face à la double menace de l’avancée des forces communistes et de Xi-ni, un seigneur de la guerre. Devant cette confusion, les auteurs s’estiment obligés de rappeler au lecteur le contenu du tome premier tandis qu’un acolyte fait lecture au Professeur Mortimer de la traduction du mystérieux manuscrit pour lui permettre de résoudre l’énigme, mais en réalité pour venir en aide au lecteur, perdu comme Mortimer l’est dans la jungle. Armé de ces informations, Mortimer s’embarque dans une banale chasse au trésor, bien entendu semée d’embûches, sans guère de lien avec la mission de Blake.

Les auteurs compensent ce manque d’une trame narrative claire par des référence tant internes au monde de Blake et Mortimer qu’externes au monde de Tintin, des animaux monstrueux (Le Piège Diabolique) ou encore une grotte trop étroite pour laisser passer le monstre (l’Ile Noire) par exemple ; à cela s’ajoute un clin d’œil, que la Ligne Claire doit avouer avoir apprécié, à la chanson des Beatles A Day in the Life, qui bien entendu n’avait pas encore été composée à l’époque où sont sensés se dérouler les faits. Certes, toutes ces petites intrigues amusent le lecteur mais ne compensent pas le défaut d’une trame intelligible.

Pour une histoire qui se réclame du style de la ligne claire, elle manque sensiblement de lisibilité. A l’image de Mortimer, les auteurs se sont empêtrés dans les lianes d’un récit que le lecteur a du mal à démêler. De plus, on attend de Blake et Mortimer qu’ils évoluent dans un univers qui, s’il n’est pas vrai, paraît vraisemblable. Peu sont ceux qui croient qu’un trésor demeure enfoui sous la Grande Pyramide mais tous peuvent y croire. En revanche personne ne peut croire qu’au midi de la Chine existe une vallée peuplée de dragons mangeurs de perles.

On sent qu’on touche ici aux limites du genre : tous les deux ans et, dans le cas d’un double album, tous les ans, il s’agit de produire une nouvelle histoire, qui cette fois-ci se révèle top tarabiscotée. Si la Vallée des Immortels peut séduire par la qualité du dessin à deux mains et la richesse des coloris, elle n’en demeure pas moins un album académique, étriqué, conçu pour répondre à des exigences commerciales et formaté en vue de respecter la consigne qu’impose le concept même de la reprise de la série originale de Jacobs.

Il est temps de faire une pause. Il revient à l’éditeur de réfléchir à une histoire qu’un scénariste habile saura rendre accessible sous le crayon d’un dessinateur qui sache charmer son lectorat

Blake et Mortimer

Le Dernier Pharaon

Ouvrage hors-série basé sur les aventures de Blake et Mortimer, le Dernier Pharaon nous plonge dans un univers d’apocalypse où tout est renversé.

Cet ouvrage à huit mains puise aux sources de l’œuvre de Jacobs, le Mystère de la Grande Pyramide en particulier mais aussi Le Piège Diabolique, mais n’en reprend pas les codes. On notera en particulier que le dessinateur, François Schuiten, conserve son style à lui qu’on a pu découvrir dans les Cités Obscures et qu’il ne s’est pas senti tenu de se conformer au style graphique propre à la ligne claire.

Dans Le Dernier Pharaon on retrouve un Mortimer vieilli errant dans la ville de Bruxelles, devenue une sorte de Tchernobyl à la suite d’un mystérieux accident qui a libéré une énergie inconnue contenue dans une pyramide inversée, tapie sous l’imposant palais de justice. Blake quant à lui, se tient en retrait dans cette histoire.

A l’instar de la pyramide, les rôles habituels sont inversés puisque, plutôt que l’empereur Basam-Dandu, ce sont les « bons », en l’occurrence l’armée britannique, qui menacent de précipiter la fin du monde. La mer souterraine qui recouvre aussi une partie de la ville basse tire sa puissance évocatrice du déluge biblique (Gn, VII) d’autant qu’elle abrite des monstres marins, ici un basilosaurus, là la baleine qui engloutit Jonas. Guidé par la lanterne du Professeur Mortimer, le lecteur s’engage à sa suite dans un univers inconnu et menaçant, où, comme dans le film Délivrance, le maniement de l’arc et de flèches est devenu essentiel à la survie.

Ouvrage ténébreux, où l’atmosphère l’emporte sur la structure du récit, Le Dernier Pharaon fait appel certes à l’univers de Jacobs mais s’affranchit avec succès de ses codes, somme toute assez raides.

 

Schuiten, Van Doormael, Gunzig, Durieux, Le Dernier Pharaon, Editions Blake et Mortimer

La Vallée des Immortels

 La Malédiction de Blake et Mortimer

Les années paires comme 2018, Blake et Mortimer sont condamnés à faire leur réapparition au sein d’un nouvel album, La Vallée des Immortels, que saint Nicolas est venu déposer il y a un mois dans la botte de La Ligne Claire posée devant la cheminée.

Depuis que la série a été reprise en 1987, en général par une équipe composée d’un scénariste et d’un dessinateur (mais ici de deux dessinateurs), les auteurs ont été confrontés ou plutôt se sont volontairement soumis à de multiples exigences : reproduire le style de la ligne claire en vogue parmi l’école d’Hergé, conserver les codes de la série tels que les avait définis E.P. Jacobs, insérer une histoire dans une fourchette de temps allant grosso modo de la fin des années quarante au début des années soixante et surtout rédiger un scénario qui soit à la fois original et vraisemblable. En outre, au vu du succès qu’a connu cette reprise, les auteurs font l’objet d’une pression commerciale de la part de l’éditeur mais aussi d’exigences de la part de lecteurs complices qui demandent du neuf, à la condition expresse qu’il soit rigoureusement conforme à l’ancien.

Vingt-cinquième album de la série, la Vallée des Immortels (à l’image de nos deux héros, toujours en vie septante-deux ans après leur première parution) distribue les rôles de façon immuable, telle une tragédie grecque. Au Capitaine Blake (qui jamais ne monte en grade) revient la défense de Hong Kong face aux communistes de Mao tandis que Mortimer se passionne pour une mystérieuse antiquité chinoise. Le méchant de circonstance, Xi-ni, un seigneur de la guerre, se met à la recherche d’un manuscrit secret tandis que le Colonel Olrik, l’éternel méchant, immortel lui aussi, ne rêve que d’assouvir sa vengeance pour l’échec subi à Lhassa dans le Secret de l’Espadon, dont cet album constitue une suite.

Outre le clin d’œil à Tintin et le Lotus Bleu que constitue la couverture qui dépeint Mortimer en rickshaw, le scénariste Yves Sente reprend le mécanisme qui anime Le Secret de la Licorne, à savoir la nécessité de réunir plusieurs documents ou objets en vue de pouvoir résoudre une énigme. Comme chez Hergé, deux histoires vont s’imbriquer, celle lointaine qui retrace l’origine de ces documents, et celle, actuelle, qui fait le récit de leur quête. Alors que l’histoire entremêle la guerre civile bien réelle que se livrent nationalistes et communistes chinois et celle, fictive, que les héros livrent à Xi-ni, la multiplication des personnages et les nombreux renvois à l’histoire chinoise ancienne rendent le récit quelque peu touffu et pourront dérouter le lecteur. Dessiné à quatre mains, cet album se distingue par ses planches richement travaillées et des coloris chatoyants qui conviennent bien à l’environnement tropical dans lequel se déroule l’intrigue.

Nos héros parviendront-ils à réunir les anciens documents ? Pourront-ils sauver la colonie britannique face à la double menace des communistes et d’Olrik œuvrant pour Xi-ni ? La Ligne Claire l’ignore et devra patienter que paraisse le 26e épisode qu’elle achètera de bonne grâce. D’ici là elle aura lu avec plaisir un album de facture volontairement classique, au scénario un peu dense certes mais conforme aux attentes de son public.

 

Yves Sente, Peter van Dongen, Teun Berserik, La Vallée des Immortels – Tome 1er, Editions Blake et Mortimer/Studio Jacobs, 2018.

Blake et Mortimer: le Testament de William S.

C’est décembre et nous sommes une année paire, c’est donc que nous attendons la parution d’un nouvel album de Blake et Mortimer. Effectivement, La Ligne Claire s’est procuré le plaisir de lire, avec un mois de retard, le Testament de William S., le nouvel album de la série. Dû aux talents d’Yves Sente et d’André Juillard, sans doute la meilleure paire à reprendre l’œuvre de Jacobs, l’album s’inscrit résolument dans la ligne des précédents, où il s’agit pour les héros de résoudre une énigme. Le Secret de l’Espadon, le Mystère de la Grande Pyramide, l’Enigme de l’Atlantide, autant de titres de l’œuvre originale de Jacobs qui renvoient à la résolution d’une énigme.

Le choix du genre contraint les auteurs, quels qu’ils soient, à situer leur aventure grosso modo entre la fin de la guerre et le début des années soixante ; avec le Testament de William S., l’action se déroule en 1958. Mais pour échapper à une chronologie qui coince les scénaristes contemporains de la série, Yves Sente fait appel à un mécanisme plusieurs fois utilisé par Jacobs lui-même et qui consiste à renvoyer une partie de l’histoire, voire les héros eux-mêmes, dans le passé. Le passé ici c’est le début du XVIIe siècle, l’époque où sont écrites les grandes pièces attribuées à Shakespeare. Mais en est-il vraiment l’auteur ? Sente reprend ici une technique romanesque éprouvée, celle de la recherche d’une identité cachée, le comte de Monte-Cristo, mettons. A cela s’ajoute celle de la course contre la montre, il faut être à tel endroit à telle heure, et qui fournit par exemple le ressort du roman de Jules Verne, le Tour du Monde en Quatre-Vingt Jours ; enfin on retrouve les techniques mises en œuvre dans tous les romans dont l’objet est une chasse au trésor, à savoir la découverte d’un ou de plusieurs indices qui doivent mener à l’objet à découvrir. Dan Brown ne fait pas autre chose.

Tout cela fait du Testament de William S. un album de facture classique, mais dont la lecture n’est pas toujours aisée ; aussi les auteurs se voient-ils contraints de voler à la rescousse de leurs lecteurs et de leur fournir aux deux dernières pages les explications nécessaires à la bonne compréhension de l’ensemble de l’album.

Blake et Mortimer évoluent dans un univers et à une époque où les formalités sont de mise et où même Olrik, le gangster, ne manque pas de distinction. C’est pourquoi, La Ligne Claire déplore les nombreuses entorses à l’étiquette qu’on peut y relever. Carlson, le maître d’hôtel de Downton Abbey, n’aurait jamais été pris en défaut d’appeler « Sir » un comte, le comte d’Oxford, le méchant de l’histoire. « Sir » est un titre réservé aux chevaliers ou aux baronnets ; il convient de s’adresser à un comte en lui disant « Mylord » si on est de rang inférieur, ce que fait Carlson dans la série, ou bien Lord Oxford dans le cas contraire. Bien plus, on voit Lord Oxford faire un baise-main à Mrs Summertown à la page 7. La Ligne Claire peut témoigner d’expérience que les dames anglaises, lorsqu’elles se retrouvent à l’étranger, ne sont pas insensibles à cette marque de respect et de galanterie que constitue le baise-main, mais il n’en demeure pas moins que cet usage est inconnu en Angleterre. Enfin, le comte s’adresse à Mrs Summertown en lui disant « How do you do ? » sachant que cette expression ne s’utilise que lorsqu’on rencontre une personne pour la première fois, alors qu’ils se connaissent déjà. La formule correcte aurait été « How are you, Mrs Summertown ? » ou tout simplement « Good evening, Mrs Summertown ».

La Ligne Claire avait déjà surpris les auteurs in flagrante dans un épisode précédent, ce qui les avait conduit à revoir leur copie. C’est regrettable car l’exactitude des détails dans l’œuvre de Jacobs est précisément ce qui permet à la fiction de paraître vraisemblable.