Le dernier Espadon

La Ligne Claire s’était montrée assez critique envers les précédents épisodes des aventures de Blake et Mortimer, La Vallée des Immortels, tomes I et II, qu’elle juge indûment touffus et difficilement lisibles. Il semble que l’éditeur n’ait pas été insensible aux reproches formulés par La Ligne Claire puisque le tout dernier épisode, Le dernier Espadon, répond en substance à ses objections.

Tout d’abord il s’agit d’une histoire qui tient en un seul album, qui lui confère davantage de cohérence. Ensuite, les scénaristes font preuve d’astuce dans la mesure où, d’une part ils raccrochent leur histoire à celle du Secret de l’Espadon, l’album qui fonde la série en 1946, mais où d’autre part ils s’en détachent presque entièrement. Ils évitent de ce fait l’inconvénient majeur qui consiste à devoir imbriquer le dernier épisode dans la chronologie de plus en étroite que forment l’ensemble des albums précédents. La levée de cet obstacle permet le déploiement d’une intrigue originale, qui tient avec succès le lecteur en haleine et qui se fonde sur le mécanisme du double déguisement, celui d’Olrik et celui de Blake, dont Jacobs déjà avait fait le ressort de La Grande Pyramide. Enfin le dernier Espadon (l’appareil) sort indemne de cette confrontation, ce qui permettra, on n’en doute guère, de le tirer à nouveau du fond d’un hangar à la faveur d’une nouvelle aventure.

Il y a deux ans La Ligne Claire appelait de ses vœux l’alliance de la plume d’un scénariste habile et d’un dessinateur qui sache charmer ses lecteurs. Le dernier Espadon répond bien à ce vœu.

La Vallée des Immortels - tome 2

Blake et Mortimer: La Vallée des Immortels – tome 2

C’était Noël et la publication d’un nouvel album des aventures de Blake et Mortimer, en l’occurrence le deuxième tome de la Vallée des Immortels, est revenue avec la régularité des saisons.

L’intrigue, qui pouvait paraître quelque peu touffue dans le premier tome, l’est devenue plus encore dans le deuxième. Les deux histoires, celle ancienne qui retrace l’histoire de mystérieux documents et celle moderne de leur quête ne présentent qu’un lien tenu avec ce qui est censé être la trame principale du récit, la défense de Hong-Kong face à la double menace de l’avancée des forces communistes et de Xi-ni, un seigneur de la guerre. Devant cette confusion, les auteurs s’estiment obligés de rappeler au lecteur le contenu du tome premier tandis qu’un acolyte fait lecture au Professeur Mortimer de la traduction du mystérieux manuscrit pour lui permettre de résoudre l’énigme, mais en réalité pour venir en aide au lecteur, perdu comme Mortimer l’est dans la jungle. Armé de ces informations, Mortimer s’embarque dans une banale chasse au trésor, bien entendu semée d’embûches, sans guère de lien avec la mission de Blake.

Les auteurs compensent ce manque d’une trame narrative claire par des référence tant internes au monde de Blake et Mortimer qu’externes au monde de Tintin, des animaux monstrueux (Le Piège Diabolique) ou encore une grotte trop étroite pour laisser passer le monstre (l’Ile Noire) par exemple ; à cela s’ajoute un clin d’œil, que la Ligne Claire doit avouer avoir apprécié, à la chanson des Beatles A Day in the Life, qui bien entendu n’avait pas encore été composée à l’époque où sont sensés se dérouler les faits. Certes, toutes ces petites intrigues amusent le lecteur mais ne compensent pas le défaut d’une trame intelligible.

Pour une histoire qui se réclame du style de la ligne claire, elle manque sensiblement de lisibilité. A l’image de Mortimer, les auteurs se sont empêtrés dans les lianes d’un récit que le lecteur a du mal à démêler. De plus, on attend de Blake et Mortimer qu’ils évoluent dans un univers qui, s’il n’est pas vrai, paraît vraisemblable. Peu sont ceux qui croient qu’un trésor demeure enfoui sous la Grande Pyramide mais tous peuvent y croire. En revanche personne ne peut croire qu’au midi de la Chine existe une vallée peuplée de dragons mangeurs de perles.

On sent qu’on touche ici aux limites du genre : tous les deux ans et, dans le cas d’un double album, tous les ans, il s’agit de produire une nouvelle histoire, qui cette fois-ci se révèle top tarabiscotée. Si la Vallée des Immortels peut séduire par la qualité du dessin à deux mains et la richesse des coloris, elle n’en demeure pas moins un album académique, étriqué, conçu pour répondre à des exigences commerciales et formaté en vue de respecter la consigne qu’impose le concept même de la reprise de la série originale de Jacobs.

Il est temps de faire une pause. Il revient à l’éditeur de réfléchir à une histoire qu’un scénariste habile saura rendre accessible sous le crayon d’un dessinateur qui sache charmer son lectorat

La fille de Vercingétorix

Astérix chez les Français

Astérix renvoie aux Français un image d’eux-mêmes

Astérix naît en 1959, l’année où le Général de Gaulle est rappelé au pouvoir. Les lecteurs de La Ligne Claire se souviendront qu’elle estime que l’un et l’autre participent de la même œuvre de rédemption, qui consiste à exorciser la défaite française de 1940.  De même que l’Homme du 18 Juin, qui résiste encore et toujours à l’envahisseur, est le seul à même d’endosser le destin national, de même le village gaulois représente la France libre face aux légions romaines qui tiennent lieu de la Wehrmacht.

Ce point de vue de La Ligne Claire trouve sa pleine justification avec la publication ces jours-ci du nouvel album d’Astérix, dont le titre, La Fille de Vercingétorix [1], en fournit l’éclatante confirmation même.

Si nous connaissons le Vercingétorix historique grâce au De Bello Gallico de Jules César, le Vercingétorix mythologique lui naît sous le Second Empire ; Napoléon III entreprend les fouilles d’Alésia et y fait ériger une statue monumentale de Vercingétorix, dressée face à la Prusse menaçante. La France n’est pas encore défaite à Sedan que déjà le vaincu d’Alésia est érigé en héros national. Mais le vrai Vercingétorix sera emmené en captivité à Rome par César, où il mourra dans la prison Mamertine si bien qu’il ne pourra faire figure de héros dans un album d’Astérix. Signe des temps, là ou en 1983 Astérix avait un fils, cette fois-ci Vercingétorix aura une fille, Adrénaline.

En juin 1940, fuyant l’ennemi, Charles de Gaulle avait gagné Londres où Winston Churchill avait été fraîchement nommé Premier Ministre. Escortée par Ipocalorix et Monolitix [2], caricatures de De Gaulle et de Churchill justement, Adrénaline quant à elle tente aussi de gagner Londinium, en vue de se mettre à l’abri des Romains qui l’ont prise en chasse avec le concours du sinistre Adictosérix, le collabo de l’histoire.

France libre et village gaulois

L’album s’achève sur une pirouette. Adrénaline rencontre un amoureux ; ils s’embarquent tous deux vers des cieux lointains puis disparaissent. Incarnation improbable de la conscience nationale, Adrénaline confie le casque de cérémonie de Vercingétorix, sorte de sceptre d’Ottokar de la résistance gauloise, au village gaulois qu’elle estime être le véritable héritier de son père. Les Gaulois célèbrent leur banquet final en présence de Ipocalorix et Monolitix et nous voilà donc ramenés au village en qualité de figure de la France libre. CQFD.

 

L’image ci-dessous illustre parfaitement le point de vue de La Ligne Claire, avant même la naissance d’Astérix. Elle représente le monument aux morts de l’église Notre-Dame de Saulges (Mayenne). Un poilu et un guerrier gaulois se dressent en atlantes de part et d’autre d’un aumônier militaire qui administre les derniers sacrements à un soldat mourant.

 

 

[1] La terminaison en rix, qu’on retrouve dans les langues d’origines aryennes, indique que Vercingétorix était un chef ou un roi ; on peut la rapprocher du rex latin ou du raj en Inde. En revanche il n’y a pas lieu de la généraliser à l’ensemble des noms gaulois.

[2] Les lecteurs belges de la Ligne Claire savent bien entendu déjà que c’est à Victor de Laveleye, et non pas à Churchill, que revient la paternité du geste du V de la victoire.

Blake et Mortimer

Le Dernier Pharaon

Ouvrage hors-série basé sur les aventures de Blake et Mortimer, le Dernier Pharaon nous plonge dans un univers d’apocalypse où tout est renversé.

Cet ouvrage à huit mains puise aux sources de l’œuvre de Jacobs, le Mystère de la Grande Pyramide en particulier mais aussi Le Piège Diabolique, mais n’en reprend pas les codes. On notera en particulier que le dessinateur, François Schuiten, conserve son style à lui qu’on a pu découvrir dans les Cités Obscures et qu’il ne s’est pas senti tenu de se conformer au style graphique propre à la ligne claire.

Dans Le Dernier Pharaon on retrouve un Mortimer vieilli errant dans la ville de Bruxelles, devenue une sorte de Tchernobyl à la suite d’un mystérieux accident qui a libéré une énergie inconnue contenue dans une pyramide inversée, tapie sous l’imposant palais de justice. Blake quant à lui, se tient en retrait dans cette histoire.

A l’instar de la pyramide, les rôles habituels sont inversés puisque, plutôt que l’empereur Basam-Dandu, ce sont les « bons », en l’occurrence l’armée britannique, qui menacent de précipiter la fin du monde. La mer souterraine qui recouvre aussi une partie de la ville basse tire sa puissance évocatrice du déluge biblique (Gn, VII) d’autant qu’elle abrite des monstres marins, ici un basilosaurus, là la baleine qui engloutit Jonas. Guidé par la lanterne du Professeur Mortimer, le lecteur s’engage à sa suite dans un univers inconnu et menaçant, où, comme dans le film Délivrance, le maniement de l’arc et de flèches est devenu essentiel à la survie.

Ouvrage ténébreux, où l’atmosphère l’emporte sur la structure du récit, Le Dernier Pharaon fait appel certes à l’univers de Jacobs mais s’affranchit avec succès de ses codes, somme toute assez raides.

 

Schuiten, Van Doormael, Gunzig, Durieux, Le Dernier Pharaon, Editions Blake et Mortimer

La Vallée des Immortels

 La Malédiction de Blake et Mortimer

Les années paires comme 2018, Blake et Mortimer sont condamnés à faire leur réapparition au sein d’un nouvel album, La Vallée des Immortels, que saint Nicolas est venu déposer il y a un mois dans la botte de La Ligne Claire posée devant la cheminée.

Depuis que la série a été reprise en 1987, en général par une équipe composée d’un scénariste et d’un dessinateur (mais ici de deux dessinateurs), les auteurs ont été confrontés ou plutôt se sont volontairement soumis à de multiples exigences : reproduire le style de la ligne claire en vogue parmi l’école d’Hergé, conserver les codes de la série tels que les avait définis E.P. Jacobs, insérer une histoire dans une fourchette de temps allant grosso modo de la fin des années quarante au début des années soixante et surtout rédiger un scénario qui soit à la fois original et vraisemblable. En outre, au vu du succès qu’a connu cette reprise, les auteurs font l’objet d’une pression commerciale de la part de l’éditeur mais aussi d’exigences de la part de lecteurs complices qui demandent du neuf, à la condition expresse qu’il soit rigoureusement conforme à l’ancien.

Vingt-cinquième album de la série, la Vallée des Immortels (à l’image de nos deux héros, toujours en vie septante-deux ans après leur première parution) distribue les rôles de façon immuable, telle une tragédie grecque. Au Capitaine Blake (qui jamais ne monte en grade) revient la défense de Hong Kong face aux communistes de Mao tandis que Mortimer se passionne pour une mystérieuse antiquité chinoise. Le méchant de circonstance, Xi-ni, un seigneur de la guerre, se met à la recherche d’un manuscrit secret tandis que le Colonel Olrik, l’éternel méchant, immortel lui aussi, ne rêve que d’assouvir sa vengeance pour l’échec subi à Lhassa dans le Secret de l’Espadon, dont cet album constitue une suite.

Outre le clin d’œil à Tintin et le Lotus Bleu que constitue la couverture qui dépeint Mortimer en rickshaw, le scénariste Yves Sente reprend le mécanisme qui anime Le Secret de la Licorne, à savoir la nécessité de réunir plusieurs documents ou objets en vue de pouvoir résoudre une énigme. Comme chez Hergé, deux histoires vont s’imbriquer, celle lointaine qui retrace l’origine de ces documents, et celle, actuelle, qui fait le récit de leur quête. Alors que l’histoire entremêle la guerre civile bien réelle que se livrent nationalistes et communistes chinois et celle, fictive, que les héros livrent à Xi-ni, la multiplication des personnages et les nombreux renvois à l’histoire chinoise ancienne rendent le récit quelque peu touffu et pourront dérouter le lecteur. Dessiné à quatre mains, cet album se distingue par ses planches richement travaillées et des coloris chatoyants qui conviennent bien à l’environnement tropical dans lequel se déroule l’intrigue.

Nos héros parviendront-ils à réunir les anciens documents ? Pourront-ils sauver la colonie britannique face à la double menace des communistes et d’Olrik œuvrant pour Xi-ni ? La Ligne Claire l’ignore et devra patienter que paraisse le 26e épisode qu’elle achètera de bonne grâce. D’ici là elle aura lu avec plaisir un album de facture volontairement classique, au scénario un peu dense certes mais conforme aux attentes de son public.

 

Yves Sente, Peter van Dongen, Teun Berserik, La Vallée des Immortels – Tome 1er, Editions Blake et Mortimer/Studio Jacobs, 2018.

Astérix chez les Français

Astérix renvoie aux Français une image d’eux-mêmes

 

La parution d’un nouvel album d’Astérix fournit l’occasion de s’interroger sur son succès. Certes, la série renvoie aux Français l’image qu’ils ont d’eux-mêmes: bagarreurs, irrévérencieux, amateurs de bonne chère, adeptes d’un mode de vie tout à la fois fier et désinvolte et qu’ils s’imaginent le monde leur envier, mais il y a plus.

 

France Libre et village gaulois

Astérix voit le jour en 1959, l’année même où le Général de Gaulle, rappelé au pouvoir l’année précédente, est élu président de la République. De Gaulle, le plus illustre des Français, est rappelé au pouvoir parce qu’il incarne tout à la fois l’homme de l’espoir avec l’appel du 18 juin, l’homme qui assure une place à la France dans l’échiquier des nations en 1944-45 et l’homme de la nouvelle Ve République ; en un mot, il est le seul qui sache à la fois faire front à l’adversité et incarner une certaine idée de la France. On le retrouve sans peine sous les traits du chef gaulois Abraracourcix, les bras tendus vers le ciel haranguant les habitants du village en termes de « Gaulois, Gauloises », incarnation d’une certaine idée de la Gaule. De même que de Gaulle crée à Londres la France libre, de même Astérix habite un village non-occupé qui résiste « encore et toujours » à l’envahisseur, sorte de portrait onshore de la France libre.

De plus il est tout aussi aisé de reconnaître sous les légions romaines les divisions de la Wehrmacht. Si les forces allemandes finissent par occuper l’ensemble du territoire français, le village gaulois symbolise ce qu’on ne peut conquérir matériellement, l’esprit de résistance, celui-là même dont de Gaulle s’est fait l’âme à Londres. Face à la réalité de fait, la défaite et l’occupation de la Gaule, Uderzo et Goscinny n’ont d’autre recours que de faire appel à la dérision pour dépeindre l’occupant. Certes les Romains disposent de la force mais ils sont niais et lourds d’esprit alors que les Gaulois se révèlent malins et astucieux.

Toute la Gaule (la France) est donc occupée par les Romains (les Allemands). Qu’est-ce qui permet donc aux Gaulois de faire face aux Romains ? Une force supérieure en nombre, des compétences qui font défaut à l’occupant, une certaine ingéniosité tout simplement ? Non, rien de tout cela car, tous les lecteurs d’Astérix le savent, la réponse tient en la potion magique du druide Panoramix. Et qu’a-t-elle donc de particulier cette potion ? Loin d’être le produit d’un savoir-faire supérieur, la potion est magique justement, il suffit de la tirer de son chapeau pour déjouer les légions romaines et affirmer non seulement l’identité gauloise mais le triomphe de son génie face à la puissance de l’occupant. Vue sous cet angle, la potion magique n’est que l’instrument qui permet au village gaulois d’entretenir l’illusion de son indépendance, célébrée dans de grands festins, alors que la Gaule est occupée par les Romains, livrée à des forces qu’elle ne maîtrise plus, de la même manière que de Gaulle a su persuader les Français de la grandeur de la France en dépit de la défaite de 1940 et de la décolonisation.

 

Empire romain et Union Européenne

Tous les lecteurs des albums d’Astérix le savent, leur héros ne reste guère à demeure et entreprend au contraire de rendre visite aux peuples voisins, cette fois-ci en Italie où il retourne depuis Astérix Gladiateur, paru en 1964. Sous le vernis d’une excursion touristique décrite de façon pittoresque, les voyages d’Astérix poursuivent en réalité un double but. Le premier est de démontrer, qu’en franchissant à sa guise la ceinture des camps romains qui ceignent le village, Astérix proclame son indépendance face à César alors que la Gaule fait désormais partie de l’Empire romain de même que la France actuelle a cédé une part de sa souveraineté à l’Union Européenne et à la BCE. Le second aspect des voyages d’Astérix consiste à en faire le héraut de ces valeurs gaulliennes, françaises dans leur nature mais qui se veulent universelles dans leur portée. Astérix témoigne d’une France qui demeure elle-même malgré tout et qui invite ses voisins à faire de même. Les Belges et les Suisses seront donc reconnaissants envers leur grand voisin qui, par l’entremise de son petit héros Gaulois, leur aura expliqué qui ils sont et ce qu’il y a lieu de faire pour préserver leur identité dont, sans lui, ils n’auraient pas eu connaissance.

En définitive, le succès d’Astérix tient à ce double aspect. D’une part il agit comme un exorcisme de la défaite de 1940 et du déclin politique et économique de la France depuis la guerre : Astérix entretient sous forme ludique l’idée d’une certaine France où non seulement il fait bon vivre mais où le génie français s’impose comme une évidence. D’autre part il conforte les Français dans l’idée, que d’autres peut-être tiendront pour une illusion, qu’un destin particulier les appelle à jouer un rôle singulier dans le monde. Jean-Luc Mélenchon par exemple ne disait pas autre chose lorsqu’il évoquait, à l’occasion de la campagne électorale pour la présidentielle de 2012, la destinée universelle de la France. En 2017, c’est aux Italiens qu’il revient d’en prendre connaissance.

Blake et Mortimer: le Testament de William S.

C’est décembre et nous sommes une année paire, c’est donc que nous attendons la parution d’un nouvel album de Blake et Mortimer. Effectivement, La Ligne Claire s’est procuré le plaisir de lire, avec un mois de retard, le Testament de William S., le nouvel album de la série. Dû aux talents d’Yves Sente et d’André Juillard, sans doute la meilleure paire à reprendre l’œuvre de Jacobs, l’album s’inscrit résolument dans la ligne des précédents, où il s’agit pour les héros de résoudre une énigme. Le Secret de l’Espadon, le Mystère de la Grande Pyramide, l’Enigme de l’Atlantide, autant de titres de l’œuvre originale de Jacobs qui renvoient à la résolution d’une énigme.

Le choix du genre contraint les auteurs, quels qu’ils soient, à situer leur aventure grosso modo entre la fin de la guerre et le début des années soixante ; avec le Testament de William S., l’action se déroule en 1958. Mais pour échapper à une chronologie qui coince les scénaristes contemporains de la série, Yves Sente fait appel à un mécanisme plusieurs fois utilisé par Jacobs lui-même et qui consiste à renvoyer une partie de l’histoire, voire les héros eux-mêmes, dans le passé. Le passé ici c’est le début du XVIIe siècle, l’époque où sont écrites les grandes pièces attribuées à Shakespeare. Mais en est-il vraiment l’auteur ? Sente reprend ici une technique romanesque éprouvée, celle de la recherche d’une identité cachée, le comte de Monte-Cristo, mettons. A cela s’ajoute celle de la course contre la montre, il faut être à tel endroit à telle heure, et qui fournit par exemple le ressort du roman de Jules Verne, le Tour du Monde en Quatre-Vingt Jours ; enfin on retrouve les techniques mises en œuvre dans tous les romans dont l’objet est une chasse au trésor, à savoir la découverte d’un ou de plusieurs indices qui doivent mener à l’objet à découvrir. Dan Brown ne fait pas autre chose.

Tout cela fait du Testament de William S. un album de facture classique, mais dont la lecture n’est pas toujours aisée ; aussi les auteurs se voient-ils contraints de voler à la rescousse de leurs lecteurs et de leur fournir aux deux dernières pages les explications nécessaires à la bonne compréhension de l’ensemble de l’album.

Blake et Mortimer évoluent dans un univers et à une époque où les formalités sont de mise et où même Olrik, le gangster, ne manque pas de distinction. C’est pourquoi, La Ligne Claire déplore les nombreuses entorses à l’étiquette qu’on peut y relever. Carlson, le maître d’hôtel de Downton Abbey, n’aurait jamais été pris en défaut d’appeler « Sir » un comte, le comte d’Oxford, le méchant de l’histoire. « Sir » est un titre réservé aux chevaliers ou aux baronnets ; il convient de s’adresser à un comte en lui disant « Mylord » si on est de rang inférieur, ce que fait Carlson dans la série, ou bien Lord Oxford dans le cas contraire. Bien plus, on voit Lord Oxford faire un baise-main à Mrs Summertown à la page 7. La Ligne Claire peut témoigner d’expérience que les dames anglaises, lorsqu’elles se retrouvent à l’étranger, ne sont pas insensibles à cette marque de respect et de galanterie que constitue le baise-main, mais il n’en demeure pas moins que cet usage est inconnu en Angleterre. Enfin, le comte s’adresse à Mrs Summertown en lui disant « How do you do ? » sachant que cette expression ne s’utilise que lorsqu’on rencontre une personne pour la première fois, alors qu’ils se connaissent déjà. La formule correcte aurait été « How are you, Mrs Summertown ? » ou tout simplement « Good evening, Mrs Summertown ».

La Ligne Claire avait déjà surpris les auteurs in flagrante dans un épisode précédent, ce qui les avait conduit à revoir leur copie. C’est regrettable car l’exactitude des détails dans l’œuvre de Jacobs est précisément ce qui permet à la fiction de paraître vraisemblable.

 

Hergé au Grand Palais: l’artiste et la quête

Une première

Le 26 septembre dernier s’est ouverte à Paris une exposition dédiée à Hergé, la première que le Grand Palais ait jamais consacrée à un auteur de bande dessinée. D’emblée l’affiche qui illustre l’exposition, une combinaison d’une photo d’Hergé et d’un détail d’une planche figurant Tintin, en indique le vrai sujet, la quête intime que les aventures de Tintin ont constitué dans la vie d’Hergé

Car si Hergé est également l’auteur d’autres bandes dessinées, Quick et Flupke d’une part et Jo et Zette de l’autre, et qui ont chacun leur charme, s’il s’est rêvé illustrateur d’affiches publicitaires, s’il a tâté de la peinture, c’est dans les aventures de Tintin, son œuvre intime, qu’il se révèle tout autant qu’il se trouve. « Tintin, c’est moi » déclarait Hergé. Et puis, de même que Pierre Assouline [1] avait rédigé une magnifique biographie d’Hergé, cette exposition est bien vouée à Hergé et non pas à Georges Remi, son nom à l’état civil car, avec Tintin c’est aussi Georges Remi qui devient Hergé.

 

La Ligne Claire

Dessinateur autodidacte, Hergé se consacre avant guerre à dessiner des affiches et à raconter des histoires de BD, alors naissante, en une page seulement ; toute sa vie il excellera dans l’art du gag qui fonde les aventures de Quick et Flupke. Mais surtout il développera son propre style de dessin, très épuré mais où tout est dit, et auquel on donnera plus tard le nom « La Ligne Claire ». Proche notamment de la peinture de de Chirico, Hergé s’applique à dessiner d’abord et ce n’est qu’en un deuxième temps qu’il remplit les volumes ainsi créés de couleurs étales, sans dégradé, si bien que son œuvre en acquière cette lisibilité qui demeure la marque de son art. Plus tard, après la guerre, ce style donnera naissance à l’école belge de bande dessinée où s’illustreront les collaborateurs dont Hergé s’était entouré, Jacques Martin et Edgar P Jacobs notamment.

 

Le Lotus Bleu, un tournant

Chemin faisant, cette exigence du dessin se fera le reflet d’une exigence éthique si bien que les temps où Tintin abat des antilopes au Congo belge le cèdent à ceux où il découvre d’autres cultures et s’en fait en quelque sorte l’avocat. Le Lotus Bleu marque un tournant essentiel à cet égard, où Hergé met en scène Tchang Tchong Jen [2], un artiste chinois rencontré à Bruxelles, sous le nom de Tchang tout simplement. Il s’agira d’une nouvelle naissance pour Tintin, qui, nouveau Moïse, tire Tchang des eaux d’un fleuve en crue au péril de sa vie. De même que Tintin et Tchang forgeront une profonde amitié que le départ de Tintin vient attrister mais non amoindrir, Hergé et Tchang Tchong Jen noueront une relation presque spirituelle malgré une séparation d’un demi-siècle. Avec le Lotus Bleu Tintin, mais aussi Hergé, auront acquis un esprit nouveau où la générosité du cœur s’allie à la rigueur du trait.

 

La quête du père

Il faudra attendre l’arrivée du Capitaine Haddock pour donner à l’œuvre d’Hergé son orientation définitive. Il y a une trentaine d’années, Serge Tisseron, un psychanalyste français, proposait une lecture de l’ensemble des albums Tintin, pris non comme une collection d’ouvrages individuels mais comme un opus, une sorte de Comédie Humaine en bandes dessinées, où il mettait à jour le secret d’Hergé, la quête du père. [3]

Si Hergé en effet est bien le fils d’Alexis Remi et d’Elisabeth Dufour, il est en revanche de grand-père inconnu car un doute subsiste quant à la paternité d’Alexis et de son frère jumeau Léon, nés en 1882. Fils de Léonie Dewigne, sont-ils les enfants de Philippe Remi qui reconnaîtra les deux garçons après avoir épousé leur mère en 1883 ou au contraire d’un certain Alexis Coismans qui s’était chargé d’effectuer la déclaration de naissance ? Léonie Dewigne était employée de maison chez le comte Errembault de Dudzeele; le comte lui aurait-il prodigué des faveurs ? C’est possible. Ou encore le roi Léopold II qui venait, dit-on, rendre visite à la comtesse en son château? Cela relève de la spéculation. De tout ceci, une seule certitude demeure : la paternité d’Alexis et Léon demeure incertaine.

Cette certitude de l’incertitude imprègnera toute l’œuvre d’Hergé qui s’attachera, au travers de son œuvre, à trouver une réponse quant à l’identité de son grand-père. Très tôt, dès le quatrième album, les Cigares du Pharaon en 1932, Hergé introduit les personnages des Dupond et Dupont. Jumeaux – mais comment peuvent-ils être jumeaux puisqu’ils ne portent pas le même nom en dépit d’une ressemblance physique quasi à l’identique ? – ils renvoient bien entendu aux vrais jumeaux que sont Alexis et Léon et qui eux aussi ont connu deux noms légaux différents, Dewigne puis Remi. Sans doute Hergé s’est-il égaré sur un chemin sans issue car l’apparition de deux personnages à la fois ne permet pas de répondre à la question « Qui est mon grand-père ? » de sorte qu’il faudra attendre 1940 pour voir émerger le Capitaine Haddock dans l’épisode du Crabe aux Pinces d’Or. Il est facile d’observer que le Capitaine Haddock est tout ce que Tintin n’est pas: il est hirsute, il boit, il fume, il jure, il s’emporte, en un mot il représente une figure masculine trempée face à un visage lisse et même asexué. En créant le Capitaine Haddock, Hergé donne un père à Tintin, lui qui n’a pas de famille, premier pas indispensable vers l’identification du grand-père, c’est-à-dire vers la constitution d’une généalogie.

Il ne faudra pas attendre longtemps pour que le Capitaine Haddock lui-même se mette en quête. Dans le Secret de la Licorne, il découvre qu’il a un ancêtre, le chevalier de Hadoque, que cet ancêtre est noble, qu’il est dépositaire d’un secret transmis à ses descendants et, plus tard, à l’aide de Tintin, que ce secret révèle un trésor. Dans l’épisode suivant, le Trésor de Rackham le Rouge, non seulement Haddock et Tintin découvrent-ils le trésor mais ils découvrent que le trésor réside en fait en l’acquisition par le Capitaine Haddock du château de son ancêtre, le château de Moulinsart, qu’on imagine proche de celui du comte Dudzeele. Car le roi avait voulu honorer en son temps le chevalier de Hadoque en lui conférant la seigneurie de Moulinsart de la même manière que, peut-être, Léopold II avait honoré la comtesse. Ainsi, en procédant à l’achat de Moulinsart, le Capitaine Haddock répare-t-il la négligence des fils du chevalier et rétablit cette filiation interrompue ou plutôt occultée pendant trois siècles.

On pourrait s’arrêter là et conclure avec Serge Tisseron que le secret d’Hergé, le secret de ses origines, a été percé et mis à jour, ce dont tous les tintinophiles sont informés depuis trente ans.

Cependant, la quête d’Hergé, car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une quête et pas seulement d’une enquête, relève d’une portée universelle. Tout homme qui ne connaît pas ses origines éprouve la soif de les découvrir et c’est du reste au travers de l’épreuve du Pays de la Soif que Tintin et le Capitaine Haddock forgent leur relation de manière définitive.

Cette question des origines est si profondément ancrée au cœur de l’homme que le Nouveau Testament s’ouvre sur ce mot clé, généalogie. Saint Matthieu, qui s’adresse aux Hébreux, a à cœur de montrer que Jésus est le Messie attendu selon les écritures, c’est-à-dire le descendant de David et même d’Abraham. Cette généalogie s’achève avec Joseph, l’époux de Marie, et à qui l’ange apparaît en lui donnant cette instruction «  Tu donneras à son fils le nom de Jésus ». Tout comme saint Matthieu au sujet de Jésus, Hergé a le souci de savoir comment il s’appelle : Remi, Coismans, Dudzeele, Saxe-Cobourg ? Freud dit justement que « changer une lettre d’un nom, c’est commettre l’équivalent du meurtre du père ». L’œuvre d’Hergé constitue le processus par lequel il structure sa propre identité et c’est pour cette raison qu’il convient de l’apprécier comme opus, non seulement sur le plan artistique mais dans la dimension même de la quête qu’elle représente. Le véritable terme de cette œuvre est formé par les Bijoux de la Castafiore, l’album où Tintin et Haddock n’éprouvent plus le besoin de courir le monde mais au contraire restent à demeure à Moulinsart, le lieu qui permet à Haddock de renouer avec ses ancêtres et qui matérialise en quelque sorte la généalogie qu’il s’est découverte au fil des épisodes précédents. Que cet album constitue la véritable fin de l’œuvre d’Hergé est écrit en toutes lettres à la dernière case : « C’est fini, mille sabords ».

 

Hergé redevient Georges Remi

Désormais, Hergé a dit tout ce qu’il avait à dire. Georges Remi, qui fait alors la connaissance de Fanny Vlaminck qu’il épousera plus tard, prend le pas sur Hergé et marque sa distance à l’égard de Tintin. C’est pourquoi, de l’avis de La Ligne Claire, les deux derniers albums, Vol 714 pour Sydney et Tintin et les Picaros, dus à la pression commerciale engendrée par Astérix et davantage fruits des studios Hergé que de Hergé lui-même, apparaissent si déstructurés au lecteur.

 

L’exposition, le parcours d’une vie

Le Grand Palais met en avant les différents aspects du talent d’Hergé, connus et moins connus; à côté du dessinateur hors pair qui contribue de manière essentielle à faire de la bande dessinée l’art qu’elle est aujourd’hui et dans laquelle il met tout son cœur, le visiteur découvre l’affichiste de ses débuts, le peintre abstrait de l’âge mûr et le grand collectionneur d’art moderne. Planches originales de Tintin, affiches vantant les sports d’hiver ou les jouets, expression de cet art nouveau que fut La Ligne Claire, elles demeurent si belles parce que lisibles par tous, de sept à septante-sept ans.

 

 

 

 

 

 

[1] Pierre Assouline, Hergé, Gallimard, 1998

 

[2] Plus tard, à l’initiative de Jack Lang, Tchang Tchong Jen réalisera le buste du président François Mitterrand, sans qu’on sache tout-à-fait si M. Lang fait appel au sculpteur ou au personnage du Lotus Bleu.

 

[3] Serge Tisseron, Tintin et le Secret d’Hergé, Presses de la Cité, 1993

Noko, plur. Banoko

Les lecteurs du Temps se souviendront qu’il y a près de soixante ans Tintin s’était rendu en Suisse, à Cointrin d’abord, à Cornavin ensuite, qu’il avait été victime d’une queue de poisson sur la Route Suisse qui le précipite dans le lac, et qu’il tachait de joindre la villa du professeur Topolino, route de Saint-Cergue à Nyon, dont il ignorait qu’elle était truffée d’explosifs.

Un quart de siècle auparavant, Tintin avait entrepris le voyage de l’Afrique, c’est-à-dire de son point de vue, du Congo belge. Embarqué sur le paquebot Thysville, il débarque à Matadi, le grand port du Congo, où il est accueilli par la foule en liesse et porté en triomphe aux cris de « Vivent Tintin et Milou ».

Mais alors que Tintin et le Capitaine Haddock fonçaient sur la Route Suisse, les yeux rivés sur le volant, pour gagner au plus tôt la villa du professeur Topolino, ils ne songeaient pas à jeter un coup d’œil à la jolie chapelle Heimatstil de Saint-Robert à Founex, où par contre s’arrête ces jours derniers un personnage d’importance.

Hergé était friand de ces correspondances où ses personnages refont surface d’un album à l’autre, à l’instar de Dawson, chef de la police de la concession internationale de Shanghai, qui réapparaît comme marchand s’armes dans « Coke en Stock ».

C’est donc dans cette filiation de la BD que s’inscrit tout naturellement la visite de Mgr Nlandu Mayi Daniel, actuel évêque de Matadi, auprès de l’abbé Giraud Pindi, prêtre de son diocèse détaché en qualité de curé de Terre-Sainte.

« Ah, vous êtes belge ?, me dit l’évêque. Un noko alors» « Un noko, moi ? » aurait rétorqué le capitaine Haddock. « Et eux, c’est votre famille ? poursuit-il. Alors ce sont des banoko.»

« Rassurez-vous », c’est ainsi que nous appelons les Belges au Congo: noko = oncle, banoko au pluriel ».