Les Services secrets et Sa Majesté

Au chapitre XIII du livre des nombres, il est écrit que Moïse envoie douze espions explorer le pays de Canaan et faire rapport de ce qu’ils y trouvent, ce qui amène La Ligne Claire à classer l’espionnage au rang de deuxième plus vieux métier du monde.

Richard Aldrich et Rory Cormac, deux professeurs aux universités de Warwick et de Nottingham, se sont attachés à décrire dans ce gros livre les liens complexes qui unissent la famille royale d’Angleterre au monde de l’espionnage au fil des siècles. Tantôt acteurs, tantôt objet et même victimes d’entreprises d’espionnages, les souverains britanniques et leur famille se situent au centre d’un réseau dont les mailles sont formées par MI5 et MI6, des diplomates et des policiers, des services secrets étrangers parfois amis et parfois pas, auxquels s’ajoute une longue liste de personnages louches.

Les deux auteurs font démarrer leur histoire avec le règne d’Élisabeth Ière. Confrontée à la menace existentielle que constitue l’Espagne catholique, la souveraine est amenée à développer un arsenal de mesures qui ont toujours cours de nos jours. Ses diplomates sont désormais chargés d’espionner pour le compte de la Couronne, à qui ils envoient des rapports codés, non sans avoir noué des appuis secrets avec des puissance étrangères, le Prince d’Orange par exemple. Là où le recours officiel à la force n’est pas possible, elle emploie des pirates (Sir Francis Drake) de la même façon que la Russie a recours aux mercenaires Wagner de nos jours. Si la menace se fait trop aigüe, elle imagine de toutes pièces des « complots papistes », les fake news d’alors, qu’elle dénonce dans des pamphlets pour se débarrasser de ses ennemis qu’elle fera torturer à la Tour de Londres, empoisonner, assassiner ou exécuter (Marie Stuart). Les Américains avec Guantanamo et leurs attaques par drone et les Russes avec le Novitchok à leur façon déploient les mêmes stratégies.

Cependant le gros de l’ouvrage est consacré à la période qui s’étend de la reine Victoria à Élisabeth II. Reine constitutionnelle, Victoria accède au trône en 1837 alors qu’elle n’a que dix-huit ans, et, sans expérience, se trouve démunie face à ses ministres. Plus tard, mariée à Albert de Saxe-Cobourg, devenue la grand-mère des souverains de toute l’Europe, elle compensera son relatif manque de pouvoir formel par l’exploitation assidue de son vaste réseau familial, qui lui remonte sans cesse des informations, parfois même avant que son gouvernement n’en dispose.

Les auteurs connaissent bien leur affaire et passent ces deux siècles en revue en grand détail, parfois trop puisque le lecteur se voit condamné à relire des épisodes déjà bien connus, l’assassinat de Raspoutine, l’abdication d’Édouard VIII et, plus près de nous, le décès accidentel et tragique de la Princesse de Galles. On s’égare parfois au milieu de ces anecdotes qui ne paraissent pas toutes essentielles à l’argumentation.

Soigneusement documenté, de lecture agréable, de l’avis de La Ligne Claire, ce gros livre aurait gagné à être plus court et à aborder une approche plus thématique plutôt que de reposer sur la simple succession des souverains. Cela dit, les passionnés de la Couronne britannique y trouveront leur compte et, pour le règne d’Élisabeth II, feront sans peine le lien avec la série The Crown.

 

Richard Aldrich and Rory Cormac: The Secret Royals: Spying and the Crown, from Victoria to Diana, 736 pages, Atlantic Books 2021.

Dominique de la Barre

Dominique de la Barre est un Belge de l'étranger naturalisé suisse, amateur d'histoire et du patrimoine culturel européen, attaché aux questions liées à la transmission.

Une réponse à “Les Services secrets et Sa Majesté

  1. Merci pour ce très intéressant nouvel article. Oui, l’espionnage peut être qualifié de second plus vieux métier du monde, après celui… d’enseignant: celui-ci ne se confond-il pas de plus en plus avec le premier et ne pourrait-on leur ajouter ceux d’humanitaire et de journaliste?

    Permettez-mois de vous citer une petite anecdote: en 1968, alors que j’étais en mission bénévole pour une ONG suisse de secours et journaliste indépendant, à une époque et dans un contexte où le journalisme humanitaire faisait florès, dans l’ex-province du sud-est nigérian qui avait fait sécession un an plutôt sous le nom de “République du Biafra”, profitant d’un vol de nuit à bord d’un avion du CICR qui faisait le pont entre l’île espagnole de Fernando Po et le réduit biafrais pour rejoindre la base de notre organisation à Libreville, j’ai été arrêté par les autorités militaires à mon arrivée peu avant minuit sur la piste clandestine des rebelles. Les vols vers le réduit biafrais, souvent à bord d’avions-pirates, se faisaient de nuit, tous feux éteints et à vue, sans contact radio avec le sol, et ceci dans des conditions de risques extrêmes qu’on a peine à imaginer à l’heure des voyages par “Easy Jet”. Motif de mon arrestation: “Security reasons” – entendez, espionnage.

    Dans mon inconscience juvénile et ma quête de sensations fortes d’alors, je ne me rendais même pas compte que je séjournais sur territoire biafrais en toute illégalité. Le traitement habituel pour ce genre d’infractions, à cette époque (mi-octobre 1968) cruciale pour la survie des rebelles encerclés sur tous les fronts par trois divisions nigérianes bien armées et entraînées, était l’exécution sans délai ni formalités. Avec sensations fortes garanties.

    La sentence était appliquée contre le mur arrière du bâtiment délabré, aux relents pestilentiels de chairs putrescentes et étouffant dans la chaleur tropicale, qui servait à la fois de douane, de salle d’attente et de local d’interrogation. En un temps où la tension chez les sécessionnistes, sur le point d’être pris d’assaut et leur territoire déjà réduit à une peau de chagrin prêt à être coupé en deux, était à son comble, leur méfiance envers tout nouvel arrivant était donc plus que de mise.

    Et mon arrivée n’avait pas de quoi les rassurer. En effet, le matin même avant mon départ de Santa Isabel pour le Biafra, j’étais assis dans le bureau du consul général de Grande-Bretagne dans la capitale de cette ancienne colonie espagnole alors en pleine fièvre indépendantiste. Le représentant de Sa Gracieuse Majesté me faisait une proposition pour le moins inattendue pour un délégué volontaire d’ONG de secours: de sa voix chevrotante sous l’effet d’un accès de fièvre du à la malaria, suant et s’épongeant sans cesse le front avec son mouchoir, il me demandait ni plus, ni moins de le renseigner sur les fréquences radio et les codes utilisés par les pilotes des avions pour communiquer avec la tour de contrôle de la piste clandestine des Biafrais.

    Moi qui ne savais même pas – et ne sais toujours pas – comment fonctionne un poste à galènes, et bien que produit de la génération des enfants-fleurs sevrée au slogan “turn on, tune in, drop out”, je me voyais déjà promu “ipso facto” et bien malgré moi nouvel agent 007 du M16 – toujours à titre bénévole, bien sûr.

    Après avoir remercié le consul général par un “thanks, but no thanks” pour sa proposition, je suis retourné au centre-ville, rassuré quant à mon avenir professionnel: si d’aventure je devais me trouver un jour au chômage, au moins ne pourrait-on pas me reprocher de ne pas avoir fait tout mon possible pour éviter ou abréger celui-ci. Fût-ce quitte à me faire fusiller sans autre forme de procès contre le mur d’une repoussante baraque tropicale et dans un décor qu’on aurait cru sorti tout droit d’un roman de Joseph Conrad, de Graham Greene ou d’Evelyn Waugh.

    Oui, même si le consul général n’était pas Moïse ni le pourtant très catholique Biafra, qui menait alors une véritable guerre de religions pour sa survie, la terre de Canaan, l’espionnage avait pour moi aussi, “nolens volens”, des connotations bibliques bien réelles. Et, en parfait ingénu, je m’étais laissé captiver par son jeu d’illusions.

    Petite question subsidiaire: la mort tragique de Lady Diana était-elle vraiment accidentelle? Ses causes ne font-elles pas débat encore aujourd’hui?

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