Les Routes de la Soie

Les Routes de la Soie

Roma caput mundi, enseignait le manuel de latin de La Ligne Claire dans son enfance, sans se douter que la Chine, qui se nomme elle-même l’Empire du Milieu, émettait les mêmes prétentions. Peter Frankopan, un historien à l’Université d’Oxford où il dirige le Centre de Recherches Byzantines, tranche et fait de la Perse et des pays voisins le centre de gravité de l’histoire du monde.

Notre vue euro-centrique du monde, argumente Frankopan, se fonde d’une part sur le double héritage gréco-romain et judéo-chrétien et d’autre part sur la découverte accidentelle des Amériques ; les Européens eurent tôt fait d’y implanter leur culture et surtout de réorienter le commerce (d’esclaves, de coton, de sucre de canne) au détriment des séculaires routes de la soie qui sillonnaient le vaste continent eurasien ou le ceignaient par voie des mers. Le choix de Greenwich comme lieu du méridien de référence illustre bien cette vision du monde qui place l’Europe de manière arbitraire au centre des planisphères qui nous sont familières.

Frankopan estime que cette parenthèse accidentelle se clôt aujourd’hui avec le déclin de l’Europe et l’émergence de la Chine, dont le projet One Belt, One Road dévoile les ambitions et vise à rétablir ces antiques routes. L’heure est donc venue, estime l’auteur, de remettre l’église, ou la mosquée, ou le temple bouddhiste au milieu du village planétaire.

Les Routes de la Soie, une appellation forgée en 1877 par Ferdinand von Richtofen, un historien allemand, désignent ce faisceau de routes, principalement terrestres, mais aussi maritimes, qui relient les côtes orientales de la Méditerranée – cette mer qui a tort de se figurer au milieu du monde – à l’Extrême Orient. Que les Européens et les Orientaux aient commercé depuis la plus haute antiquité est clair puisque déjà les Romains se vêtaient de soieries. Le lecteur européen aura bien entendu à l’esprit les exemples les plus audacieux de ces rencontres : l’épopée d’Alexandre le Grand, l’expédition de Marco Polo, le voyage de Vasco de Gama autour de l’Afrique et, en sens inverse, les incursions mongoles et les ravages infligés par la Grande Peste; il sera en revanche moins familier sans doute des Sogdiens et des habitants de la Bactriane.

L’originalité de cet ouvrage réside en l’utilisation des Routes de la Soie comme clé de lecture de l’histoire universelle. La découverte des Amériques par exemple s’entend comme la recherche par Colomb d’une Route de la Soie alternative. La Ligne Claire doit avouer parfois avoir de la peine à suivre l’auteur qui fait du Great Game, du nom de la rivalité entre Anglais et Russes en Asie centrale au XIXe siècle, le moteur de la Grande Guerre, d’autant qu’Anglais et Russes étaient alliés contre les Empires centraux, plutôt que rivaux. On hésitera davantage encore lorsque l’auteur présente l’Holocauste comme la conséquence de l’échec de l’Allemagne à se frayer une route qui mène aux champs de pétrole de la Caspienne, sans référence à l’idéologie nazie.

Si les échanges avec l’Orient ont certes leur importance, faut-il pour autant en faire l’alpha et l’oméga de l’histoire du monde ? La Ligne Claire se plait à croire que les cathédrales gothiques ou les monastères cisterciens sont la marque d’un génie propre à l’Europe, distinct de cette immensité asiatique, dont Metternich disait qu’elle commençait aux portes de Vienne.

Auteur d’une grande érudition, Frankopan éblouit son lecteur. On parcourt tant les siècles que les steppes au pas de charge au fil de ces 736 pages si bien que le lecteur pourra s’en retrouver désamorcé face à l’avalanche de détails fournis au sujet de contrées exotiques, de civilisations disparues et de personnages inconnus. De plus, Frankopan, qui s’adresse à un grand public, en sait beaucoup plus que son lecteur et se place dans une situation favorable d’où il peut à sa guise, soupçonne La Ligne Claire, avancer les preuves qui lui conviennent et écarter celles qui l’incommodent.

Modestement sous-titré A new History of the World en anglais, Les Routes de la Soie entend proposer rien moins qu’une nouvelle lecture de l’histoire du monde, au gré de laquelle Frankopan emmène son lecteur d’un style très envolé. On regrettera que la traduction française non seulement ne suive pas mais laisse continûment transparaître tant la syntaxe que le vocabulaire anglais ; par exemple, en évoquant le célèbre journal de Samuel Pepys, le traducteur parle de son diaire, un mot tombé en désuétude à telle enseigne qu’il ne figure pas au Petit Robert.

Enfin, un coup d’œil sur internet révèle que l’auteur, Peter Doimi de Lupis, a adopté en l’an 2000 à la suite de son père le patronyme de Frankopan, du nom d’une famille de l’aristocratie croate éteinte au XVIIe siècle, et qu’il fait un usage libéral de divers titre de comte et de prince dont la légitimité est sujette à caution. Vanitas vanitatis direz-vous, mais la Ligne Claire ne peut s’empêcher de penser qu’un peu de cette poudre aux yeux s’est répandue sur les accotements de ces Routes de la Soie.

Peter Frankopan, Les Routes de la Soie, Editions Nevicata 2017, 736 pages.

 

 

Dominique de la Barre

Dominique de la Barre est un Belge de l'étranger naturalisé suisse, amateur d'histoire et du patrimoine culturel européen, attaché aux questions liées à la transmission.

12 réponses à “Les Routes de la Soie

  1. Merci de cette analyse de cet excellent ouvrage (même si je trouve qu’au début il semble exagérer le rôle des Vikings).

    1. Tu as parfaitement raison et ce qui vaut pour les Vikings vaut aussi pour les exemples que j’ai cités, la Wehrmacht en Ukraine par exemple. Le défaut de ce livre c’est que l’auteur, ayant proposé une théorie universelle de l’histoire du monde, s’efforce de faire cadrer la réalité des faits au sein de cette théorie.

  2. Merci, cher Dominique, pour cette amusante analyse effectuée avec le regard distancié et l’humour subtil qui te caractérisent. Juste une précision pour dire que le mot “diaire” est un mot français fort ancien que connaissent bien tous les historiens de la Normandie. On parle en effet du diaire du chancelier Séguier pour désigner le journal de l’expédition faite par ce dernier après la révolte des Nus-Pieds. Le mot à d’autres occurrences, semble-t-il dès le Moyen-Age. Je te concède qu’il est aujourd’hui d’une pédanterie inutile, surtout pour désigner le journal du bon Samuel.

      1. De mémoire, diaire appartient aussi au vocabulaire jésuite, journal dans lequel on transcrivait les évènements du jour et obligatoire dans toutes les maisons de la Compagnie de Jésus.

        1. Sans doute avez-vous raison. Je voulais souligner le caractère raide de cette traduction par l’emploi d’un mot tombé en désuétude. Il est salit qu’ici nous avons affaire au journal de Samuel Pepys, tout simplement.

  3. Il audra lire ce livre dont j’ai déjà entendu parler. Voilà un écrivain qui fait parler de lui, notamment à cause de sa généalogie controversée. Sauf erreur sa soeur a épousé la fille du duc de Kent, ce qui méritait bien un petit effort pour faire remonter l’origine de la famille à d’illustres princes lituaniens dont les mauvaises langues disent que le lignage est éteint. Mais cet historien enseigne tout de même à Oxford, donc en principe il faut croire qu’il est sérieux. On verra s’il est du niveau de Henri Pirenne. Peut-être pas.

    Je suis d’accord avec vous, nous autres européens sommes des barbares, mais nous avons tout de même créé une haute civilisation au moyen-âge avec nos cathédrales, nos chansons de geste etc. ll n’en est pas moins vrai que depuis l’empire romain le grand commerce mondial c’était la route de la soie, avec pendant longtemps des marchands juifs appelés les Rhadanites, supplantés plus tard par les Vénitiens et les Gênois.

    Au XIXe siècles les géopoliticien, pas seulement des Allemands comme Richtofen dont vous parlez ou Haushofer, mais aussi Mackinder qui a inspiré l’Empire Britannique et aujourd’hui les stratèges américains ont parlé du Heartland, l’Asie centrale, dont le contrôle donnerait la domination du monde. Le president Xi Jinping semble avoir repris cette idée à son compte au grand dam des Américains qui semblent prêts à faire la guerre mondiale pour ne pas se laisser supplanter dans le Heartland oû ils n’ont rien à faire et ne sont pas les bienvenus, ni d’ailleurs dans le Rimland, puisque le projet de Xi s’appelle ‘’une route une ceinture’’, ‘’one road one belt’’ et comprend autant les routes de la soie terrestres que maritimes. A mon avis il est inéluctable que les Chinois finissent par réactiver ces routes de la soie, et que par suite de cela la domination yankee aura une fin ce qui sera un bon débarras.

    Peut-être juste une chose, je n’ai pas lu le livre mais il n’est pas idiot de penser que le nazisme a été finacé à ses débuts notamment par Peter Deterding, de la Royal-Dutch Shell, qui voulait que l’Allemagne fasse la guerre aux Soviet pour reprendre les pétroles de Bakou.

  4. One of the best books I read recently. I strongly recommend you read Lost Enlightenment by S. Frederick Starr. I am sure you will enjoy it.

  5. Bonjour Dominique ,

    Merci pour les commentaires intéressants sur un sujet passionnant . Je t’invite , si possible , à lire l’article de Bruno Colmant ( La leçon de go dans l’économie chinoise ) paru ce week-end dans L’Echo . Il y a des similitudes avec le livre de Peter Frankopan ( que je n’ai pas lu ) bien que l’approche du sujet soit différente . L’influence de la Chine dans le monde va grandissant , à une vitesse que nous ne mesurons peut-être pas . La modernité de la politique chinoise , mais inscrite dans l’Histoire ( One belt, one road ) montre bien que ce pays n’est géré dans une optique d’immédiateté court-termiste mais poursuit des objectifs à long termes .
    La volonté de prolonger le mandat du président actuel en est l’illustration .

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