La religion, la société, l’Etat

Malraux

On connaît la célèbre phrase attribuée à Malraux : « Le XXIe siècle sera religieux ou bien ne sera pas ». Alors que nous sommes dans la 17e année de ce siècle, c’est bien de cette question que doivent débattre nos sociétés, les uns prônant la relégation totale de la religion à la sphère privée, d’autres au contraire plaidant pour une intégration du fait religieux dans la vie publique, selon des modalités qui peuvent varier sensiblement d’un pays à l’autre.

Constatons tout d’abord par observer que la religion, indépendamment de tout contenu de foi, est un phénomène sociétal : l’homme n’est pas religieux tout seul. Partout dans le monde on peut observer des lieux de culte où se rassemblent les fidèles, des pèlerinages en direction de lieux saints, un calendrier que rythment les grandes fêtes religieuses ou encore des habitudes alimentaires marquées par des interdits ou d’autres coutumes religieuses. C’est pourquoi partout dans le monde la vie religieuse exerce une influence sur la culture des pays où se pratique une religion. Cet ancrage culturel est très profond et c’est la raison pour laquelle les tentatives d’éradiquer totalement la religion de la culture, celle du calendrier républicain ou fasciste, ou encore les persécutions soviétiques se sont en définitive soldées par un échec.

Rousseau à d’Alembert

En Europe, l’héritage culturel se fonde sur les apports gréco-latin d’une part et judéo-chrétien de l’autre. C’est de ce mariage que sont nées les Lumières, qui ont elles même débouché sur les conceptions actuelles de liberté religieuse et de l’Etat, neutre en matière confessionnelle. Rousseau, peu suspect d’orthodoxie en matière religieuse, ne se trompait pas lorsqu’il écrivait à d’Alembert : «Mais ne nous flattons pas de conserver la liberté en renonçant aux mœurs qui nous l’ont acquise».

Adenauer et de Gaulle à Reims

C’est précisément en raison de « l’acquisition de ces mœurs » que Charles de Gaulle pouvait dire « La République est laïque, la France est chrétienne ». Ce qu’exprime cette phrase du Général, c’est que la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’implique pas la séparation du religieux de la vie civile, y compris dans sa composante politique. Un épisode intéressant illustre son propos. Le 8 juillet 1962, six mois avant la signature du Traité de l’Elysée, Charles de Gaulle accueille Konrad Adenauer à Reims, l’un est le Président de la République et l’autre le Chancelier fédéral ; c’est la première fois depuis la guerre que le chancelier allemand se rend en France en visite officielle. Et que font-ils ? Ils assistent à la messe à la cathédrale, célébrée par l’évêque du lieu, Mgr Marty. Dans ses mémoires, de Gaulle écrira que à cette occasion que “le premier Français et le premier Allemand unissent leurs prières pour que, des deux côtés du Rhin, les œuvres de l’amitié remplacent pour toujours les malheurs de la guerre». Trois remarques méritent d’être formulées à ce propos : tout d’abord c’est bien entendu ès qualités et non pas à titre privé que de Gaulle et Adenauer assistent à l’office, ensuite, au risque d’une Lapalissade, que la loi de 1905 qui fonde la laïcité de la République était la même en 1962 qu’en 2016, et enfin et surtout que de Gaulle et Adenauer, tous deux catholiques, ont ressenti le besoin de recourir au langage religieux pour sceller un rapprochement historique en faisant appel notamment aux notions chrétiennes de pardon et de réconciliation, qui demeurent absentes de ce qu’on appellerait aujourd’hui les valeurs républicaines,

Mutations

Pourtant, cet équilibre du religieux et du politique, qui pouvait faire l’objet d’un consensus en 1962, est aujourd’hui remis en cause ; depuis lors des populations de confession musulmane, pakistanaises, turques, algériennes et marocaines, sont venues s’installer en Europe et conduit certains à remettre en cause cet équilibre, fruit, rappelons-nous le mot de Rousseau, de l’acquisition de nos mœurs. Les réponses à ce déséquilibre sont multiples : elles vont du sabordage, à l’instar de l’ex Parti Social Chrétien belge (francophone) qui se déconfessionnalise sans que quiconque ne le lui oblige, aux mesquineries de ceux qui cherchent par exemple à empêcher l’érection de crèches dans l’espace public à des mesures enfin, comme la promesse (non tenue) du candidat Hollande de dénoncer le concordat en Alsace-Moselle, et qui visent à une séparation absolue du religieux et de l’Etat.

Répétons-le, le fait religieux est justement un fait car l’homme est un être spirituel tout autant que sexuel. C’est pourquoi La Ligne Claire est d’avis que la relégation du religieux à la stricte sphère privée ne correspond pas à la réalité, telle qu’on peut l’observer dans les sociétés humaines. Pire, elle conduit en fait à nier la liberté de religion avec toutes ses expressions, si chère à Rousseau, pour la réduire à une liberté de conscience, cantonnée au for intérieur, à l’instar des Provinces Unies calvinistes du XVIIe qui ne toléraient la célébration de la messe qu’en privé. Enfin La Ligne Claire pense que ce type de mesures, appelons-les les mesures de déconfessionnalisation, se sont avérées inefficaces en ce sens qu’elles créent un vide dans la société que l’extrémisme religieux s’empressera de vouloir combler. Prenons a contrario l’exemple des ambulances de l’Ordre de Malte qui sillonnent les routes en Allemagne ; on ne demande ni à l’ambulancier ni au patient s’il va à la messe le dimanche ; cependant la croix de Malte témoigne dans la société allemande de l’héritage qui a permis de donner naissance à ce service ambulancier.

Naissance d’une communauté musulmane

La présence d’une communauté musulmane en Europe forte de quelques 30 millions d’âmes a suscité des réactions étonnantes qui vont de l’accommodement (plutôt à gauche) au rejet (plutôt à droite) avec au milieu, en Allemagne et en Angleterre en particulier, une politique de communautarisme dont les dirigeants de ces pays confessent aujourd’hui l’échec. Dans la gamme de ces politiques, la grande absente est justement celle qui vise à intégrer des populations nouvelles au sein d’une culture où, indépendamment du contenu de la foi, on ait des crèches devant les mairies et un parti politique qui ne rougit pas de ses racines chrétiennes.

Si le communautarisme, mettons des Pakistanais à Bradford, scelle son échec dès lors que les habitants de Bradford demeurent pakistanais et non pas britanniques, la laïcisation de la société, avancée par certains, se heurte à l’incompréhension des musulmans (entre autres) qui ne comprennent pas qu’on veuille faire d‘eux des citoyens qu’à la condition qu’ils cessent d’être musulmans. On demeure interloqué face à l’argument selon lequel seule la laïcité est en mesure d’intégrer les musulmans au sein de la communauté nationale sur la base de règles qui avaient été inventées il y a quelques cent ans au contraire pour expulser l’Eglise de la vie publique. Pour résoudre cette contradiction, l’Etat se voit contraint d’ériger un système politique, la république mettons, en une sorte de religion laïque, un peu comme le culte de l’Etre Suprême sous la Révolution française, mais qui n’apaise évidemment pas ceux qui ont soif d’une véritable vie religieuse. En réalité cette attitude dans le chef de l’Etat traduit le fait que, à la différence de l’évêque de Reims en 1962, l’Etat ne dispose pas d’un langage qui puisse traiter du vierge, du vivace, du beau ou du religieux.

Malraux redux

Redisons-le, la culture européenne est le fruit du mariage de l’héritage gréco-latin d’une part et judéo-chrétien de l’autre. C’est elle qui à partir du IVe siècle a accueilli et assimilé ceux qu’on appelait alors les barbares et qui sont devenus nos ancêtres. Oui, c’est à elle qu’appartiennent aussi les monastères cisterciens et les cathédrales gothiques, le Weihnachtsoratorium et la Krönungsmesse, les processions de la Saint-Nicolas et celles de la Saint-Martin, les galettes des Rois et les œufs de Pâques, les croix aux sommets des Alpes et les calvaires aux carrefours des chemins de campagne. Qu’on prive l’Europe de cette part d’héritage et c’est l’échec, qu’on peut observer à Bradford, Molenbeek ou à Saint-Denis, pire c’est le vide : le vide culturel, le vide des points de repère, le vide de sens même, le vide dans lequel, chargés de symboles étrangers, d’autres s’engouffrent, les unes voilées et les autres armés. Amis de la Ligne Claire, il nous revient d’habiter ce vide qui menace, faute de quoi, effectivement le XXIe siècle ne sera pas.

Dominique de la Barre

Dominique de la Barre est un Belge de l'étranger naturalisé suisse, amateur d'histoire et du patrimoine culturel européen, attaché aux questions liées à la transmission.