A l’ombre des dieux

Dominic Lieven, issu d’une famille de la noblesse balte, auteur anglais spécialiste de la Russie, s’attaque ici à un thème cher à La Ligne Claire, l’idée impériale. Dans son livre paru au printemps 2022, Lieven se propose d’examiner la fonction de la monarchie impériale héréditaire en tant qu’institution politique. Si notre époque est sans doute celle des états-nations, où, grosso modo, les populations qui parlent une même langue se regroupent au sein d’un ensemble politique, elle ne voit le jour qu’au XIXe et forme une cote mal taillée aux pays africains en particulier. En revanche, la notion d’empire comme institution politique est à la fois beaucoup plus répandue et plus ancienne dans l’histoire de l’humanité ; si en Europe l’empire romain en demeure l’archétype, les Chinois, les Perses ou les Incas ont adopté chacun de leur côté cette forme d’organisation politique.

Il n’est jamais aisé de définir précisément ce qui distingue l’empire du royaume et l’empereur du roi, et si la taille fournit un élément de réponse, la capacité à mettre en œuvre une administration civile et militaire à même de gérer un ensemble multi-ethnique en est une autre. A cette aune, on reconnaîtra aisément les empires romain, habsbourgeois, ottoman, moghol et d’autres encore tandis que les empires nomades de Gengis Khan et de Tamerlan se révèleront davantage le fruit de campagnes militaires aussi agiles que violentes mais en définitive dépourvues d’un fondement solide.

Faute de pouvoir fournir une réponse satisfaisante à la question de l’empire, Lieven s’attache à la personne de l’empereur. Comme pour la papauté, il souligne à juste titre que l’institution dépasse son occupant en importance et que, pour cette raison, elle peut survivre aux bons comme aux mauvais monarques. Partout l’empereur est investi d’un rôle religieux dont la fonction est en définitive de relier le ciel à la terre. En Chine en particulier c’est le rite qui fait l’essentiel de la fonction impériale tandis que le gouvernement effectif de l’empire est assuré par la caste des mandarins.

Aussi l’empereur se doit-il d’assurer sa succession, qui se déroule souvent de manière violente. C’est pourquoi, si on retrouve peu d’impératrices dans ce récit, on y fait la connaissance des épouses, concubines, maîtresses et reines-mères qui accouchent d’un successeur à l’abri des regards dans leurs appartements privés.

De l’avis de La Ligne Claire, Lieven explore son sujet de manière insuffisamment approfondie. Pour meubler son livre il entraîne alors son lecteur en une succession de chapitres consacrés à chacun des empires qu’il évoque : vingt pages pour les Romains, trente pour les Arables, autant pour les Ottomans, c’est évidemment insuffisant.

Aux lecteurs qui préféreront une théorie de l’empire, La Ligne Claire recommandera plutôt Visions of Empire de Krishan Kumar, qui examine en détail comment six empires en sont venus à concevoir leur propre existence et leur prétention à la monarchie universelle.

 

Dominic Lieven: In the shadow of the Gods. The emperor in World History, Viking 2022, 528 pages

 

 

 

Dominique de la Barre

Dominique de la Barre est un Belge de l'étranger naturalisé suisse, amateur d'histoire et du patrimoine culturel européen, attaché aux questions liées à la transmission.

4 réponses à “A l’ombre des dieux

  1. Merci Monsieur. Votre analyse, ne va pas m’inciter à lire ce livre. J’ai l’impression que l’auteur n’a pas compris deux faits majeurs, qui vont modeler le 21ème siècle. D’une part, on verra la disparition de l’Etat-Nation westphalien, qui n’est plus adapté à un monde en perpétuel changement technologique et qui se diversifie. Faisant ainsi disparaître graduellement les éléments d’homogénéité de l’Etat westphalien.
    D’autre part, dans le monde « multipolaire » en devenir du présent siècle, nous aurons toujours des Empires. Ce seront les grandes puissances mondiales peuplées de plusieurs centaines de millions d’habitants telles que : les USA, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, la Nigéria et le Brésil et qui cohabiteront avec de grandes Structures d’Intégration régionale ou continentale, à l’exemple de l’Union Européenne (UE) et de l’Union Africaine (UA). D’ailleurs la devise de l’UE : « In varietate concordia » (Unie dans la diversité) est d’essence impériale.
    Par ailleurs, d’après vos dires, j’ai l’impression qu’il y a également dans ce livre une grosse lacune, à savoir l’oubli du plus grand Empire de tout les temps à savoir : l’Egypte pharaonique. En effet, l’Empire égyptien, plurimillénaire est riche d’une longue histoire et possédait une culture et une technologie de loin supérieur à celles de l’Empire romain. Malheureusement, les divisions internes de l’Empire égyptien, le ravalèrent in fine au rang d’une simple province romaine !

    1. La Ligne Claire avoue considérer l’Etat-nation, cette invention du XIXe siècle, d’un oeil méfiant. Car pour qu’il y ait un Etat-nation, il faut d’abord qu’il y ait une nation. La querelle actuelle entre la Macédoine du Nord et la Bulgarie tourne en définitive autour de la question de l’existence ou non d’une nation macédonienne. Même la guerre en Ukraine peut être vue sous cet angle.

  2. “Si notre époque est sans doute celle des états-nations, où, grosso modo, les populations qui parlent une même langue se regroupent au sein d’un ensemble politique, elle ne voit le jour qu’au XIXe et forme une cote mal taillée aux pays africains en particulier.”

    L’état-nation est une conséquence directe de la Guerre de Cent Ans, qui correspond à l’effondrement de l’ordre féodal et son remplacement par un nouvel ordre des nations. Selon l’historien britannique Christopher Allmand, interviewé par ‘Le Temps’ en 2015, c’est la guerre, souvent facteur déterminant de l’évolution, qui a rendu possible la modernité étatique . Ce spécialiste de la plus longue guerre de l’histoire ajoute: “C’est même l’effondrement de l’ancien ordre féodal incapable de répondre aux besoins des temps nouveaux qui est à l’origine de ce conflit. Et qui a été progressivement remplacé par un ordre national, étatique, mis en place par des peuples de plus en plus conscients de leurs spécificités respectives. Cette guerre a créé le sentiment d’une identité nationale. L’usage des langues est révélateur: autrefois, l’élite aristocratique anglaise parlait le français, un peu par snobisme, mais aussi parce que leurs ancêtres étaient Normands. Or la guerre de Cent Ans les détourne vers la langue anglaise, idiome du commun, signifiant par là leur appartenance à la nation anglaise. On observe donc des développements vers un système que nous reconnaissons, vers une modernité qui est déjà en marche, un siècle avant la Renaissance!” (“La guerre de cent ans a contribué à fonder l’identité nationale”, Le Temps, 23 octobre 2015 – https://www.letemps.ch/culture/guerre-cent-ans-contribue-fonder-lidentite-nationale).

    La révolution française a fait passer la notion d’état-nation dans les faits (Sieyès). Le pouvoir n’a pas besoin de légitimité (Saint-Just, les jacobins). La force brute, la “Real Politik” n’implique-t-elle pas sa propre légitimité par le diktat du fait accompli? Une certaine “opération militaire spéciale” ne le confirme-t-elle pas jour après jour, heure après heure dans toute sa dimension tragique?

  3. Je recommande quand même la lecture d ‘un autre opus de Dominic Lieven, Towards The Flame. Il y décrit la fin de l’empire tsariste, qu’il documente brillamment.

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