Divine Dorothée

Derrière le titre de ce livre, se cache une déesse, Dorothée von Medem (1761-1821), issue d’une famille balte et épouse de Pierre de Biron, dernier duc de Courlande. Ce duché aux consonances romantiques, que les lecteurs de Marguerite Yourcenar reconnaîtront, occupait de façon approximative le territoire de l’actuelle Lettonie. Vassal de la couronne de Pologne, le duc Pierre se révèlera de manière constante incapable de reconnaître qu’en ce qu’il le concernait, le véritable pouvoir siégeait à Saint-Pétersbourg plutôt qu’à Varsovie, à telle enseigne que cet aveuglement précipitera la disparition de son duché au profit de la Russie justement, dans la foulée du troisième partage de la Pologne en 1795.

Tandis que son mari s’entête, la belle Dorothée s’emploie à tâcher de réconcilier son mari avec Catherine la Grande d’une part et la noblesse de Courlande d’autre part, et d’assurer à sa petite patrie une place dans le concert des nations. Cette activité, où la diplomatie se conjugue au charme, amène Dorothée à sillonner l’Europe en proie aux bouleversements suscités par la Révolution française puis aux guerres de Napoléon. Elle connaîtra tout le monde, l’empereur Napoléon et le tsar Alexandre, Stanislas Poniatowski, dernier roi de Pologne et Louis XVIII, par deux fois exilé en Courlande. Surtout, elle devient l’amie de Talleyrand et même sa confidente, dont témoigne sa longue correspondance et le mariage de sa fille cadette, elle aussi appelée Dorothée avec le neveu du diable boiteux. Lorsqu’elle séjourne dans son château de Löbichau, situé dans l’actuel Land de Thuringe, elle devient la muse des artistes et l’inspiratrice des poètes ; Goethe, Schiller, l’écrivain Jean Paul mais aussi le chancelier Metternich, viennent en séjour chez Dorothée, où elle anime une société où se mêlent très libres aristocrates, hommes politiques et artistes, et qui fera sa renommée.

Les éditions Lucarne ont publiée dernièrement un magnifique ouvrage cartonné illustré de gravures, de portraits et de photographies des personnes et des lieux qui ont façonné la vie de la duchesse. Ouvrage thématique, il traite des différents aspects de la vie de Dorothée, sa vie de famille, son rôle politique, ses voyages à travers l’Europe et d’autres encore et enfin de sa mort.

Divine Dorothée est le premier livre en traduction française de l’historien de l’art letton, Imants Lancmanis, qui de 1976 à 2019 avait été le directeur du musée du château de Rundåle, où en 2011 s’était tenue une exposition consacrée à la duchesse à l’occasion du 250e anniversaire de sa naissance.

Sous l’impulsion de David Gaillardon, cet ouvrage illustré peut tout aussi bien se lire que se feuilleter comme le catalogue d’une exposition ou un album de famille dédié celle que Talleyrand estimait être la femme la plus digne d’être adorée sur terre.

 

Imants Lancmanis, Divine Dorothée, Editions Lacurne, 422 pages, 2021.

Via Francigena – récit d’un parcours de Lausanne à Rome

La Ligne Claire signale à l’attention de ses lecteurs la parution ces jours derniers de ce petit ouvrage de qualité dû à la plume de Dominique de la Barre. Belge de l’étranger, naturalisé suisse, il a parcouru la Via Francigena de Lausanne à Rome en 2013 et 2014. La Via Francigena, la Voie des Francs désigne ce faisceau d’itinéraires par lesquels les Francs étaient descendus en Italie au VIIIe siècle et aujourd’hui élevé au rang d’itinéraire culturel européen par le Conseil de l’Europe.

Connu pour son blog (https://blogs.letemps.ch/dominique-de-la-barre/), l’auteur, qui a grandi à Rome il y a un demi-siècle, livre ici d’une plume élégante le récit de ce pèlerinage, selon ses propres mots, ce qui fait de la marche une démarche. On y croisera tout autant les immigrés italiens en Suisse, Rajiv, le nouvel immigré indien en Italie qu’une princesse issue de la noblesse noire et un prêtre de cour.

La Via Francigena est ce lieu où se rencontrent la géographie et l’histoire, le long duquel les cathédrales gothiques s’égrènent comme les grains d’un chapelet et où des palais baroques resplendissent comme un ostensoir de tous leurs feux. On y ressent, nous dit l’éditeur en quatrième de couverture, toute l’admiration et l’enthousiasme avec lesquels l’auteur nous conte l’histoire riche et tumultueuse de cet itinéraire millénaire. Récit de voyage où se mêlent des souvenirs personnels, les Itinerrances invitent le lecteur à se lever de bonne heure et à emboîter le pas à l’auteur et à découvrir avec enchantement les marques de notre propre culture.

 

Dominique de la Barre, Via Francigena : Itinerrances sur le chemin de Rome, Editions Nevicata, 2021, 164 pages

 

On pourra se procurer Via Francigena : Itinerrances sur le chemin de Rome en librairie, mais aussi chez l’éditeur (https://editionsnevicata.be) ou encore en ligne (www.fnac.com, www.amazon.fr, www.payot.ch) et enfin en format Kindle.

ISBN 978-2-87523-185-7

Stauffenberg

Stauffenberg

Petite-fille du comte Claus von Stauffenberg, l’auteur de l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944, Sophie Bechtolsheim esquisse un certain nombre de portraits de son grand-père sous plusieurs angles dans un petit livre paru en 2019. Son titre, Mein Vater war kein Attentäter, Mon Père n’était pas l’auteur d’un attentat, interroge puisque le monde entier le connaît justement à ce titre ; ce que Bechtolsheim veut souligner c’est que Stauffenberg et les autres conjurés ne voyaient dans l’attentat que le prélude nécessaire au rétablissement en Allemagne de l’état de droit.

Dans ce livre donc, qui a connu un grand succès, apparaissent de nombreux portraits de Stauffenberg, celui des historiens, celui de la classe politique, celui de la télévision et du cinéma avec le film Walkyrie, et enfin celui de l’homme de famille, fruit des entretiens que l’auteur a menés avec sa grand-mère, décédée en 2006.

Cependant la figure qui domine en Allemagne est celle du héros, dont témoignent les rues, les écoles et les casernes à son nom et les timbres à son effigie. Homme encore jeune en 1944, élégant officier, victime de graves blessures de guerre, Stauffenberg incarne la figure du héros tragique précisément en raison du caractère bâclé de l’attentat et de son exécution sommaire la nuit même. Or cette figure presque mythologique en vient à occulter non seulement les autres facettes de l’homme, mais les autres conjurés et les cinq victimes de l’attentat.

Le succès de ce livre a amené l’auteur à en écrire un deuxième, Stauffenberg, Suites, où elle s’entretient avec douze personnes, douze personnages en quête d’auteur pourrait-on dire, dont l’histoire personnelle est mêlée de près ou de loin à celle du nazisme, voire de l’attentat du 20 juillet.

Parmi les victimes de l’attentat figure Heinrich Berger, le sténographe de Hitler, père en 1944 de trois enfants âgés de 9 à 2 ans, un civil qui jamais n’avait été membre du parti national-socialiste. Aussi, ce deuxième livre s’ouvre-t-il sur un entretien avec Dorothée Johst, la fille de Heinrich Berger, et qui n’était âgée que de deux ans en 1944. Entre ces deux femmes se dresse cette sombre question : le grand-père de l’une est-il l’assassin du père de l’autre ?

Ces douze personnages, dont l’un souhaite demeurer anonyme, témoignent de la catholicité des expériences que les Allemands ont du nazisme : le SS, le soldat, le Hitlerjugend, le prisonnier, le fugitif, la veuve de guerre, le Juif, et celle qui ploie sous le fardeau de l’ignorance totale de l’histoire de sa famille, disparue sans rien lui laisser hormis un gros héritage qui ne tarit pas sa soif. Tous sont mus par Das Streben nach innerlichen Freiheit, l’aspiration à la liberté intérieure, mieux l’effort à consentir en vue de la gagner.

Tout homme porte le poids de sa propre histoire familiale, à telle enseigne que ceux qui en sont privés se mettent en quête de ce fardeau. C’est le sens de ces douze témoignages.

 

 

Sophie von Bechtolsheim, Mein Vater war kein Attentäter, Herder, 2019, 144 pages

Sophie von Bechtolsheim, Stauffenberg, Folgen, Herder, 2021, 224 pages

 

 

Nazisme et noblesse – histoire d’une mésalliance

La clé de lecture de ce livre réside sans doute dans le sous-titre, Histoire d’une Mésalliance. Au départ, tout oppose les national-socialistes, non seulement vulgaires et violents mais qui se réclament justement d’une forme de socialisme, à la noblesse conservatrice qui se conçoit elle-même comme une élite investie d’une mission. Pourtant ces deux groupes finiront par opérer un rapprochement, que l’auteur, Stefan Malinowski, qualifie de mésalliance. Qu’est-ce donc une mésalliance ? Une union qui brise les règles qui gouvernent leurs groupes respectifs, en l’occurrence un accord passé entre le peuple et la noblesse, mû par un mélange de passion et d’intérêts économiques et où les deux parties trouvent leur compte. Ici cette conjonction d’intérêt prend plusieurs formes : détestation du communisme et même de la démocratie, hostilité envers le capitalisme incarné par une bourgeoisie cosmopolite, etc.

 

La noblesse allemande en 1918

En 1918, la noblesse allemande compte quatre-vingt mille personnes sur une population de soixante-cinq millions environ, soit un taux de 0,12% [1]. Elle exerce son activité dans trois domaines principaux : l’armée, la fonction publique et l’exploitation agricole et forestière. Prise dans son ensemble, elle possède 13% du foncier dans le Reich. La guerre qui vient de s’achever lui a porté de rudes coups. Tout d’abord, elle a perdu plus de 4,500 de ses membres au combat. Ensuite l’établissement de la République de Weimar et donc la disparition des principautés constitutives de l’empire bismarckien conduit à la suppression des nombreux emplois dans les cours princières, dont la tenue était traditionnellement assurée par la noblesse. Enfin, le Traité de Versailles limitera la Reichswehr, l’armée allemande, à cent mille hommes, pour lesquels neuf cents officiers à peine suffiront, privant de ce fait les cadets de familles nobles d’un débouché qui était le leur depuis des siècles. Dans l’ensemble, ce premier après-guerre constitue une catastrophe économique et sociale pour la noblesse, et plus particulièrement pour la petite noblesse terrienne protestante, qui possède des exploitations agricoles situées à l’est de l’Elbe.

Au sein de la noblesse allemande, l’auteur distingue trois groupes : la haute noblesse, la moyenne et petite noblesse et enfin ce qu’il appelle le nouveau prolétariat nobiliaire, qui regroupe les veuves de guerre, les anciens officiers et anciens fonctionnaires des cours princières défuntes, les uns et les autres désormais privés d’emploi. Des familles entières basculent dans la précarité.

En dépit de ces différences très sensibles, des points communs se dégagent au sein de ce groupe : la noblesse se nourrit tout d’abord de ses réseaux, les associations de famille, le cousinage ; elle professe ensuite un profond attachement à la terre dont témoigne une vie à la campagne car, contrairement à l’aristocratie française ou italienne mettons, la noblesse allemande ne possède ni hôtel particulier ni palais en ville : la noblesse vit dans un château établi au centre d’un domaine agricole ou forestier ; enfin elle se méfie de l’intellectualisme et mène un style de vie frugal animé par le sens du service (dienen) qu’elle oppose à celui du gain (verdienen).

 

Un vide politique et symbolique

Le 9 novembre 1918, le Kaiser Guillaume II quitte son état-major de Spa et se réfugie aux Pays-Bas où il mourra en 1942. Ce que certains perçoivent comme un exil, les Allemands le voient comme une fuite et même une désertion. Peu avant son départ en Hollande, alors que la cause des armes est désormais perdue, des officiers allemands étaient venus trouver l’empereur pour lui faire comprendre qu’il fallait qu’il trouve la mort au combat aux côtés de ses soldats ou, qu’à défaut, il se suicide [2]. Toujours est-il que le départ de l’empereur, exil ou fuite, crée d’une part un vide symbolique et d’autre part une rupture d’allégeance et de légitimité.

L’auteur saura nuancer ce jugement à propos de la noblesse bavaroise qui possède des terres importantes qui la préservent de la ruine, se sont méfies des Prussiens de tous temps et conservent une allégeance alternative envers le pape et la dynastie des Wittelsbach. [3]

Ce vide symbolique en Allemagne aura vocation à être comblé par un Führer, qui réunira autour de lui une élite appelée à établir et diriger un Troisième Reich, qui doit durer mille ans, selon ce qui est écrit dans le livre de l’Apocalypse de Saint Jean. Führer et Troisième Reich sont au départ des expressions aux connotations messianiques et apocalyptiques qui précèdent l’avènement du nazisme et non pas avec lui un lien ontologique [4].

 

Une nouvelle élite

C’est dans ce contexte que naissent d’intenses discussions quant à l’identité que doit revêtir cette nouvelle élite. S’agit-il de la noblesse, appelée à recouvrer ses fonctions d’avant-guerre ou bien d’un nouveau groupe issu de la communauté nationale (Volksgenossenschaft) ou encore d’un mélange des deux, une combinaison tenue jusque-là pour incompatible ? Ce qui est certain, c’est qu’elle exclut les Juifs, qui incarnent tant le bolchévisme désormais établi en Union Soviétique que le capitalisme international. Aussi, dès 1920, la Deutsche Adelsgesellschaft (DAG), l’association faîtière des associations nobiliaires, introduit dans ses statuts une clause d’aryanisme, qui sera cependant rejetée par les associations catholiques. Il s’agit là d’une innovation radicale qui, en introduisant une notion de race jusqu’alors inexistante, conduit à une redéfinition fondamentale de la qualité nobiliaire. Dix-huit ans avant les lois raciales de Nuremberg, la DAG anticipe les vœux des nazis et établit un nouveau registre de la noblesse réputée au sang pur, appelé EDDA, et qui conduira à l’exclusion de certains membres, y compris d’anciens combattants, qui ne satisfont pas à ces nouvelles exigences.

A côté de la DAG, le Deutscher Herrenklub (DHK) réunit des membres de la haute aristocratie et de la bourgeoisie. Il maintient une distance prudente envers les nazis et œuvre envers un gouvernement élitiste, incarnation du concept du Führertum et dont l’illustration est l’éphémère gouvernement de Franz von Papen, un noble catholique conservateur, en 1932, à la tête du cabinet dit des barons. Avec sa chute en novembre 1932 s’écroule aussi l’illusion de pouvoir contenir les nazis.

Cette combinaison, qu’on pourrait appeler de la capitulation de la DAG et de l’échec du DHK rompt les digues et amène des membres de la haute noblesse à adhérer au parti nazi, parfois au sein des SA et des SS. L’auteur en établit le compte et accorde la palme à la famille des comtes von Wedel, dont septante-huit membres adhéreront au parti, dont trente-cinq avant 1933, rejoints par d’autres noms illustres, les Schulenburg (41/17), les Bismarck (34/4), les Bülow (40/13), les Dohna (23/7) et bien d’autres encore.

 

Résistance

L’auteur ne saurait passer sous silence l’attentat du 20 juillet 1944. S’il ne s’agit pas d’un complot fomenté par la noblesse en tant que telle, un grand nombre des conjurés, dont Malinowski souligne le caractère héroïque, en sont issus. S’ils sont bien entendus animés par des considérations morales, sept semaines après le débarquement de Normandie, le froid réalisme prévaut tout autant car ils savent la guerre désormais perdue. Ce ne sont pas non plus des convertis de la première heure à la cause de la résistance : Stauffenberg est colonel dans la Wehrmacht, Schulenberg et von Hassel sont des diplomates, respectivement membres du parti nazi depuis 1931 et 1933. Tous ont en vue l’établissement d’un gouvernement national-conservateur dirigé par des élites dans une Allemagne future où les distinctions sociales sont ouvertement revendiquées. Malinowski se montre extrêmement critique envers ce qu’il estime être la capacité inégalée de la noblesse à ériger sa propre histoire sous forme de mythologie aristocratique, dont l’attentat du 20 Juillet ne constitue selon lui que le dernier épisode.

 

Conclusion

En 2003, Stephan Malinowski, professeur d’histoire moderne à l’université d’Édimbourg, publiait « Vom König zum Führer », une étude de la noblesse allemande de l’empire bismarckien au Troisième Reich. Ce livre- ci, Nazis and Nobles, en est à la fois une traduction en langue anglaise et une mise à jour qui met l’accent plus précisément sur la contribution de la noblesse à la montée du nazisme. Pour être au départ un ouvrage académique, il est néanmoins d’une lecture certes exigeante mais agréable et qui se veut à la portée d’un public généraliste.

En définitive, Malinowski porte un regard sévère sur son sujet et conclut que la noblesse allemande, comme d’autres groupes sociaux, a contribué à la montée du nazisme, bercé par l’illusion de pouvoir le contenir et lui conférer un cachet de respectabilité. Il identifie la force principale qui préside à ce rapprochement, le brutal déclassement social de la petite noblesse protestante après 1918.

Cela n’a pas l’heur de plaire à tout le monde tant et si bien que le prince Georges-Frédéric de Prusse, chef de Maison depuis 2015 et descendant du Kaiser à la quatrième génération, a intenté un procès à l’auteur.

 

Nazis and Nobles – History of a Misalliance, Stefan Malinowski, Oxford University Press 2020, 471 pages.

 

[1] Un pourcentage comparable à celui qui prévaut actuellement en Belgique.

[2] Hitler s’en souviendra en 1945.

[3] En Bavière, le roi Louis III abdique en 1918 et meurt en Hongrie en 1921 ; la légitimité de son fils, le Prince héritier Rupprecht, qui lui succèdera à la tête de la Maison de Bavière, ne sera jamais mise en cause.

[4] Arthur Moeller van den Bruck popularisera cette expression dans un ouvrage paru en 1923.

 

Remarque: une version précédente de cet article, publiée le 30 octobre 2021, mentionnait incorrectement que 78 membres de la famille Alvensleben (dont tous les membres ne portent pas le titre de comte), avaient fait partie de la NSDAP, alors que le chiffre correct est 34. La Ligne Claire s’excuse auprès de la famille Alvensleben pour cette méprise.

The Glass Wall

Voyage dans les pays baltes

Derrière ce titre énigmatique, The Glass Wall, se dévoile un mélange de récits, de rencontres et d’évocations historiques que l’auteur Max Egremont a tiré de ses voyages dans la Baltique, principalement en Lettonie et en Estonie, mais aussi à Saint-Pétersbourg et en Finlande. Le titre entend suggérer que ces contrées ont été séparées de l’Europe de l’Ouest mais que ce mur en verre permet d’y jeter un regard ; l’analogie est curieuse car du point de vue des intéressés, les populations des pays baltes, ce mur, que les Soviétiques avaient érigé de 1939 à 1991, était solidement bétonné et n’a disparu qu’avec l’adhésion à l’Union Européenne, l’adoption de l’euro et la participation à l’OTAN.

Les intérêts d’Egremont se portent donc sur la Lettonie et l’Estonie, deux territoires sous domination suédoise jusqu’à ce que Pierre le Grand ne les incorpore à l’empire russe en 1721 à la suite de sa victoire dans la Grande Guerre du Nord. L’auteur laisse de côté la Lituanie dont le destin et la religion sont davantage liés à la Pologne. Mais ce sont surtout les barons baltes, des Allemands, qui retiennent son attention et dont les souvenirs forment le cœur du livre.

Au début du XIIIe siècle, les chevaliers teutoniques, armés de l’épée et de la Bible conquirent ces régions païennes en vue de les arrimer à la chrétienté occidentale, catholique d’abord, luthérienne ensuite. Dans leur sillage s’engouffra une population de paysans cultivateurs dans le cadre d’un mouvement de colonisation appelé en allemand Drang nach Osten, la poussée vers l’est. La noblesse allemande allait régir ces pays baltes pendant sept siècles jusqu’à ce qu’ils en soient chassés en 1939 dans le cadre de l’accord Molotov-Ribbentrop, qui laissa aux Soviétiques la main libre dans la région.

Si l’auteur se plait dans ce milieu de barons baltes aux consonances romantiques, Ungern-Sternberg, Keyserling, Stenbock-Fermor, c’est aussi parce que derrière le nom d’apparence anodine de l’auteur se cache le 7e Baron Leconfield et le 2Baron Egremont. Aussi accorde-t-il une belle place à cette caste nobiliaire qui détient le pouvoir politique et qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, se réserve le droit exclusif de posséder le foncier au détriment de la population locale maintenue en servage. Non seulement les Allemands n’épousent pas les indigènes mais ils s’interdisent même d’en apprendre la langue. L’auteur tire à juste titre un parallèle avec la noblesse dite Anglo-Irish qui elle aussi a maintenu la paysannerie irlandaise dans la pauvreté pendant des siècles.

De ce monde-là ne subsistent que les châteaux que les barons avaient érigés en leur domaines où nous guide l’auteur. On y rencontre d’étranges personnages, Eberhard von Bock, le fou du Tsar, une sorcière qui vient hanter Kolga, le manoir des comtes Stenbock, ou encore Alexandra von Wolf-Stomersee, une psychanalyste qui épousa le Prince Giuseppe Tomasi di Lampedusa. A cette liste de disparus, il y a lieu d’ajouter les Juifs, assassinés à la suite l’invasion de l’Union Soviétique par Hitler en juin 1941 ; dès la fin de l’année les Einsatzgruppen avaient mené à bien leur sinistre besogne et déclaré l’Estonie Judenfrei. Seules quelques pierres tombales témoignent encore de leur présence.

Certains critiques ont reproché à l’auteur de ne rien nous dire sur les pays baltes contemporains. C’est vrai mais ce n’est pas non plus son propos, qui est de nous emmener dans un monde de guerriers et de victimes, de poètes et de philosophes, de généraux et d’empereurs, qu’il dépeint d’une plume élégante aux accents nostalgiques.

 

The Glass Wall: Lives on the Baltic Frontier par Max Egremont, Picador £25, 320 pages

Aux origines de James Bond

«Mourir peut attendre», le nouveau James Bond n’aura pas fait démentir le succès de cette série où les spectateurs paient leur billet de cinéma pour se voir raconter la même histoire pour la vingt-cinquième fois, sans cesse mise à jour au fil des inventions techniques qui font succéder une Aston Martin à une autre.

Pendant la guerre, Ian Fleming, le créateur du personnage de Bond, avait été officier au sein de la Royal Navy. Affecté au Service des Renseignements, il prit part à l’une des plus étonnantes entreprises de désinformation jamais effectuées, Operation Mincemeat, d’où il irait quelques années plus tard puiser l’inspiration pour ses premiers romans figurant James Bond. Le but de cette opération, menée en 1943, consistait à faire croire aux Allemands que le débarquement que les Alliés projetaient en Sicile se déroulerait soit en Crète soit en Sardaigne.

Un faux noyé

Aussi le 30 avril 1943 un sous-marin anglais lâcha-t-il par-dessus bord au large de Huelva en Andalousie le corps d’un officier mort, censé avoir été abattu en vol vers l’Égypte, auquel était attaché par une chaînette une mallette contenant des documents. Le faux noyé devait accréditer l’idée qu’il était un émissaire d’importance transportant des documents secrets à destination du commandant des forces anglaises en Afrique du Nord alors qu’en réalité le personnage avait été imaginé par les Services de Renseignement de l’Amirauté et que les documents étaient faux. Avec ce faux noyé on voit apparaître les premiers éléments qui plus tard donneront naissance aux gadgets de James Bond : une fausse carte d’identité, des clés, un médaillon de saint Christophe et une montre réglementaire, un objet promis à un bel avenir dans les films.

Le but de l’opération est donc de faire en sorte que les Espagnols recouvrent le corps et transmettent les précieuses (fausses) informations aux Allemands. Comment faire?

Le premier écueil à éviter est que les autorités espagnoles soit ne prennent jamais connaissance du noyé, soit qu’en en ayant pris connaissance, ils l’enterrent sans autre forme de procès avec sa chaînette et sa mallette. La légation britannique à Madrid feint donc une grande agitation, nourrie par de nombreux télégrammes, dont ils savent qu’ils seront interceptés par les Espagnols et qui sont destinés à les informer à leur insu de la supposée importance des documents. Effectivement, les Espagnols attrapent la puce à l’oreille et récupèrent les documents sur le corps du noyé.

La neutralité feinte

Le deuxième obstacle réside en la neutralité affichée de l’Espagne car il ne faut surtout pas, qu’ayant récupéré les documents, ils les rendent directement aux Anglais. Cependant, si l’Espagne était en principe une puissance neutre, en réalité les sympathies du jeune gouvernement franquiste se tournaient envers les puissances de l’Axe qui lui avaient prodigué hommes et matériel au cours de la guerre civile. Les Anglais feindront donc de tenir les Espagnols pour strictement neutres tout en souhaitant qu’ils ne le soient pas tandis que les Espagnols travailleront en sous-main avec l’Abwehr, les services secrets allemands, tout en affichant une neutralité de façade.

Véritables destinataires du message, les Allemands feront mine ne pas apparaître alors qu’ils s’efforcent de se procurer les documents avant de les rendre aux Espagnols, qui voudront assurer aux Anglais que leur intégrité n’a jamais été compromise. Une fois rendus par les Espagnols, une astuce, digne du futur James Bond, permettra aux Anglais de vérifier que les documents avaient bien été lus. Les Anglais remercieront vivement les Espagnols pour leur assistance et leur strict respect de la neutralité, dans un jeu où chacun feindra de tenir un rôle qu’il n’a pas tenu.

En 2010, l’auteur et historien anglais Ben Macintyre a tiré de cette histoire un livre captivant où prend corps la genèse de Bond.

 

Operation Mincemeat: The True Spy Story that Changed the Course of World War II. London: Bloomsbury Publishing, ISBN 978-0-7475-9868-8.

La chasteté, mais pas tout de suite

« Seigneur, donne-moi la chasteté, mais pas tout de suite », écrivait Augustin tandis que de ses doigts fins il parcourait la ligne d’un sein ou le galbe d’une hanche. « Amare amabam », j’aimais aimer, dira-t-il plus tard de lui même dans les Confessions, après qu’il eût bu au calice des désirs et des douleurs.

Peu d’hommes auront exercé une influence aussi profonde sur la pensée de ce qui deviendra l’Occident latin : Luther, moine augustinien et Calvin s’en réclament, Hannah Arendt lui consacre une thèse, Bob Dylan l’évoque dans une de ses chansons tandis que dans les Confessions, premier ouvrage de ce genre dans l’histoire de la littérature, Augustin s’y dévoile sans fard et s’adresse directement à Dieu comme à un interlocuteur à qui on peut effectivement s’adresser. Ecriture marquée par le “je”, le genre sera appelé à un avenir heureux marqué notamment par la contribution de Jean-Jacques bien sûr. Chez Augustin, on y décèle à la fois la contrition de l’homme mûr pour la vie agitée menée dans sa jeunesse, non sans une pointe de nostalgie envers le tourment délicieux que procuraient ces amours fânées.

Il est un chemin, une route, un voie qui se déroule de Canterbury à Rome, la Via Francigena, que le Conseil de l’Europe a érigée au rang d’itinéraire culturel, et le long de laquelle on y fait la rencontre d’Augustin : à Saint-Maurice en Valais où les chanoines vivent depuis 1500 ans selon la règle qu’il a rédigée, à Pavie où s’élève son tombeau magnifique célébré par Dante, à Rome enfin en l’Eglise San Agostino in Campo Marzio où repose sa mère, Monique.

Fig. 1: tombeau de saint Augustin en l’église san Pietro in Ciel d’Oro, Pavie

Mère pieuse, patiente, aimante, elle versa toutes les larmes de son corps, comme la femme de l’Evangile versa du parfum sur les pieds de Jésus, face à la vie sentimentale agitée menée par son fils en vue de sa conversion ; puis, sa mission achevée, elle décéda à Ostie, où elle devait s’embarquer pour son Afrique natale, ses prières exaucées. Mille ans plus tard, en 1430, on procéda à la translation de ses reliques en la Basilique Saint Augustin, rare exemple d’architecture Renaissance à Rome, où elles s’y trouvent depuis.

On peut y admirer une splendide œuvre du Caravage intitulée La Madone des Pèlerins, pour laquelle l’artiste avait pris comme modèle sa propre maîtresse en vue de représenter la Vierge Marie. Il y a quelques années, La Ligne Claire, parvenue au terme de son propre pèlerinage tout au long de la Via Francigena, s’était rendue en cette église admirer ce tableau envers lequel mille kilomètres à pied lui faisaient éprouver une certaine proximité. Il y avait ce jour-là un religieux augustin qui décrivait le tableau à deux dames accompagnées de leurs enfants, les clair-obscurs propres au Caravage, la composition en diagonale, la figure de la Vierge Marie, assez sexy il faut bien l’avouer ; puis se lachant, il dit : « Guardate, è piu donna che Madona ».

 

 

Fig. 2: Madona dei Pellegrini (détail), san Agostino in Campo Marzio, Rome

 

En ces jours, le 27 et le 28 août, l’Eglise fait mémoire de la mère d’abord, du fils ensuite, témoins lumineux en leur frêle humanité.

 

The last Kings of Shanghai

Dynasties juives de Shanghai

En 597 avant notre ère, Nabuchodonosor emmenait les Hébreux en déportation à Babylone, la future Bagdad, où jusqu’à une époque récente allait fleurir une des plus importantes communautés juives du Proche-Orient. Quelques vingt-cinq siècles plus tard, vers la fin du XIXe siècle, David Sassoon, issu de la plus éminente des familles marchandes juives mizrahim, allait quitter la ville, alors sous domination turque, pour gagner Bombay (aujourd’hui Mumbai), capitale économique de l’empire britannique des Indes ; ses descendants allaient poursuivre cette course et fonder des entreprises commerciales à Shanghai et à Hong Kong. Elly Kadoorie, quant à lui, appartient lui aussi à une famille, certes moins prestigieuse que les Sassoon, de financiers et de marchands juifs de Bagdad. Jeune homme, il quittera la ville et trouvera de l’emploi chez les Sassoon à Bombay, d’où il gagnera Hong Kong en 1880.

Jonathan Kaufman, journaliste et professeur d’université américain titulaire du prestigieux prix Pulitzer, raconte ici l’histoire croisée de ces deux dynasties de juifs babyloniens qui se sont constitué des fortunes immenses en Chine, au départ en y exportant de l’opium cultivé aux Indes. C’est l’époque où Shanghai figure parmi les villes les plus cosmopolites au monde, gérée de manière autonome au sein des concessions internationales alors que tout autour l’Empire de Chine se délite puis sombre dans la guerre civile et enfin tombe proie aux appétits japonais ; c’est le Shanghai tel que le dépeint Hergé dans Le Lotus Bleu. Les Chinois voient les choses d’un autre œil et décrivent la période qui s’étend de 1842 lors de la Première Guerre de l’Opium à 1949, la date de la proclamation de la République populaire, comme le siècle d’humiliation.

Les Sassoon figureront parmi les actionnaires fondateurs de la Hong Kong and Shanghai Bank, connue aujourd’hui sous son sigle d’HSBC, tandis que les Kadoorie qui s’étaient repliés à Hong Kong après 1949 y ont refait une seconde fortune dont les principaux actifs sont la chaîne d’hôtels Peninsula et leur participation dans China Light & Power, le principal fournisseur d’électricité de l’ancienne colonie.

Kaufman décrit tout cela de manière fluide et agréable à lire, passant d’une famille à l’autre, d’où émergent de temps à autre des femmes d’exception. Cependant son récit, où l’histoire familiale se mêle à la Grande Histoire, aurait mérité d’être davantage approfondi. Par exemple, en 1938 et 1939 Shanghai avait accueilli dix-huit mille juifs en provenance d’Allemagne et d’Autriche, auxquels tant les Sassoon que les Kadoorie avaient prodigué de nombreux secours. Tout à coup en 1942, survient un colonel de la SS qui nourrit de toute évidence des intentions sinistres. Le lecteur devra imaginer par lui-même par quelle voie on peut se rendre de Berlin en Chine en pleine guerre, alors que l’Allemagne a pris d’assaut l’URSS, que le Japon vient d’essuyer une défaite de grande ampleur à Midway et que les Britanniques verrouillent le canal de Suez.

On retrouve chez Kaufman le style propre aux journalistes américains : des sources abondantes, des entretiens avec des membres des familles concernées, une bonne maîtrise du sujet qu’accompagne un art de la mise en contexte et qu’illustrent des dialogues qui, pour être vraisemblables, sont sans doute fictifs. De nombreuses vignettes contribuent du charme à ce livre agréable mais un peu léger, qui laissera quelque peu sur leur faim les lecteurs désireux d’une étude plus approfondie de près d’un siècle et demi d’histoire chinoise.

 

Jonathan Kaufman, The Last Kings of Shanghai, Viking, 2020, 384 pages

La crise des missiles à Cuba – une nouvelle lecture

On connaît la fin. La crise provoquée par le déploiement de missiles soviétiques sur l’île de Cuba en octobre 1962 n’a pas finalement débouché sur la guerre nucléaire. En Europe et aux États-Unis, l’histoire de cette crise aiguë est bien connue telle que la racontent les Américains, et qu’un film, Thirteen Days, a rendu accessible au grand public en 2000. L’intérêt de Nuclear Folly, qu’on doit à la plume de Serhii Plokhy, professeur d’histoire à l’Université de Harvard, est de s’appuyer notamment sur les archives aujourd’hui disponibles en Ukraine, l’Etat soviétique où étaient entreposés les missiles avant leur envoi à Cuba.

Tout le monde sait que Kennedy et Khrouchtchev ont évité de peu la guerre nucléaire il y a près de soixante ans mais à la lecture du livre de Plokhy, on découvre combien le risque d’un conflit était encore plus élevé que ne le percevaient les protagonistes de l’époque. Kennedy et Khrouchtchev s’étaient rencontrés lors du sommet de Vienne en juin 1961, moins de deux mois après l’échec du débarquement de la Baie des Cochons. A cette occasion, Khrouchtchev avait jugé le jeune président inexpérimenté en matière de politique étrangère et cette appréciation l’avait conduit à autoriser Walter Ulbricht, le dirigeant est-allemand, à ériger le mur de Berlin deux mois plus tard. Kennedy quant à lui surévaluera constamment le risque d’une annexion ou d’un nouveau blocus de Berlin-Ouest.

En déployant ses missiles à Cuba, Khrouchtchev visait à atteindre trois objectifs : corriger ce qu’il percevait être un déséquilibre stratégique en matière nucléaire, prévenir une nouvelle invasion de Cuba par les États-Unis et empêcher que le jeune gouvernement révolutionnaire cubain ne s’aligne sur son rival communiste, Mao Tsé Toung (selon l’orthographe de l’époque).

Plusieurs éléments fascinants ressortent du livre de Plokhy, au premier rang desquels figure l’erreur d’appréciation dans le chef de Khrouchtchev. Lorsque les Américains découvrent les missiles installés à Cuba dans le plus grand secret, on est à un mois des élections de mid term, de sorte que Kennedy se sent obligé d’adopter une attitude très ferme et d’imposer un blocus de l’île. On est encore à l’époque où les communications sont lentes : d’une chancellerie à l’autre on envoie des télégrammes, qu’il faut ensuite traduire si bien que les événements se déroulent plus rapidement que la diplomatie. On est ensuite frappé, pour cette raison, par l’épais brouillard dans lequel opèrent les décideurs.

Trois incidents en particulier l’illustrent. Un avion américain décolle pour une mission d’observation au-dessus du Pôle Nord mais s’égare au-dessus de l’espace aérien soviétique. Il est véritablement égaré car une aurore boréale a perturbé ses instruments mais les Soviétiques ne le savent pas, eux qui craignent que la mission ne soit l’indicateur d’une attaque à suivre. Pendant ce temps-là à Cuba, en violation des ordres reçus, des militaires soviétiques abattent un avion espion américain de type U2 d’une salve de missiles sol-air. Plus à l’est, dans la mer des Sargasses, un sous-marin soviétique est contraint de faire surface en vue de recharger ses batteries. Aussitôt le voilà harcelé par des avions et des bâtiments de l’US Navy mais ce que les uns nomment harcèlement paraît aux autres une véritable attaque. Aussi, le capitaine du sous-marin fait-il armer une torpille à tête nucléaire qu’il ne mettra jamais à feu grâce à la présence d’esprit d’un officier marin US qui se rend compte du malentendu et présente ses excuses auprès des marins soviétiques à l’aide de signaux lumineux. Le point commun entre ces trois incidents, souligne Plokhy, c’est qu’au moment de leur déroulement, ni Kennedy ni Khrouchtchev n’en sont informés ; pire encore ils ne disposent pas des moyens d’empêcher leurs propres hommes de déclencher le feu. Et parmi toutes les choses que Kennedy ignore dans ce brouillard, figurent des armes nucléaires tactiques (différentes des missiles), elles aussi déployées à Cuba, et dont les Américains n’apprendront l’existence que trente ans plus tard.

Ensuite Plokhy illumine les fissures qui traversent chaque camp. Kennedy doit faire face aux faucons parmi ses conseillers, en particulier à ses propres militaires qui rêvent d’en découdre et plaident en faveur d’une attaque préemptive sur Cuba suivie d’une invasion, alors qu’eux aussi ignorent la présence de ces armes tactiques dont une invasion par les États-Unis aurait à coup sûr déclenché l’utilisation. Quant à Khrouchtchev, il doit à la fois faire marche arrière face à la détermination affichée par les Américains, vendre ce retrait tactique comme une victoire stratégique à son propre camp et gérer son allié Fidel Castro, très sourcilleux en matière de souveraineté. Pour sa part, l’état-major soviétique vivra le retrait des missiles installés avec succès dans le plus grand secret comme une humiliation, qui conduira au limogeage de Khrouchtchev deux ans plus tard.

En 1962 venait de paraître le célèbre ouvrage de Barbara Tuchman, The Guns of August, qui décrivait de manière détaillée les faux pas et les malentendus qui en 1914 avaient mené à une guerre mondiale dont aucun des protagonistes ne voulait. Kennedy et son administration en étaient très conscients et ont cherché à éviter de commettre ces mêmes erreurs. Aussi, la crise des missiles amènera-t-elle à l’établissement d’une ligne directe entre le Kremlin et la Maison Blanche (le fameux téléphone rouge) et plus tard à des traités visant à limiter le nombre d’engins nucléaires.

Ces enseignements valent tout autant pour notre époque où les lignes de faille nucléaire ne manquent pas : Russie-Ukraine, Chine-Taiwan, Israël-Iran, Inde-Pakistan et bien entendu la Corée du Nord. A cet égard, l’analyse fine et rigoureuse de Plokhy conserve toute son actualité.

 

Serhii Plokhy, Nuclear Folly, W.W. Norton, 2021, 464 pages.

 

 

 

La Liste de Kersten

Avec son film, Steven Spielberg a conféré à Oskar Schindler, jusque-là inconnu du grand public, une renommée mondiale ; en attribuant un titre analogue, La Liste de Kersten à son dernier ouvrage, François Kersaudy entend sans doute accorder un mérite similaire à son personnage, Felix Kersten.

Balte de langue allemande, Kersten naît en 1898 dans ce qui est aujourd’hui l’Estonie. Vers la fin de la Première Guerre Mondiale, il découvre qu’il dispose d’une aptitude particulière pour guérir les douleurs à l’aide de ses mains très sensibles, effectuera des études de massage finlandais à Helsinki, acquerra la nationalité finlandaise et se constituera en qualité de praticien alternatif une clientèle de renom principalement à La Haye et dans le Berlin de l’entre-deux guerres. A sa patientèle composée essentiellement de riches industriels et d’aristocrates viendra un jour s’ajouter celle de Heinrich Himmler, chef de la SS et des services secrets, en proie à des crampes d’estomac très douloureuses.

Ces douleurs sont évidemment de nature nerveuse et trouvent leur origine dans les responsabilités-mêmes de Himmler, si bien que Kersten pourra certes les soulager mais jamais les guérir ; aussi Himmler devient-il un patient dépendant, dont Kersten n’exigera jamais d’honoraires. En effet, à la différence de ses complices dans le haut appareil nazi, Himmler a prononcé une sorte de vœu de pauvreté et vit modestement de sa maigre solde ; par ailleurs entièrement dévoué envers Hitler, il rêve d’entrer dans l’Histoire comme un grand homme.

Or un jour, l’un de ses patients, un grand industriel, demande à Kersten s’il peut intervenir auprès de Himmler en vue de libérer un de ses contremaîtres, incarcéré du seul fait qu’il était social-démocrate. Kersten intervient effectivement et obtient gain de cause : ce sera la première d’une longue suite de libérations, souvent extraordinaires, dues au charme de Kersten, à sa patience, à son pouvoir de persuasion et à la menace toujours voilée d’arrêter de soigner le Reichsführer.

Dans un roman publié chez Gallimard en 1960, Joseph Kessel avait déjà raconté la vie de Kersten, qu’il avait du reste rencontré. Dans les Mains du Miracle, Kessel s’exprime à la place de son personnage et reprend pour argent comptant toutes les affirmations de son héros, dont certaines s’avèreront fantaisistes. A cela s’ajoute une certaine confusion quant aux dates, si bien que le lecteur aura du mal à déterminer où s’arrête Kessel et où commence Kersten.

Professeur aux universités d’Oxford et de Paris I, spécialiste reconnu de la Seconde Guerre Mondiale, François Kersaudy quant à lui s’est appuyé sur les archives disponibles, néerlandaises en particulier, sur les dépositions au Tribunal de Nuremberg, sur les attestations délivrées par le Congrès Juif Mondial, sur des témoignages probants, parmi lesquels figurent ceux de Christian Günther, ministre suédois des Affaires Étrangères et de Walter Schellenberg, chef du renseignement étranger au sein de la SS et enfin sur les mémoires de Kersten. Kersten du reste n’a pas rédigé un seul jeu de mémoires mais quatre mémoires, chacun en une langue différente, qui ne concordent pas toujours entre eux et qui contiennent eux aussi leur part de fiction, que Kersaudy démêle habilement de la réalité.

Kersten soignera Himmler à deux cents reprises mais obtiendra ses résultats les plus spectaculaires au péril de la vie durant les derniers mois de la guerre. En particulier, il parviendra à convaincre Himmler de ne pas donner suite à l’ordre de Hitler de détruire les camps de concentration et leurs occupants, y compris juifs, à la dynamite. Il parviendra à faire libérer vingt mille prisonniers scandinaves et des femmes internées à Ravensbrück, qui seront acheminées en Suède dans le cadre de la fameuse opération des bus blancs, sous l’égide du comte Bernadotte.

A la différence d’Oskar Schindler ou même de Raoul Wallenberg, Kersten n’est pas un homme de terrain ; en revanche, sa proximité avec Himmler lui permet d’opérer à très haut niveau et d’obtenir des résultats à grande échelle. Kersaudy a su rendre hommage à ce personnage méconnu et à son action qui justifie le sous-titre de son ouvrage, Un juste parmi les démons.

 

François Kersaudy, La Liste de Kersten, Fayard 2021, 381 pages.