La crise des missiles à Cuba – une nouvelle lecture

On connaît la fin. La crise provoquée par le déploiement de missiles soviétiques sur l’île de Cuba en octobre 1962 n’a pas finalement débouché sur la guerre nucléaire. En Europe et aux États-Unis, l’histoire de cette crise aiguë est bien connue telle que la racontent les Américains, et qu’un film, Thirteen Days, a rendu accessible au grand public en 2000. L’intérêt de Nuclear Folly, qu’on doit à la plume de Serhii Plokhy, professeur d’histoire à l’Université de Harvard, est de s’appuyer notamment sur les archives aujourd’hui disponibles en Ukraine, l’Etat soviétique où étaient entreposés les missiles avant leur envoi à Cuba.

Tout le monde sait que Kennedy et Khrouchtchev ont évité de peu la guerre nucléaire il y a près de soixante ans mais à la lecture du livre de Plokhy, on découvre combien le risque d’un conflit était encore plus élevé que ne le percevaient les protagonistes de l’époque. Kennedy et Khrouchtchev s’étaient rencontrés lors du sommet de Vienne en juin 1961, moins de deux mois après l’échec du débarquement de la Baie des Cochons. A cette occasion, Khrouchtchev avait jugé le jeune président inexpérimenté en matière de politique étrangère et cette appréciation l’avait conduit à autoriser Walter Ulbricht, le dirigeant est-allemand, à ériger le mur de Berlin deux mois plus tard. Kennedy quant à lui surévaluera constamment le risque d’une annexion ou d’un nouveau blocus de Berlin-Ouest.

En déployant ses missiles à Cuba, Khrouchtchev visait à atteindre trois objectifs : corriger ce qu’il percevait être un déséquilibre stratégique en matière nucléaire, prévenir une nouvelle invasion de Cuba par les États-Unis et empêcher que le jeune gouvernement révolutionnaire cubain ne s’aligne sur son rival communiste, Mao Tsé Toung (selon l’orthographe de l’époque).

Plusieurs éléments fascinants ressortent du livre de Plokhy, au premier rang desquels figure l’erreur d’appréciation dans le chef de Khrouchtchev. Lorsque les Américains découvrent les missiles installés à Cuba dans le plus grand secret, on est à un mois des élections de mid term, de sorte que Kennedy se sent obligé d’adopter une attitude très ferme et d’imposer un blocus de l’île. On est encore à l’époque où les communications sont lentes : d’une chancellerie à l’autre on envoie des télégrammes, qu’il faut ensuite traduire si bien que les événements se déroulent plus rapidement que la diplomatie. On est ensuite frappé, pour cette raison, par l’épais brouillard dans lequel opèrent les décideurs.

Trois incidents en particulier l’illustrent. Un avion américain décolle pour une mission d’observation au-dessus du Pôle Nord mais s’égare au-dessus de l’espace aérien soviétique. Il est véritablement égaré car une aurore boréale a perturbé ses instruments mais les Soviétiques ne le savent pas, eux qui craignent que la mission ne soit l’indicateur d’une attaque à suivre. Pendant ce temps-là à Cuba, en violation des ordres reçus, des militaires soviétiques abattent un avion espion américain de type U2 d’une salve de missiles sol-air. Plus à l’est, dans la mer des Sargasses, un sous-marin soviétique est contraint de faire surface en vue de recharger ses batteries. Aussitôt le voilà harcelé par des avions et des bâtiments de l’US Navy mais ce que les uns nomment harcèlement paraît aux autres une véritable attaque. Aussi, le capitaine du sous-marin fait-il armer une torpille à tête nucléaire qu’il ne mettra jamais à feu grâce à la présence d’esprit d’un officier marin US qui se rend compte du malentendu et présente ses excuses auprès des marins soviétiques à l’aide de signaux lumineux. Le point commun entre ces trois incidents, souligne Plokhy, c’est qu’au moment de leur déroulement, ni Kennedy ni Khrouchtchev n’en sont informés ; pire encore ils ne disposent pas des moyens d’empêcher leurs propres hommes de déclencher le feu. Et parmi toutes les choses que Kennedy ignore dans ce brouillard, figurent des armes nucléaires tactiques (différentes des missiles), elles aussi déployées à Cuba, et dont les Américains n’apprendront l’existence que trente ans plus tard.

Ensuite Plokhy illumine les fissures qui traversent chaque camp. Kennedy doit faire face aux faucons parmi ses conseillers, en particulier à ses propres militaires qui rêvent d’en découdre et plaident en faveur d’une attaque préemptive sur Cuba suivie d’une invasion, alors qu’eux aussi ignorent la présence de ces armes tactiques dont une invasion par les États-Unis aurait à coup sûr déclenché l’utilisation. Quant à Khrouchtchev, il doit à la fois faire marche arrière face à la détermination affichée par les Américains, vendre ce retrait tactique comme une victoire stratégique à son propre camp et gérer son allié Fidel Castro, très sourcilleux en matière de souveraineté. Pour sa part, l’état-major soviétique vivra le retrait des missiles installés avec succès dans le plus grand secret comme une humiliation, qui conduira au limogeage de Khrouchtchev deux ans plus tard.

En 1962 venait de paraître le célèbre ouvrage de Barbara Tuchman, The Guns of August, qui décrivait de manière détaillée les faux pas et les malentendus qui en 1914 avaient mené à une guerre mondiale dont aucun des protagonistes ne voulait. Kennedy et son administration en étaient très conscients et ont cherché à éviter de commettre ces mêmes erreurs. Aussi, la crise des missiles amènera-t-elle à l’établissement d’une ligne directe entre le Kremlin et la Maison Blanche (le fameux téléphone rouge) et plus tard à des traités visant à limiter le nombre d’engins nucléaires.

Ces enseignements valent tout autant pour notre époque où les lignes de faille nucléaire ne manquent pas : Russie-Ukraine, Chine-Taiwan, Israël-Iran, Inde-Pakistan et bien entendu la Corée du Nord. A cet égard, l’analyse fine et rigoureuse de Plokhy conserve toute son actualité.

 

Serhii Plokhy, Nuclear Folly, W.W. Norton, 2021, 464 pages.

 

 

 

Dominique de la Barre

Dominique de la Barre est un Belge de l'étranger naturalisé suisse, amateur d'histoire et du patrimoine culturel européen, attaché aux questions liées à la transmission.

3 réponses à “La crise des missiles à Cuba – une nouvelle lecture

  1. Heureusement qu’il y avait à l’époque à la tête de ses deux grandes puissances deux hommes intelligents (qu’on les apprécie ou pas sur d’autres plans est une autre question) et qui ont su garder leur sang-froid. On frémit à ce qui aurait pu se passer dans une pareille situation ces dernières années.

  2. Merci pour votre compte-rendu du livre de Serhii Plokhy. En effet, les politiciens de l’époque (et après) étaient plus souvent déterminés par leurs buts électoraux que par les réalités du terrain, trop souvent laissées à l’appréciation des seuls états-majors, voire de simples unités de campagne. Je ne sais si les dirigeants actuels des deux grandes puissances sont plus ou moins éclairés que Gorbatchev et Reagan, que j”ai connu comme journaliste peu après son entrée en fonctions comme gouverneur de la Californie, en 1967, et dont l’épouse, Nancy, a rendu visite à l’école privée où j’enseignais, à Versoix, lors de sa rencontre de 1985 avec son homologue soviétique à Genève. Ce qui est certain, c’est que la donne géostratégique actuelle n’est plus celle du temps de la Guerre Froide. Aux missiles balistiques intercontinentaux ont succédé les armes hypersoniques capables de dépasser la vitesse de Mach 5 (cinq fois la vitesse du son) et atteindre Mach 20 à 24 pour le planeur hypersonique russe Avangard sur des parcours imprévisibles et en détournant leur route au tout dernier moment avant d’atteindre leur cible.

    Pendant la Guerre froide, à un journaliste américain qui demandait à l’officier d’un sous-marin soviétique basé à Mourmansk combien de temps ses missiles prendraient pour atteindre New York, le Russe a répondu, sourire aux lèvres:

    – Avec un peu de chance, vous aurez juste le temps de finir votre petit déjeuner.

    Aujourd’hui, un missile hypersonique peut atteintre le Pentagone ou la Maison-Blanche en moins de cinq minutes – pas même de quoi laisser le temps aux dirigeants des deux superpuissances de décrocher le téléphone rouge.

    Pendant la Guerre Froide, même si le président des Etats-Unis avait appuyé sur le fameux bouton de mise à feu des ICBM (Intercontinental Balistic Missiles), celle-ci ne pouvait être activée qu’après avoir passé par toute la chaîne du commandement. Quant aux risques d’une mise à feu par inadvertance, les systèmes de sécurité dans les silos de lancement des missiles étaient tels qu’ils étaient minimes.

    Aujourd’hui, ces limites n’existent plus. Dans un monde multipolaire, la donne est devenue beaucoup plus imprévisible et dangereuse qu’au temps de la Guerre Froide. Dans la mesure où les dirigeants politiques réagissent plus sous la pression de leurs lobbies respectifs qu’en fonction des événements, la seule constante entre les dirigeants actuels et ceux de 1963 ou de 1985 est qu’ils sont tout autant que ces derniers tributaires des pressions de leurs lobbies respectifs que de leur propre jugement. Dès lors, comment ne pas craindre le pire?

  3. La leçon à tirer de tout ça, c’est qu’au final personne n’a vraiment envie de mourir pour des conneries, ce qui est aussi certainement le meilleur des garde-fous et la protection la plus fiable. Ce sont d’ailleurs souvent des exécutants subalternes qui prennent l’initiative de désamorcer des catastrophes en cours, comme ça s’est passé dans cette crise et dans d’autres tout aussi graves. Quelle qu’était leur idéologie, ces hommes ont su garder conscience morale et faculté de discernement, ce qui est plutôt rassurant pour l’avenir.

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