Fermeture du blog La Ligne Claire

Les lecteurs de La Ligne Claire auront peut-être déjà appris la décision du journal Le Temps de mettre fin à l’hébergement des blogs avec effet au 30 juin 2023. Depuis septembre 2015, La Ligne Claire a publié 250 articles et entend poursuivre son activité de bloggeur ; elle travaille en ce sens à la création d’un nouveau site d’hébergement avec l’aide bénévole d’un professionnel de la communication digitale. Aussi, La Ligne Claire invite les abonnés qui le désirent à lui communiquer leur adresse électronique à l’adresse [email protected] , de sorte qu’elle puisse reprendre contact avec eux dès la création du nouveau site.

Plus que tout, La Ligne Claire remercie ses lecteurs de leur fidélité tout au long des près de huit années écoulées.

SAS Rogue Heroes

Série télévisée parue en 2022, tirée du livre du même nom de Ben MacIntyre, SAS Rogue Heroes retrace de façon chamarrée la création du Special Air Service puis ses coups de mains intrépides menés lors de la Guerre du Désert de 1941 à 1943. Lorsque Tobrouk tombe aux forces de l’Axe en novembre 1941, ces dernières se trouvent à moins de 100km d’Alexandrie ; déjà en mai l’île de Crète avait été perdue ; désormais le canal de Suez, artère vitale pour les armées britanniques, est directement menacé. La création du SAS, une unité qui regroupera les têtes brûlées de l’armée britannique, de l’aristocrate excentrique à l’irlandais bagarreur, vise à apporter une réponse inédite à ce défi. Fraîchement constitué, le SAS mènera avec succès des raids audacieux sur les aérodromes et les points de ravitaillement italiens et allemands.

Écrivain britannique de renom, Ben Macintyre a su se forger au fil des ans une solide réputation en qualité d’auteur spécialiste des récits d’espionnage qui se fondent sur une histoire véritable. Son livre, SAS Rogue Heroes relève de ce genre-là si bien qu’il fera dire à Steven Knight, le réalisateur de la série, que l’histoire qu’il raconte est « presque vraie », selon ce qui figure au générique d’ouverture.

Sur fond de musique rock contemporaine, Knight offre à ses spectateurs des scènes de combats hardis, truffées de jurons, de bagarres, de beuveries et de l’une ou l’autre scène de séduction. Tourné au Maroc, Knight sait à la fois tirer parti des charmes de l’Orient et des paysages enivrants du désert.

On retrouve ici le cinéma anglais dans sa zone de confort, le period drama, où des personnages élégants et romantiques, revêtus de beaux uniformes d’époque s’expriment dans un anglais désormais désuet.

Sans se prendre au sérieux, la série rend hommage à l’insolence et au courage des soldats du SAS mais aussi à la largeur d’esprit du commandement britannique qui a lâché la bride à une bande de corsaires intrépides. Interprétée avec talent par Connor Swindells, Jack O’Connell et Alfie Allen dans le rôle des trois fondateurs du SAS, par Dominic West (qu’on retrouve dans la série 5 de The Crown) dans le rôle de Dudley Clarke, un personnage louche qui tisse sa toile dans les bordels du Caire, et par Sofia Boutella qui campe une séduisante espionne française. SAS Rogue Heroes fournira à un public (sans doute principalement masculin) l’occasion d’un bon moment autour d’un verre de bière ou de whisky, loin des réalités de la guerre que l’Ukraine vient sans cesse rappeler à nos mémoires.

 

 

Pape François

Le Pape en Hongrie

En septembre 2021, le Pape François s’était rendu à Budapest pour quelques heures seulement à l’occasion du Congrès eucharistique, qu’il avait quitté pour poursuivre un voyage de quatre jours dans la Slovaquie voisine ; à l’époque ce très bref séjour avait été interprété comme une rebuffade à l’égard du Premier Ministre Viktor Orbán en raison de divergences de sensibilité supposées.

Or voilà que le Pape François retourne à Budapest du 28 au 30 avril. Dimanche dernier à Rome, à l’occasion de la prière du Regina Caeli, le Pape déclarait qu’il se rendrait prochainement au centre de l’Europe. Aucune musique ne résonne plus douce aux oreilles des Hongrois que celle qui évoque leur place au sein de la Mitteleuropa, tandis que l’Europe de l’Est, elle est reléguée, ma foi, toujours un peu plus à l’Est, comme aurait pu le dire le Professeur Tournesol.

Entre ces deux dates bien sûr est survenue la guerre en Ukraine, un pays avec lequel la Hongrie partage une frontière, que plusieurs millions de réfugiés ont franchi pour trouver accueil en Hongrie même et ailleurs en Europe. Car, de l’avis de La Ligne Claire, Viktor Orbán, le chantre de la démocratie illibérale et Bergoglio, qui gouverne l’Église à la manière d’un caudillo sud-américain, partagent une vue commune quant à la guerre en Ukraine. Très sensibles à la misère qui frappe leurs voisins, la Hongrie petit pays de 10 millions d’habitants, a généreusement ouvert ses portes pour accueillir ces réfugiés, peut-être le thème le plus cher au Pape François. De plus, la Hongrie a su maintenir ses distances à l’égard du reste de l’Union Européenne, qui a emboîté le pas aux Etats-Unis, dont Bergoglio, peu suspect de sympathies envers les gringos, se méfie, en tous cas en matière de politique extérieure. Enfin, si l’un et l’autre considèrent la Russie comme l’agresseur, ils ne réduisent pas les causes de la guerre au seul usage de la force brute. Le Pape a publiquement refusé de dépeindre la guerre en Ukraine comme un conflit entre bons et méchants et évoqué rien moins qu’une troisième guerre mondiale livrée par procuration dans le monde entier. En outre, tant la Hongrie que le Saint-Siège reconnaissent que la Russie a le droit elle aussi à défendre ses intérêts légitimes en matière de sécurité.

Enfin, le Pape François, apôtre du rapprochement avec tous ceux qui d’une manière ou d’une autre sont loin de l’Église, se retrouvera en Hongrie dans un pays certes à majorité catholique, mais confessionnellement très varié, peuplé de catholiques, réformés, luthériens, et grecs catholiques (uniates) et où vit une importante communauté juive ; du reste Viktor Orbán est calviniste alors que Katrin Novák, la présidente de la République de Hongrie, est catholique.

Voilà donc que la guerre en Ukraine a fait de Bergoglio, le jésuite progressiste, et d’Orbán, le protestant conservateur, d’étranges compères qui y trouvent leur intérêt mutuel à se faire la cour pendant trois jours, au fond de la même manière que Ronald Reagan et Jean-Paul II l’avaient fait en leurs jours.

Eulalie de Bourbon, une altesse en route

Fille de la reine d’Espagne Isabelle II, Eulalie de Bourbon naît en 1864, au milieu de ce XIXe siècle espagnol agité par une forte instabilité politique. Aux guerres carlistes succéderont les pronunciamentos de l’armée, les querelles de souverains, l’exil, l’abdication, la perte des colonies d’Amérique, une première puis une deuxième république en enfin le franquisme jusqu’à la conclusion de la guerre civile en 1939, qui mettra un terme à cette agitation. Dès 1868, une révolution renverse sa mère et contraint la famille royale à l’exil à Paris, dont Eulalie ne reviendra qu’en 1876 ; aussi a-t-elle reçu une éducation française.

En 1886, elle épouse par devoir d’État son cousin germain Antoine d’Orléans, homme volage et dépensier petit-fils du roi des Français Louis-Philippe, en vue de sceller un rapprochement entre les Orléans et les Bourbon d’Espagne. Ce mariage qu’on présentait malheureux le sera effectivement et conduira rapidement à une séparation qui permettra à Eulalie de remettre la main sur sa propre fortune.

On reste stupéfait face au nombre de mariages consanguins parmi les familles royales à cette époque. Déjà Isabelle II avait épousé son cousin François d’Assise de Bourbon ; heureusement, si l’on peut dire, François d’Assise était impuissant, si bien que les enfants d’Isabelle II, y compris Eulalie, seront le fruit des amours de la reine et de ses nombreux amants.

Toujours est-il qu’à l’issue de cette séparation, l’Infante prendra son envol et se mettra à parcourir toute l’Europe des têtes couronnées, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, et même les Etats-Unis et Cuba, où l’Infante conduit une mission en 1892 dans le vain espoir de conserver l’île à l’Espagne.

Si elle affiche des opinions avancées par rapport à celles conservatrices de la Cour d’Espagne, elle n’en garde pas moins une haute opinion de son illustre naissance. Dotée de sa propre fortune, elle passera sa vie à voyager d’une Cour à l’autre où elle mènera grand train, surtout avant la Première Guerre Mondiale. C’est la Belle Époque, celle de la tournée des Grands-Ducs où les Altesses et la haute aristocratie rivalisent de faste. Si ce mode de vie ostentatoire peut heurter aujourd’hui, il répond alors à une conception des familles royales qui jugent que leur rôle est justement de paraître et qui au fond n’est pas si différent, mettons, de celui des actrices d’Hollywood qui de nos jours arborent robes de gala et bijoux lors de la cérémonie des Oscars.

Femme aux opinions libérales, femme de lettres aussi, elle publie en 1912 son premier ouvrage, Au Fil de la Vie, sous le pseudonyme de Comtesse d’Avila, où elle s’exprime au sujet des questions politiques et sociales de son temps, y compris la condition de la femme. Le livre est rapidement banni en Espagne et l’Infante condamnée à l’exil.

Publiés en français en 1935, Souvenirs d’Espagne et d’Europe se révèlent des mémoires de lecture agréable et s’achèvent sur la proclamation de la Deuxième République et l’exil d’Alphonse XIII en 1931 tandis que le décès l’année précédente de son mari Antoine d’Orléans ne fait pas même l’objet d’une mention. De l’avis de La Ligne Claire, Ces circonstances familiales et politiques ont fourni à l’Infante un moment opportun, où elle peut s’octroyer le beau rôle sans s’exposer à la contradiction, sans causer de brouille familiale et sans prendre le risque à nouveau de se mettre mal en Cour puisque cette dernière avait disparu ; elle permet aussi de faire valoir ses opinions politiques de façon plus avisée après coup. Cela dit, ce que retiendra le lecteur du XIXe siècle, c’est avant tout le portrait des vestiges d’un monde englouti. Les Souvenirs s’achèvent donc en 1931 mais l’Infante retournera en Espagne où elle mourra à Irun sur la côte basque en 1958.

Enfin il y a lieu de saluer le remarquable travail fourni par Jacques Brunel, editor au sens anglais du terme, auteur de centaines de notes en pied de page très détaillées, des généalogies des familles Orléans, Bourbon d’Espagne, et en leur sein celles de la succession carliste et de la succession légitimiste, et enfin un index des personnages, autant d’éléments qui permettent au lecteur de s’y retrouver dans le monde complexe des familles régnantes de cette époque.

 

Infante Eulalie de Bourbon, Souvenirs d’Espagne et d’Europe, édition établie par Jacques Brunel, Éditions Lacurne 2023, 336 pages.

Résurrection : le Parcours du Débutant

L’évangile de ce dimanche nous livre le célèbre récit de Saint Thomas, dit doubting Thomas en anglais, et dont le tableau du Caravage donne une représentation tout à la fois crue, vigoureuse et incarnée. Mais que s’est-il donc passé depuis dimanche dernier ? Une enquête de La Ligne Claire, envoyé spécial en Judée.

Le Matin

Au petit matin de ce que nous appelons désormais le dimanche de Pâques, sans doute le 9 avril de l’an 30 de notre ère, alors qu’il faisait encore nuit, un groupe de femmes se rend au tombeau de Jésus en vue de l’embaumer. En effet, Jésus avait été enseveli à la hâte l’avant-veille en raison de l’approche du Sabbat (dont l’observance démarre le vendredi soir) si bien qu’on n’avait pas pu lui prodiguer de rites funéraires. Tous les évangélistes s’accordent pour mentionner ce groupe de femmes, même si sa composition varie. Jean du reste ne mentionne que Marie de Magdala (Marie-Madeleine), pas tant pour dire qu’elle était seule mais pour souligner son rôle dans la suite du récit. Les femmes découvrent la pierre roulée et le tombeau vide.

Marie-Madeleine se détache alors de son groupe et repart en courant vers Pierre et Jean leur apprendre la nouvelle du tombeau vide, en raison, pense-t-elle, du vol du corps. Entretemps, un ange apparait aux autres femmes qui étaient demeurées auprès du tombeau et leur déclare que Jésus est ressuscité et qu’elles doivent en apporter la nouvelle aux disciples. Tremblantes, elles quittent le tombeau sans rien dire à personne car elles avaient peur. Elles se ravisent cependant et se rendent auprès des Apôtres.

Pendant ce temps-là, prévenus par Marie-Madeleine, Pierre et Jean (deux des Apôtres) se rendent au tombeau, suivis par Marie-Madeleine. Ils n’y voient pas d’ange mais pénètrent dans le tombeau vide, Pierre d’abord, Jean ensuite. A la vue des bandelettes à terre et du suaire roulé à part, Jean comprend que Jésus est ressuscité.

Tandis que Pierre et Jean sont au tombeau ou en reviennent, les autres femmes rapportent aux autres Apôtres ce qu’elles ont vu, en l’occurrence le tombeau vide et l’apparition d’un ange qui leur a communiqué des instructions, mais les Apôtres tiennent ces propos pour du radotage et demeurent sceptiques

Quant à Marie-Madeleine, qui est donc au tombeau pour la seconde fois ce matin-là, elle s’y attarde après le départ de Pierre et Jean. Ce supplice atoce, la mort de Jésus et maintenant son tombeau vide, l’agitation de ce matin, tout cela, c’en est trop, l’émotion la gagne et elle se met à sangloter. Ému par ses pleurs, Jésus s’approche d’elle par derrière si bien qu’elle ne le reconnaît pas et le tient pour le jardinier ; il lui adresse la parole, elle se retourne et oui, c’est bien lui, elle le reconnaît. C’est la toute première apparition de Jésus ressuscité, une scène connue comme « Noli me tangere », ne me touche pas, selon les paroles que Jésus prononce. Comme l’ange lors de la première visite, Jésus enjoint Marie-Madeleine de porter la nouvelle aux Apôtres, mais cette fois-ci sur la base d’un témoignage oculaire.

Les autres femmes quant à elles, qui s’étaient rendues auprès des Apôtres en un deuxième temps, sont en chemin, peut-être de retour chez elles, lorsque Jésus leur apparaît à elles aussi pour apaiser leur tourment et les renvoie une fois de plus vers les Apôtres. Ce sera la seconde apparition.

Alors que les femmes passent la journée à courir de droite à gauche, les Apôtres (moins Pierre et Jean) restent assis dans leur fauteuil et peinent à se laisser convaincre. A Bruxelles, on dirait d’eux qu’ils sont durs de comprenure. Ainsi s’achève le matin de Pâques.

Le Soir

Le soir même se déroule l’épisode connu comme celui des disciples d’Emmaüs, du nom d’un village situé à proximité de Jérusalem dont l’emplacement n’a jamais été identifié avec certitude. Jésus, qui pourtant était ressuscité à Jérusalem, apparaît à deux disciples (distincts du groupe des Apôtres) qu’il accompagne un bout de chemin; comme le soir tombe ils s’arrêtent tous trois à l’auberge y prendre un repas. Bien qu’ils aient cheminé quelque temps avec Jésus, ils ne le reconnaissent qu’à la fraction du pain, avant qu’il ne disparaisse à leurs yeux. C’est la troisième apparition.

Les deux disciples d’Emmaüs s’en retournent en vitesse à Jérusalem en cette journée riche en chassés-croisés et se rendent auprès des Apôtres, toujours eux, leur rendre compte de l’apparition. Mais les Apôtres demeurent tout aussi blasés et méfiants qu’ils ne l’avaient été à l’égard des femmes ce matin-là. Dans le cadre de l’enquête, aucun chef de sexisme n’a été retenu à leur encontre.

Soudain, Jésus, qui de nouveau se retrouve mystérieusement à Jérusalem, apparaît d’abord à Pierre puis aux autres Apôtres, qui reconnaissent enfin le bien-fondé du témoignage des femmes et des disciples d’Emmaüs. Alors que les femmes, on l’a vu, se déplacent vers Jésus qu’elles croient mort, il aura fallu que, de guerre lasse, Jésus vivant se révèle aux Apôtres qui, à l’exception de Pierre et de Jean, n’auront pas bougé de la journée. Lors de cette nouvelle apparition, Jésus s’adresse aux Apôtres « Écoutez les gars, c’est bien moi » et leur montre les plaies que les clous avaient infligées aux mains et aux pieds. Puis, il mangea du poisson en leur compagnie, un léger souper donc puisqu’il avait déjà dîné auparavant avec les disciples d’Emmaüs. Ce soir-là pourtant, Thomas avait à faire et s’était excusé.

Intermède

On perd la trace de Jésus pendant ces huit jours. Tout au plus, les évangiles nous apprennent-ils que les Apôtres informèrent Thomas qu’ils avaient vu Jésus en son absence. Thomas ne s’en laisse pas conter et demande des preuves tangibles.

Épilogue

Huit jours après la Pâque, nous dit l’évangéliste Jean, alors que les portes étaient closes, Jésus apparut à nouveau aux Apôtres, cette fois-ci en présence de Thomas, qui avait pu se libérer. Jésus avait dû lire dans les pensées de son disciple puisqu’il invite Thomas à plonger sa main dans la plaie de son côté et lui offre donc la possibilité de faire le geste que lui-même réclamait. C’est la scène dépeinte par le Caravage, qui clôt une semaine où les femmes tiennent le beau rôle et qui allait changer l’histoire du monde.

Charles III et Saint-Nicolas

Lors de sa visite d’État en Allemagne le mois dernier, le Roi Charles III a déposé une gerbe en présence du président allemand Franz Steinmeier sur le site de l’église Saint-Nicolas à Hambourg, une ruine préservée en commémoration du terrible bombardement de juillet 1943 mené par la RAF.

De tous temps et jusqu’à nos jours les civils font les frais des combats que se livrent les militaires. En novembre 1940 à l’occasion du raid sur la ville de Coventry, la Luftwaffe inaugure les bombardements aériens de masse de sites industriels et civils par une flotte de plus de 500 appareils et qui font appel à des techniques nouvelles qui voient la combinaison de bombes incendiaires et explosives. Quelques 500 civils perdent la vie.

Au chapitre XVIII du livre de la Genèse, il est écrit que Dieu détruisit la ville de Gomorrhe en raison de la mauvaise conduite de ses habitants. Gomorrhe sera donc le nom de code donné au bombardement de Hambourg par Sir Arthur « Bomber » Harris, qui déclenchera une tornade de feu qui coutera cette fois-ci la vie à environ 35 mille habitants. Cette référence biblique marque le pivot d’une guerre menée non plus contre l’Allemagne mais contre les Allemands.

A l’époque en Allemagne on qualifie ces attaques de Terrorangriffe, attaques terroristes, et c’est effectivement comme cela qu’on les voit aujourd’hui en Ukraine. En 1946, lorsque se tient le procès de Nuremberg, les Allemands s’indignent en silence. Génocide et crimes contre l’humanité ne constituaient pas des crimes en 1939 ; comment dès lors peuvent-ils figurer parmi les chefs d’accusation ? Et puis on ne voit pas siéger sur le banc des accusés ni les responsables des Terrorangriffe ni les auteurs du massacre de Katyn par exemple. Justice de vainqueurs, estiment les Allemands. Ces objections ne sont pas sans fondement mais les temps n’étaient pas mûrs. Ils ne l’étaient toujours pas en 1992 lorsque la Reine d’Elizabeth II en visite d’État à Dresde ne dit mot au sujet d’un bombardement plus terrible encore que celui de Hambourg.

L’Écriture nous enjoint à pardonner septante fois sept fois, une mesure du temps long nécessaire à la conversion des cœurs et des esprits. A Hambourg, ni le Roi Charles III ni le Président Steinmeier n’ont eu à prononcer de longs discours car leur geste disait tout. Au fil des ans, la République fédérale a su reconnaître les terribles crimes de l’Allemagne nazie, condition d’une mémoire historique apaisée. Toutes proportions gardées, sans prononcer un mot, le Roi Charles III a fait de même au nom des Britanniques.

Si le geste du Roi s’inscrit dans une cérémonie civile, il se déroule néanmoins face à une église ; en 1962 déjà le Général de Gaulle avait accueilli le chancelier Adenauer à Reims, où ils avaient assisté à la messe. Le religieux emporte les hommes dans des régions que la politique ne peut atteindre.

Un dernier mot encore. La Ligne Claire s’autorise à penser que la cérémonie de Hambourg est le fruit d’une initiative de la Couronne plutôt que du Premier Ministre, dont l’histoire familiale est étrangère à la guerre en Europe. En tous cas, aux yeux des Allemands, le Roi Charles III a gagné ses lettres de noblesse.

 

 

Blues de Prusse

Le fantôme de Hitler hante la Maison de Hohenzollern

En 1994, le Bundestag, adoptait une loi dont seule la langue allemande connaît le secret, la Ausgleichsleistungsgesetz (loi de compensation), qui règle les conditions auxquelles les demandeurs peuvent prétendre à des compensations pour les expropriations effectuées par les Alliés à l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale. En effet, après la capitulation en 1945, l’Allemagne avait été dépourvue de sa souveraineté qu’exerçaient en son nom les quatre puissances occupantes. Chef de la maison impériale de Hohenzollern descendant à la quatrième génération de l’empereur Guillaume II, le Prince Georg Friedrich de Prusse a alors instruit ses avocats sur base de cette loi de mener des négociations secrètes avec les Länder de Berlin et de Brandebourg en vue d’obtenir la restitution d’une importante collection de biens meubles ainsi que le droit de jouir à perpétuité du Cäcilienhof, le château où s’était tenue la conférence de Potsdam en 1945, au cours de laquelle les Alliés avait justement réglé le sort réservé à l’Allemagne vaincue.

En juillet 2019 le magazine Der Spiegel révèle au grand jour l’existence de ces négociations et déclenche en Allemagne une controverse publique quant à leur bienfondé. Car la Ausgleichsleistungsgesetz interdit la restitution de biens à ceux dont les ancêtres ont apporté une contribution substantielle (le terme juridique en allemand est erheblicher Vorschub) à l’établissement du nazisme. Or dès 1932 le Kronprinz, arrière-grand-père du Prince Georg, appelle à voter pour Hitler tandis qu’il parade en uniforme de la SA, le bras bandé d’un brassard nazi. Tout cela constitue-t-il un erheblicher Vorschub ? Oui, répond Stefan Malinovski, auteur de Nazis and Nobles, non rétorque Christopher Clark, l’auteur des Somnambules, qui tient le Kronprinz pour un personnage insignifiant.

Loin de s’en tenir là, aux demandes de restitution le Prince Georg a empilé des poursuites à l’encontre de journalistes et d’historiens, parmi lesquels Stefan Malinovski, depuis lors abandonnées. Si toutes ces questions ont ressurgi ces jours derniers en Allemagne, c’est parce que le Prince Georg a récemment déclaré renoncer à ses prétentions. La Ligne Claire n’est pas en mesure d’apprécier ce qu’auraient été ses chances au tribunal mais juge que cette décision permet désormais de séparer la critique historique quant à l’appui prodigué à Hitler par les Hohenzollern, des prétentions personnelles de Herr Georg Friedrich Prinz von Preußen, tel qu’il figure à l’état civil en Allemagne.

Lorsque Der Spiegel dévoile cette affaire, elle suscite l’indignation à telle enseigne que le Prince Georg, jusque-là inconnu du public, réussit le triple exploit de se mettre à dos à la fois la classe politique, le monde des médias et les milieux académiques. La Ligne Claire estime qu’il n’y a jamais de solution simple ni parfaitement juste à la question des réparations et des restitutions, qui souvent font suite à des guerres et des changements politiques importants. Précisément pour cette raison l’attitude des personnes concernées devient déterminante. Il était donc effectivement temps de mettre un terme à cette erreur de jugement sur le plan des relations publiques.

 

Guerres parallèles: des blés de Galicie à la guerre en Ukraine

Si chaque guerre naît de circonstances particulières, de l’avis de La Ligne Claire, celle qui se déroule actuellement en Ukraine présente des parallèles avec la Première et Seconde Guerre Mondiale.

Avant même le déclenchement des hostilités en 1939, Hitler avait annexé l’Autriche et le territoire des Sudètes sans coup férir. Sans doute Vladimir Poutine en a-t-il tiré des enseignements lorsqu’il a fait main basse sur le Donbass et la Crimée puis, lorsqu’il a fait ratifier ces annexions par des référendums, approuvés par une majorité enthousiaste, comme du reste l’avaient fait les Autrichiens en 1938.

Il aurait mieux fait de davantage méditer la déclaration de guerre à la Serbie en 1914 par François-Joseph qui, dans l’esprit du vieil empereur, se voulait une rapide expédition balkanique en vue de détruire le terrorisme serbe. Comme en 1914, l’échec d’une prise rapide de l’Ukraine par les troupes russes en février 2022 amène d’une part les agresseurs à perdre la main sur le conflit et conduit d’autre part à lui conférer rapidement un caractère mondial, où les Etats-Unis, la Chine, l’Union Européenne et d’autres encore se livrent une guerre d’influence par procuration. Du reste le Pape François, dans un entretien accordé à la Radio Suisse Italienne ces jours derniers, a ouvertement parlé de Troisième Guerre Mondiale.

Necessity is the mother of invention, nous enseigne l’adage anglais. Par exemple en 1914, l’invention de l’avion alors récente n’avait pas encore trouvé d’application pratique ; la guerre transformera bien vite les aviateurs en observateurs, bombardiers et chasseurs. En 2022, ce sont les drones qui trouvent des affectations nouvelles ; certains, utilisés jusqu’ici pour filmer des réceptions de mariage servent désormais d’observateurs avancés dans les batailles d’artillerie.

Avec l’enlisement du front et le développement d’une guerre de tranchées, les esprits s’enlisent aussi et chaque camp en vient à tolérer des pertes énormes en vue d’une victoire qui dorénavant ne peut être que totale. Les pertes attribuées aux Russes lors des combats de Bakhmout ces jours-ci, de l’ordre de mille tués par jour, sont comparables à celles subies par la France en 14-18, en moyenne 894 soldats par jour tous les jours pendant plus de 4 ans. Au-delà des chiffres, se révèle la disponibilité de toute une société à tolérer ces pertes élevées en vue de la victoire finale.

Les déclarations publiques se raidissent elles aussi. En 1943, lors de la Conférence de Casablanca, les Alliés avaient exigé la reddition sans condition des puissances de l’Axe, privant l’Allemagne de toute incitation à négocier, d’autant que l’Armistice du 11 novembre 1918 leur avait été servi comme une défaite. En 2023, les Russes tiennent leurs annexations pour irréversibles tandis que les Ukrainiens, soutenus par leurs bailleurs d’armes, déclarent que la guerre ne s’achèvera qu’une fois reconquis l’ensemble du territoire de la République d’Ukraine.

Effectivement, la Deuxième Guerre ne s’acheva que par la mort de Hitler, la capitulation de l’Allemagne, son dépècement et la perte de sa souveraineté.

La Ligne Claire ne revendique pas de compétence particulière pour juger de cette guerre mais il lui semble que les positions des uns et des autres qui font écho à des déclarations plus anciennes, No pasarán, We shall never surrender, Wollt ihr den totalen Krieg ?, rendent la recherche d’une paix, voire d’un simple cessez-le-feu, plus délicate.

Souvenirs de la Révolution culturelle

Dans la jeunesse de La Ligne Claire au cours des années septante du siècle passé, il était de bon ton d’écrire W Mao (prononcez viva Mao) sur les cartables en toile alors à la mode en Italie ; au même moment à peu près, des écoliers chinois du même âge que le nôtre massacraient leurs professeurs à coups de bâtons ferrés. C’était le temps de la Révolution Culturelle que le Président Mao Tsé Toung (selon l’orthographe de l’époque) avait lancée en 1966 et qui ne s’achèverait véritablement qu’avec sa mort en 1976.

Tania Branigan, correspondante du Guardian en Chine de 2008 à 2015 tire de cette sombre période un petit livre, Red Memory, qui n’a pas vocation à être une histoire de la Révolution Culturelle mais plutôt à expliquer comment à un demi-siècle de distance ses acteurs en conservent le souvenir ou au contraire en entretiennent l’oubli.

Dans les années 1970, les dirigeants de l’Europe de l’Est, Brezhnev ou Honecker apparaissent bien ternes dans leur gabardine tandis qu’Andy Warhol faisait de Mao avec ses portraits sérigraphiés une star de la culture pop. Il faut toute la lucidité de Simon Leys, auteur des Habits neufs du Président Mao pour percevoir la réalité meurtrière de la Révolution Culturelle et faire pièce par exemple à Maria Antonietta Macciocchi, auteur quant à elle sur le même sujet de Deux mille ans de bonheur.

Tania Branigan part donc à la rencontre tant des acteurs de la Révolution Culturelle, les Gardes Rouges, que de leurs victimes, deux groupes aux contours flous car la Révolution Culturelle se nourrit de dénonciations, de mises en scène, de brimades et de massacres, où les bourreaux d’aujourd’hui peuvent se révéler les victimes de demain.

Après la mort de Mao, Deng Xiaoping reconnaîtra que la Révolution Culturelle s’était révélée une catastrophe non seulement en raison de ses deux millions de morts mais aussi de la destruction du patrimoine culturel de la Chine et même de l’éthique de piété filiale issue de la pensée de Confucius. De plus Deng admet que cette catastrophe trouve sa source dans le culte de la personnalité dont Mao avait fait l’objet. Trente ans plus tard, Xi Jinping, pourtant lui aussi une victime de la Révolution Culturelle aux côtés de son père et de sa demi-sœur, dégouté par le chaos induit par la Révolution Culturelle, s’est attribué un pouvoir personnel inégalé depuis l’époque de Mao, alimenté par la « pensée Xi Jinping » à l’instar du Petit Livre Rouge.

Dans la Chine de XI Jinping, il n’est bien entendu pas question de chaos ; il n’y est pas non plus question de la Révolution Culturelle au motif que c’est elle qui avait présidée à ce chaos. Désormais non seulement la Révolution Culturelle est-elle bannie des mémoires mais sa simple évocation relève du crime de nihilisme historique. Aussi, pour le quart d’heure la Chine se voit condamnée non seulement à porter le fardeau de cette époque terrible mais à ne plus pouvoir en parler librement. Tania Branigan observe qu’en Chine il existe une relation inverse entre la nécessité d’aborder le sujet et son caractère acceptable par le parti communiste ; aussi les leçons historiques, politiques et morales que la Chine devrait pouvoir tirer de cet épisode brutal demeurent irrecevables dans le contexte politique désormais forgé par Xi Jinping. A cet aune, Red Memory, en définitive un recueil de témoignages oraux, revêt une densité toute particulière dans une Chine condamnée à ployer sous le poids de ce traumatisme faute de pouvoir en parler.

 

 

Tania Branigan, Red Memory, W.W. Norton; 288 pages; 2023

La Sanctification du Monde

Il y a un peu plus de soixante ans, le 11 octobre 1962 s’ouvrait le concile Vatican II qui allait marquer l’Église catholique de manière profonde jusqu’à nos jours. A l’occasion de cet anniversaire, George Weigel, un intellectuel catholique américain de premier plan connu pour sa magistrale biographie de Jean-Paul II, a publié ce petit livre, To Sanctify the World, à destination d’un public généraliste mais averti.

Weigel entend tout d’abord rappeler au lecteur quelle était l’intention de Jean XXIII lors de la convocation du Concile, quels sont les points essentiels à retenir des seize textes publiés et enfin quelle est leur clé de lecture.

Lorsque Jean XXIII en janvier 1959 fait part de façon presque anodine de son intention de convoquer un Concile Œcuménique, l’Église n’est pas confrontée à une situation comparable à l’émergence de la Réforme, qui avait occupé le Concile de Trente au XVIe siècle. Mais le vieux pape a l’intuition d’une part que l’Église tourne confortablement en rond sur elle-même, en particulier en Europe, son cœur historique, et d’autre part qu’il lui fait défaut un langage qui lui permette de s’adresser au monde moderne d’alors. Les intentions du pape apparaissent clairement dans son discours d’ouverture du Concile, connu sous le nom latin de Gaudet Mater Ecclesia ; loin de refonder l’Église ou de la séculariser, il s’agit au contraire de souligner le caractère essentiellement christocentrique du Concile de sorte que l’Église catholique puisse mieux christifier ou convertir le monde.

Weigel suggère donc de lire les documents conciliaires à l’aune de cette intention et dans l’ordre constitutif qui convient ; en premier lieu figure la constitution sur la révélation divine, Dei Verbum, car Dieu parle en premier et révèle à l’homme sa vérité ; ensuite vient Lumen Gentium, la constitution sur l’Église, comprise non plus selon le modèle juridique des néo-scolastiques mais comme le Peuple de Dieu qui se reconnaît à la lumière de la révélation, dont Jésus-Christ est l’achèvement parfait. Les quatorze autres documents s’appuient sur ce double socle.

Lorsque le concile se clôt en 1965, les textes conciliaires sont reçus dans l’ensemble avec enthousiasme malgré le défaut, selon le mot de Weigel, d’une clé de lecture qui fasse autorité. Les pères conciliaires se retrouvent alors dans un monde où souffle un vent nouveau marqué par la décolonisation, une musique nouvelle, un culte de la jeunesse, un changement radical en matière de mœurs et par une contestation générale qu’on appellera par convenance l’esprit de mai 68. Sans tomber dans le faux syllogisme Post Concilium Propter Concilium, c’est bien dans ce monde-là que les décisions du concile trouveront leur application concrète, parfois fantaisiste. L’Église catholique entame alors la décennie la plus turbulente de son histoire moderne, marquée par le retour à l’état laïc de dizaines de milliers de prêtres et de religieuses.

Il reviendra aux pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI (1978-2013), deux participants au concile, d’expliquer, de clarifier et de définir ce que les pères conciliaires avaient voulu pour l’Église, en un mot de fournir la clé de lecture du concile. A ce propos, on peut songer au synode des évêques à l’occasion du vingtième anniversaire de la clôture du concile en 1985, à la promulgation du catéchisme de l’Église catholique publiée en 1992 ou encore à l’instruction sur la liturgie Redemptionis Sacramentum en 2004.

En un mot, le concile avait et a toujours vocation à inviter l’Église à proclamer Jésus-Christ au monde entier, dont il faut bien observer qu’il n’a pas porté un intérêt marqué à sa propre sanctification. Bien plus, en Europe en particulier, on a souvent observé le mouvement opposé où l’Église suit mollement les évolutions et même les exigences d’un monde non pas païen ou athée mais irréligieux. Il est aisé d’observer ce phénomène de nos jours encore, en Europe du Nord notamment, où même certains évêques cautionnent des inventions liturgiques, morales ou dogmatiques, qui se revendiquent d’un esprit du concile non défini, mais qui sont en réalité totalement absentes des textes conciliaires. C’est là aussi que l’Église est saignée à blanc car à quoi bon rejoindre une Église qui ne fait que répéter comme un perroquet ce que le monde lui dit ? Là au contraire où le concile a été reçu et mis en œuvre en vérité, là l’Église est vivante, joyeuse et missionnaire.

 

George Weigel, To Sanctify the World, Basic Books, 368 pages, 2022.