Note de lecture : Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du Ciel. Paroles d’un chaman yanomami, Plon, Terre Humaine, 2010.

Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du Ciel. Paroles d’un chaman yanomami.

 

 

Il m’a semblé que le moment était tout à fait opportun de lire ou de relire ce chef d’œuvre de la mythique collection de Jean Malaurie, Terre Humaine. Chef d’œuvre tout court, non seulement pour accéder autant qu’il est possible à une culture aussi distante que celle des Yanomami, mais plus encore pour nous comprendre nous-mêmes. Ce livre, même s’il est tout au long de ses 600 pages traversé par une colère inextinguible à l’encontre des Blancs, n’en constitue pas moins un magnifique cadeau auxdits Blancs. Tiré de deux séries d’entretiens entre Davi Kopenawa et Bruce Albert – amis de trente ans, chaman yanomami pour l’un, anthropologue français pour l’autre –, enregistrées entre 1989 et 1992 pour la première et de 1993 à 2001 pour la seconde, ce livre a été publié dans son intégrité en 2010, après différentes publications partielles. Il résulte du travail monastique de transcription et construction de Bruce Albert ; qu’il en soit infiniment remercié. Ces entretiens ont systématiquement eu lieu en présence du beau-père de Davi, chaman lui-même, et initiateur de Kopenawa.

Les Yanomami sont un peuple de la forêt tropicale, chasseurs-cueilleurs et jardiniers sur brûlis, situés entre le Sud du Venezuela et le Nord du Brésil. Leurs premiers contacts avec les Blancs remontent aux premières décennies du 20e siècle. Davi Kopenawa est né vers 1956 à Marakana. Il est d’emblée en contact avec les Blancs et travaillera même avec et pour eux un temps, notamment en tant que responsable d’un poste de la FUNAI, l’administration brésilienne en charge des peuples autochtones. Il y jouera notamment le rôle d’interprète. Témoin des ravages des vagues épidémiques successives, des violences et meurtres des chercheurs d’or, il sera initié chaman et s’engagera dans la lutte internationale pour la défense de son peuple, de ses droits, de la forêt amazonienne, et plus largement de la Terre. Il luttera tout d’abord auprès d’une ONG de défense des droits des Yanomami fondée par des anthropologues, dont Bruce Albert, avant que les Yanomami ne fondent en 2004 leur propre organisation, que préside Kopenawa. Davi Kopenawa compte au nombre des grandes figures indigènes qui ont lutté et luttent pour leurs droits et la forêt amazonienne, et au-delà pour le combat écologique international à l’instar, pour l’Amazonie, d’Ailton Krenak, d’Anine puis d’Almir Surui, de Benki Payako, de Raoni, etc.

L’heure est particulièrement venue de lire ce livre, car il permet de comprendre l’effroi que peut induire chez les peuples autochtones l’actuelle pandémie du Covid-19. Sous l’appellation d’épidémie xawara, l’épidémie est sous la plume de Kopenawa le nom même qui cristallise la relation avec les Blancs, et ses effets. Le contact avec les Blancs est en effet essentiellement, quasiment, destructeur : qu’il s’agisse des ravages des épidémies à proprement parler, notamment de la rougeole, qui emportent en nombre, régulièrement et quasi-constamment, femmes, enfants, hommes valeureux comme vieillards ; l’épidémie peut parfois être volontairement provoquée, ou involontairement transmise par la fillette d’un missionnaire protestant, aimée des Yanomami ; qu’il s’agisse des orpailleurs qui vont jusqu’à déstructurer les sols et à assassiner les indigènes ; qu’il s’agisse des éleveurs, déforesteurs par profession ; qu’il s’agisse encore des missionnaires qui répandent terreur et culpabilité pour convertir à un dieu sommaire.  Et au-delà de ces faits et souffrances rapportées par Kopenawa, toutes choses dont il n’a depuis son enfance cessé d’être témoin, ce sont des gigatonnes de souffrance dont il convient de se remémorer, celles de cinq siècles de colonisation et de destructivité avec, outre la mort épidémique, souvent massive, l’anéantissement des cultures et la conversion frontalement ou indirectement contrainte, la déforestation et la travail forcé, ou encore l’esclavage. Dès lors la colère et la rage de Davi Kopenawa ne constituent nullement un obstacle à entendre sa parole, c’en est au contraire la condition. Impossible sans elles de mesurer ce qu’il nous dit avec générosité (il y a consacré des heures sur des années ! seulement pour nous) de sa forêt et des siens, et les avertissements qu’il adresse à notre folie destructrice.

La forêt pour nous autres Blancs signifie la boue, la perte soudaine de la station debout, l’inconfort et les dangers, les menaces de piqures et autres morsures, voire de mort. Pour les peuples d’Amazonie la forêt est la Jérusalem céleste, la bibliothèque d’Alexandrie et le Louvres à la fois, le temple des temples, le refuge en cas de menaces, elle est l’incarnation de la beauté, de l’apaisement, elle sent bon, elle est l’origine de toutes choses et l’habitat des esprits sans lesquels tout ordre s’effondrerait. On ne peut imaginer abîme plus profond entre les uns et les autres. L’actuel engouement pour les arbres, le renouveau de nos connaissances du végétal ne nous suffiront pas à remonter la pente, pas même la sagacité de dizaines de Francis Hallé et d’Ernst Zürcher (désolé mon ami !) n’y suffirait. On ne pourra jamais ressentir, en tout cas avec la même intensité spirituelle, ce que les peuples d’Amazonie peuvent éprouver après le passage d’orpailleurs et/ou de chercheurs de diamant, confrontés à des arbres déchiquetés et à des sols déstructurés en profondeur. L’incendie de Notre-Dame n’en procure qu’un pâle reflet. Seul un génocide s’en rapproche, à cette différence près que pour ces peuples les détruire avec leurs forêts n’est qu’un pas vers la destruction générale du monde. Le souci pour la préservation de leur culture-nature est solidaire du souci pour la Terre elle-même et ses habitants. D’où le croisement de leur lutte avec le combat écologique en général (p. 520 et s., notamment pp. 523 et 525). Kopenawa partage dans ces peaux d’images ou dessins d’écriture rédigés par Bruce Albert son estime pour l’écologiste Chico Mendès, qu’il n’a pas eu l’heure de rencontrer avant son assassinat par d’autres Blancs. Aujourd’hui ce sont et le GIEC et l’IPBES qui vantent le rôle des peuples autochtones dans la préservation de ce qui nous reste de nature.

Défendre l’intégrité de la forêt amazonienne, en plus de défendre le lieu de vie de divers peuples, c’est aussi contribuer à l’équilibre planétaire.  C’est en effet la forêt et sa continuité qui permettent aux pluies venant de l’Atlantique, à la faveur de plusieurs cycles d’évapotranspiration, de pénétrer jusqu’à la cordillère des Andes. La déforestation finira, si ce n’est déjà en cours, de déstabiliser ce système et de précipiter la disparition du couvert forestier au profit de la savane (E. Zürcher, D. Bourg & J. Dubochet, Urgence Amazonie : Le «cœur climatique» de la Terre est menacé : https://www.letemps.ch/node/1171575). Si tel était le cas, ce serait non seulement une catastrophe pour le Brésil lui-même, mais pour le climat mondial et partant la Terre entière. Il en découlerait in fine un relargage gigantesque de dioxyde de carbone et de méthane et une forte perturbation du cycle hydrologique planétaire. Or ce savoir que nous avons mis des lustres à construire n’est absolument pas étranger à Kopenaewa. Mais il lui est parvenu par de tout autres voies et voix, celles des xapiri, des esprits qui, en tant que chaman, habitent sa poitrine. Un peu comme le mathématicien indien du début du 20e siècle, Ramanujan, à qui la déesse familiale envoyait en rêve des constructions mathématiques qu’il ne parvenait pas à démonter, au grand damne de son maître de Cambridge, Hardy. En Occident, cela s’appelle inspiration. La déforestation traditionnelle, à finalité agricole, pour ménager des jardins, selon le conseil même d’Omama, le dieu-ancêtre fondateur de l’ordre des choses, se doit d’être très mesurée. Nous pensons, écrit Kopenawa, « que la défricher sans mesure ne fera que la tuer. » Sinon, la « terre sera bientôt nue et brûlante » (p. 507). La peau de la forêt, écrit-il encore, est belle et odorante mais, si on incendie ses arbres, elle se dessèche. Alors, la terre se fragmente en mottes friables et les vers de terre disparaissent. (…) Dès qu’on coupe les grands arbres de la forêt, comme (…), son sol devient vite dur et brûlant. Ce sont eux qui font venir les eaux des pluies et les gardent dans le sol. Les arbres que plantent les Blancs (…) ne savent pas appeler la pluie. (…) Dès que son sol est mis à nu, l’esprit du soleil Mot hokari brûle tous ses cours d’eau. (…) Aucune pousse d’arbre ne peut plus surgir du sol, car il n’y a plus assez d’humidité pour conserver graines et racines au frais. (…) Une chaleur étouffante s’installe partout (…) Ainsi les Blancs ont mangé la forêt, ils finissent par souffrir eux-mêmes de la chaleur, de la faim et de la soif » (pp. 509-510). Ce que nous sommes très exactement en train de faire à l’échelle planétaire avec le changement climatique, qu’il désigne en l’insérant dans un combat écologique plus large (p. 520 notamment). Pour lui, forêt, esprit (p. 511) et nature (pp. 520 et 523) ne font qu’un.

Autre chapitre et plus largement thème très fort, celui de la marchandise. Nous nous croyons nous autres Occidentaux une civilisation du sujet. Or, vu d’Amazonie, et sans en passer par Marx, nous sommes essentiellement une civilisation de l’objet, de la marchandise. Voilà comment Kopenawa décrit les premiers contacts. « Dès qu’ils virent la profusion d’objets étranges que recelaient les campements des Blancs, écrit-il, nos anciens, qui n’avaient jamais rien vu de semblable, en furent très exaltés. Ils admirèrent pour la première fois des machettes et des haches neuves, des marmites de métal brillant, de grands miroirs de verre, des coupons d’étoffe écarlate, d’énormes hamacs de coton colorés et des fusils au bruit tonitruant. (…) Ils se mirent alors à désirer les marchandises des Blancs avec passion (…) Ils étaient euphoriques et ne se doutaient pas encore que ces objets portaient avec eux les épidémies xawara et la mort » (p. 434). Nous avons déjà évoqué ce qu’il convient d’entendre par épidémie xawara : la passion de l’or et des métaux, le goût de l’élevage et de la déforestation, l’extractivisme et la cupidité, au point de tuer autrui et de dévaster la Terre. « Leurs villes, écrit-il encore, sont pleines de maisons où s’amoncellent d’innombrables marchandises, mais leurs anciens ne les donnent jamais à personne » (p. 446). Par opposition, l’éthique yanomami impose de détruire les objets « à la mort de ceux qui les possédaient, même si leurs proches s’en trouvent démunis » (p. 435). Nous « ne conservons jamais les objets que nous fabriquons ou que nous recevons, même si cela nous laisse démunis » (p. 438). Pour un Yanomami, « seule la forêt est un bien précieux ! (p. 445). « Nous, habitants de la forêt, écrit-il enfin, nous n’avons plaisir qu’à l’évocation des hommes généreux. C’est pourquoi nous possédons peu de biens et nous en sommes satisfaits » (p. 447). Au rebours, nous autres modernes consuméristes cherchons à réaliser et à développer notre humanité grâce à tous les biens que nous pouvons posséder. Et ces biens exigent moult mines et usines, moult émissions de CO2 ! Pour pasticher Kopenawa, en conséquence, « les enfants de nos enfants cesseront de voir le soleil » (p. 448). C’est la « chute du ciel », ou le changement climatique. Le moteur de la civilisation occidentale tel qu’il apparaît à Kopenawa n’est autre que l’avidité : « Les Blancs, l’esprit fixé sur leurs marchandises, ne veulent rien entendre. Ils continuent à maltraiter la terre partout où ils vivent, même en-dessous des villes où ils habitent (allusion à Paris et à son sous-sol vibrant et à ses métros) ! Il ne leur vient jamais à l’idée qu’à trop la malmener, elle finira par retourner au chaos » (p. 466). Allusion subtile au credo en la Providence, qui sous-tend le mode technoscientifique de relation au monde.

La religion monothéiste, le culte de Teosi, de Dieu, tel qu’il est pratiqué et imposé par les Blancs et autres missionnaires, ne trouve guère grâce aux yeux de Kopenawa. Première contradiction rédhibitoire, Teosi est censé vous protéger, au premier chef de la maladie, or il apporte des épidémies à répétition et est incapable de vous en prémunir. Pis encore, en convertissant les chamans, dont il convient de rappeler que le savoir qu’ils reçoivent des xapiri leur octroie le don précieux de guérisseur, Teosi les rend incapables de soigner les Yanomami. A quoi s’ajoutent l’obsession de la sexualité et des menaces constantes d’intervention maléfique de Satanasi. Attention l’éthique du chaman est aussi associée à l’abstinence, notamment sexuelle, durant sa longue période de formation, sans que cet interdit ne recouvre une condamnation tant générale qu’obsessionnelle de la sexualité. De nombreux Blancs sont par ailleurs décrits comme ayant un pénis à la place du cerveau. Autre constat important, il n’y a aucun prosélytisme possible pour un Yanomani. Seuls les chamans ont accès aux xapiri et donc à une forme de connaissance du divin, et les xapiri eux-mêmes ne sauraient être détachés du morceau de forêt habité par les Yanomami. A telle enseigne que rares sont ceux des xapiri attachés à la poitrine de Kopenawa qui pouvaient l’accompagner dans ses voyages à l’étranger, à Paris, Londres ou New-York ! Je ne peux ici m’empêcher d’évoquer ce temps vécu à Consolation dans le Jura français, où j’ai participé à un culte en l’honneur de l’eau, avec un mélange de rituels improvisé par des catholiques, des protestants, des orthodoxes, des soufis et Almir Surui ! Moment inoubliable de communion transreligieuse, et même transhumaine, non loin d’une statue de la Vierge.

Dernière évocation, celles des pages consacrées par Kopenawa à la violence. Certes les peuples amazoniens ne se privaient pas de recourir entre eux à la violence à la faveur de guerres régulières, ou plutôt d’expéditions vengeresses. Toutefois ces conflits sont en un sens systématiquement mesurés et ne connaissent aucune montée aux extrêmes. Il n’est jamais question de quelque guerre d’extermination entre différents peuples amazoniens. On ne constate aucun jusqu’auboutisme de la violence. Une telle aptitude n’est pas l’apanage des peuples occidentaux, même si la mémoire de l’extermination des hilotes par Sparte est remontée jusqu’à nous. L’extermination de communautés entières ou leur réduction à l’esclavage semble être apparue avec l’avènement des États et autres empires agraires. Il n’empêche que le 20e siècle, marqué au sceau de la civilisation occidentale, s’est distingué par une violence inouïe, tant en matière de nombre de victimes, de techniques et de sciences que de desseins politiques. Chose qui n’échappe nullement à Davi Kopenawa : « Nous ne nous sommes jamais, comme eux, entretués sans mesure » (p. 472). Et d’ajouter : « Nous, nous ne tuons pas les nôtres pour des marchandises, de la terre ou du pétrole comme ils le font ! Nous combattons à propos d’êtres humains » (p. 478). Autre remarque intéressante de Kopenawa, il n’y a pas de meurtres passionnels chez les Yanomami : on se fait saigner, on se frappe sur le crâne pour des questions de « jalousie », mais « on reste vivant » (p. 483).

« Nous nous inquiétons, au-delà de notre sort, de celui de la Terre en son entier qui risque de tourner au chaos, écrit-il. Les Blancs ne craignent pas, comme nous, d’être écrasés par la chute du ciel » (p. 540). Et c’est bien cette croyance en une Providence devenue folle, très forte chez les libéraux de tous acabits, qui est en train de nous perdre, en dépit de la somme de savoir que nous accumulons au bord du gouffre. Le combat de Kopenawa, et celui des peuples autochtones, rejoignent très clairement celui de l’écologie. Le regard que Davi Kopenawa jette sur notre monde est l’ultime cadeau d’un Sage, dont nous aurons tout juste pris connaissance, avant que les mâchoires de notre folie destructrice ne se referment sur nous.

 

Photos : source, peuple Surui, 1ère photo historique, épidémie ; seconde, déforestation par des chercheurs de diamants sur le territoire Surui.

 

Dominique Bourg

Dominique Bourg est un philosophe franco-suisse, professeur honoraire à l'Université de Lausanne. Il dirige la publication en ligne https://lapenseeecologique.com/ et diverses collections aux Puf.

2 réponses à “Note de lecture : Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du Ciel. Paroles d’un chaman yanomami, Plon, Terre Humaine, 2010.

  1. Bien que parlant d’un autre continent, ci-dessous, un magnifique doc qui va dans votre sens.
    https://www.arte.tv/fr/videos/053446-004-A/planete-sable/

    Je l’appelerais “la vengeance du serpent à plumes”, ou quand le blanc, qui s’estime toujours encore supérieur, est tellement stupide, qu’il en vient à demander à l’autochtone qu’il a jadis exterminé de le sauver de son manque de sagesse!

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