Vision 2050 pour le rail vaudois: le rêve d’un destin national

Mon rêve pour 2050
Le 19 juillet 2050, dans trente ans exactement, j’aurai atteint ma 110e année. Grâce aux progrès de la médecine et à l’augmentation régulière de l’espérance de vie, je suis raisonnablement en forme, après avoir survécu à la 30e vague du coronavirus. J’ai bien sûr abandonné mon permis de conduire depuis que je suis centenaire; mais, grâce à l’Abonnement général Europe (l’AGE), je me déplace en toute liberté sur le réseau ferroviaire, de l’Atlantique à l’Oural.

Ce jour-là, je pars donc à 9h00 de Lausanne pour Zurich; à peine monté dans le train, je rencontre un jeune homme de 95 ans dont la forme olympique est due à une pratique sportive intensive: l’ancien président des CFF Olivier Français me chante les louanges de son tracé Lausanne–Berne par la vallée de la Broye, dont il fut l’apôtre au début du siècle.

Grâce aux 320 km/h du SuperInterCity empruntant la ligne à grande vitesse Genève–Lausanne–Fribourg–Berne–Zurich (Fig. 1), j’atteins les rives de la Limmat à 10h00. Pendant une heure, je partage un petit espresso macchiato au Buffet de la gare avec un gamin de 66 ans, Philippe Nantermod, que les multiples engagements politiques et le talent de tribun ont tout naturellement propulsé à la tête du Département des infrastructures de la Confédération; nous faisons le point sur les liaisons ferroviaires Europe–Afrique devenues d’une brûlante actualité depuis le percement tant attendu du tunnel sous le détroit de Gibraltar…

Fig. 1 Le réseau ferroviaire suisse selon le Plan Rail 2050 de la citrap-vaud: esquisse de planification des étapes FREQUENCE (horizon 2030) et VITESSE (horizon 2050); LGV: ligne à grande vitesse (figure Rémy Berguer).

A 11h00, je saute dans le SuperInterCity Zurich–Lyon–Madrid en direction de Lausanne; mais le temps est froid et maussade. Je décide donc de poursuivre en direction de Barcelone, où la chaleur est au rendez-vous. Après un délicieux repas au wagon-restaurant –partagé avec une alerte octogénaire, l’ancienne conseillère fédérale Nuria Gorrite, toujours friande d’Espagne– je me retrouve à 16h20 dans la gare monumentale de Barcelone-Sagrera, le plus grand édifice de la ville. Grâce au talent des ingénieurs, la fameuse Sagrada Familia, l’incontournable cathédrale de Gaudi, ne s’est pas effondrée dans le tunnel ferroviaire. Je peux donc la visiter en toute tranquillité, pour reprendre à 17h40 le SuperInterCity en sens inverse, qui me déposera à 22h00 à Lausanne.

Grâce au nouveau réseau ferroviaire suisse à grande vitesse, le Röstigraben –le fossé linguistique entre Suisses français et Suisses alémaniques– est définitivement comblé; avec des trajets d’une heure entre Lausanne et Zurich, Bâle ou Lucerne, et de deux heures pour Lugano (Fig. 2), les régions les plus reculées du pays sont aisément accessibles.

Avec des trajets de Genève à Barcelone en 4 heures et de Lausanne à Londres en 4h45, je suis enfin un citoyen de l’Europe!

Fig. 2 Le réseau suisse à grande vitesse à l’issue de l’étape VITESSE du Plan Rail 2050; les temps de parcours approximatifs sont calculés à partir de Lausanne et via Karlsruhe pour Munich, via le Gothard pour Milan et au-delà (Turin, Bologne et au-delà) (figure Rémy Berguer).

La stratégie ferroviaire de l’Etat de Vaud: conduire au lieu de subir
Après des années d’attentisme, le canton de Vaud s’est rappelé de son destin d’Etat souverain; selon la constitution fédérale, il a tous les pouvoirs à l’exception de ceux qu’il a explicitement délégués à la Confédération. Bien sûr que le financement et l’aménagement de l’infrastructure ferroviaire (FAIF) est un monument aux mains du tout puissant Office fédéral des transports (OFT); mais rien n’empêche notre canton de planifier son avenir à compte d’auteur. C’est exactement la voie suivie par le Conseil d’Etat qui a annoncé urbi et orbi, le 3 juin 2020, une demande de 11 millions de CHF pour une étude sur sa Vision 2050 du chemin de fer(1). Et, miraculeusement, sa demande réalisera très exactement mon rêve pour 2050.  Un tour d’horizon de ce chantier, national et international, s’impose donc aujourd’hui.

Genève–Lausanne: une urgence de 45 ans
En 1975, les CFF reçoivent du bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel le rapport, commandé un an plus tôt, sur l’aménagement d’une ligne nouvelle entre Genève et Lausanne(2). Cette étude est visionnaire, tant par sa largeur de vue (toutes les variantes ont été passées au peigne fin, depuis un tronçon subaquatique sous le lac Léman jusqu’à une ligne longeant le pied du Jura) que par sa sensibilité écologique, très en avance sur son époque. Le verdict est clair; le projet est possible, à un coût raisonnable (dans une fourchette de 377 à 430 millions de CHF, valeur 1975), et son tracé suivra de très près l’autoroute A1 pour éviter une nouvelle coupure dans un territoire déjà très contraint. Le projet, magnifique, a été oublié jusqu’en… 2008.

C’est cette année que quelques passionnés du rail, réunis au sein de la citrap-vaud (communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud) –un lobby des usagers des transports publics– découvrent la relique et décident de partir à l’assaut de tous les anciens projets de grande vitesse ferroviaire, en Suisse et dans les pays limitrophes. L’ouvrage Plan Rail 2050(3) paraîtra en 2010, bientôt suivi de sa traduction en allemand Bahn-Plan 2050 en 2012(4). Un livre blanc consacré à l’axe Genève–Lausanne sortira de presse en 2014(5), mettant à jour le rapport historique des CFF, tout en suggérant une série de pistes complémentaires. Enfin, une révision de ce dernier ouvrage, parue en 2016(6), précise quelques points capitaux concernant les caractéristiques de la ligne en question (Fig. 3):

  • L’accès de la ligne nouvelle se fait du côté genevois sur deux fronts, l’un via la ligne historique jusqu’à Genève Cornavin (trafic national), l’autre via un axe direct jusqu’à la gare de Genève-Aéroport, qui devient traversante (trafic international); l’actuel projet de gare souterraine à Genève Cornavin, ainsi que le projet concurrent de boucle par l’aéroport (dit projet Weibel, du nom de son auteur) pourraient être réexaminés sous ce nouvel éclairage.
  • Le tracé de Genève à Morges est prévu le long de l’autoroute, en tranchée ouverte ou couverte pour minimiser les nuisances (respect du paysage, limitation du bruit et de l’impact des travaux).
  • De Morges à Lausanne, une direttissima souterraine rejoint les deux villes par le trajet le plus court, via le campus des Hautes Ecoles lausannoises (EPFL et UNIL), une ville de 35’000 résidents; une gare nouvelle Hautes Ecoles dessert ce pôle(7).
  • Les contraintes d’exploitation imposent la présence des EuroCity, InterCity et InterRegio sur la ligne nouvelle; il en découle la nécessité d’aménager deux connexions majeures entre la ligne nouvelle et la ligne historique, dans les gares de Nyon et Morges; cette contrainte, coûteuse, offre paradoxalement une opportunité, la possibilité d’aménager la ligne nouvelle en trois étapes successives, ménageant ainsi les finances fédérales.

L’aménagement de la ligne complète est évalué par la citrap-vaud à 6,9 milliards de CHF, sans l’accès à la nouvelle gare souterraine de Lausanne (voir ci-après); la durée des trajets non stop entre les deux métropoles frisera les 20 minutes.

Fig. 3 Ligne nouvelle Genève–Lausanne avec gare Hautes Ecoles (La Côte, 14 septembre 2018).

La double mue de la gare de Lausanne
Malgré les travaux pharaoniques déjà engagés pour transformer la gare de Lausanne (allongement des quais, construction d’un 3e passage souterrain pour piétons et élargissement des deux passages actuels, accès direct à la nouvelle ligne du métro m2 détournée, aménagement d’un front de gare au sud), les CFF ont démarré au début de ce siècle des travaux de planification pour une gare souterraine complétant la gare en surface. Le document Plan cadre Lausanne 2010(8) (Fig. 4) révèle les ambitions très affirmées de ce projet qui prévoit:

  • Un nouveau tronçon à double voie depuis Renens, transformant l’actuel tronçon Renens–Lausanne de 4 à 6 voies…
  • Une localisation de la gare elle-même encore imprécise, mais vraisemblablement au nord de la gare actuelle, dans la colline de Montbenon.
  • Une ligne nouvelle à double voie en direction de Fribourg et Berne.
  • Une ligne nouvelle à double voie en direction de Vevey.

Ces dispositions sont donc tout à fait cohérentes avec le projet d’un axe ferroviaire majeur de Genève à Fribourg et Berne via Lausanne.

Fig. 4 Schéma de la nouvelle gare souterraine de Lausanne selon le Plan cadre Lausanne 2010 (8) des CFF.

De Lausanne à Fribourg et Berne: fini le train de sénateur!
Le Conseil d’Etat vaudois redoute, avec quelque raison, une sécession du rail romand, dont les liaisons jusqu’à Berne s’interrompraient dans la capitale, sans trajet direct au-delà. La parade est limpide: il faut assurer des temps de parcours entre Lausanne et Berne (aujourd’hui 1h06) identiques à ceux entre Berne et Zurich (56 minutes). L’écueil principal vient des projets suisses alémaniques qui prévoient dans un premier temps l’aménagement d’une ligne nouvelle d’Aarau à Zurich-Altstetten (projet en cours d’étude, ramenant le trajet Berne–Zurich en-dessous de 45 minutes), suivi plus tard d’un raccordement entre ce nouveau tronçon et l’actuelle ligne nouvelle Mattstetten–Rothrist (entre Berne et Olten), abaissant le trajet aux alentours de 30 minutes. Il faut donc manifestement se préparer à une ligne nouvelle Lausanne–Fribourg–Berne qui soit parcourue en 30 minutes. Sommes-nous prêts?

Le 17 septembre 2007, Olivier Français, conseiller municipal lausannois, monte à Berne pour tenir une conférence de presse sous l’égide du Parti radical; il y défend un projet ferroviaire très novateur, où l’objectif est de relier Lausanne à Berne en trente minutes, par une ligne entièrement nouvelle de 86 kilomètres, apte à une vitesse de 300 km/h. Cette ligne quitterait Lausanne par un long souterrain de 22 kilomètres jusqu’à Moudon, puis profiterait de la topographie très favorable de la vallée de la Broye pour filer vers Berne. De son côté, Jürg Perrelet, co-auteur du projet Rail 2000 plus –l’aménagement d’une ligne nouvelle d’Olten à Zurich– décrit en détails une variante où le long tunnel partant de Lausanne aboutirait à Vauderens (FR), avec un tracé rectiligne se poursuivant en surface jusqu’à Fribourg, puis Berne (Fig. 1). En postulant une vitesse maximale de 320 km/h et un arrêt de 2 minutes à Fribourg, Jürg Perrelet estime que la durée du trajet Lausanne–Berne sera inférieure à 30 minutes (pp. 111-112 de la référence(4)), garantissant un horaire cadencé avec une demi-heure entre chaque hub (Lausanne, Berne et Zurich).

De Lausanne à Paris via Genève ou Vallorbe?
Sur le plan national, nous disposons de plusieurs études solides couvrant l’axe Genève–Lausanne, où l’objectif est d’abord la capacité et la fiabilité, et l’axe Lausanne–Fribourg–Berne, où le premier but est la vitesse. Il nous manque le volet international, avec un accrochage du canton de Vaud et de la Suisse occidentale au réseau à grande vitesse européen. Deux axes majeurs sont à notre disposition, soit via Genève et la désastreuse ligne régionale de Bellegarde à Bourg-en-Bresse, soit via Vallorbe et la ligne internationale du Jura, prestigieuse mais dépassée. Un coup de projecteur sur ces deux axes s’impose.

La voie royale: le TGV Léman Mont-Blanc
La première ligne ferroviaire française à grande vitesse relie dès 1981 Paris à Lyon; cette artère majeure est l’axe déterminant pour arrimer la Suisse à une grande partie de l’Europe occidentale. Cette vision a guidé le bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel qui, dès 1988, réalise à compte d’auteur un projet de ligne nouvelle entre Mâcon, sur l’axe TGV Paris–Lyon, et Genève, profitant de la faille géologique de la cluse de Nantua, orientée favorablement d’ouest en est (Fig. 5); c’est le projet du TGV Léman Mont-Blanc(3)(9), porté dès les années 90 par un consortium franco-suisse constitué de deux banques (Société de banque suisse et Banque nationale de Paris) et de deux bureaux d’ingénieurs (Bonnard & Gardel et Systra).

Fig. 5 Projet du TGV Léman Mont-Blanc: ligne à grande vitesse Mâcon–Bourg-en-Bresse–Genève via la cluse de Nantua(3) (figure Rémy Berguer).

La vision européenne est omniprésente, avec des temps de parcours depuis Lausanne de 4h20 pour Barcelone, 2h35 pour Paris, et 3h55 pour Bruxelles (Fig. 2). Des divergences au niveau français ont cassé le rêve: malgré ces péripéties politiques, la réalisation du TGV Léman Mont-Blanc reste toujours d’une brûlante actualité.

La piste jurassienne, indissociable du TGV Rhin-Rhône
L’accès à la France via Vallorbe est plus scabreux que la géographie unique de la cluse de Nantua; la ligne Vallorbe–Frasne–Dole doit faire face frontalement à la chaîne jurassienne. Inutile de chercher à gagner du temps sur ce tronçon, c’est au-delà qu’il faut résoudre le problème, et la solution passe par le TGV Rhin-Rhône(3). Initialement, le projet complet se résumait à une étoile à trois branches (Fig. 6): branche Est (Dijon TGV–Mulhouse), branche Ouest (Montbard–Dijon TGV, Montbard constituant le départ de la jonction avec l’axe TGV historique de Lyon à Paris) et branche Sud (Dijon TGV–Lyon). Le raccordement de l’axe jurassien Vallorbe–Frasne–Dole avec la branche Est, à la hauteur de Villers-les-Pots, permettrait un gain de temps substantiel sur le trajet actuel Lausanne–Paris, de 3h40 selon le meilleur horaire actuel. Le conditionnel s’impose ici, car la branche Est du TGV Rhin-Rhône se termine aujourd’hui à la sortie ouest de Besançon TGV, à Villers-les-Pots précisément, et la branche Ouest est encore à l’état de projet.

Fig. 6 L’étoile à trois branches du TGV Rhin-Rhône: branche Est (Dijon TGV–Mulhouse), branche Ouest (Montbard–Dijon TGV) et branche Sud (Dijon TGV–Lyon)(3); actuellement, seule la partie centrale de la  branche Est est réalisée, de Villers-les-Pots, à l’ouest de Besançon TGV, jusqu’à Petit-Croix, à l’est de Belfort TGV (figure Rémy Berguer). 

La planification internationale est claire
Les deux axes majeurs du canton de Vaud vers la France sont donc ceux de Genève à Mâcon (le TGV Léman Mont-Blanc) et de Vallorbe à Dijon/Montbard, via les branches Est et Ouest du TGV Rhin-Rhône.

La stratégie de financement de ces deux axes est très différente. Le TGV Léman Mont-Blanc est avant tout un projet suisse, conçu et planifié pour relier Genève à Paris; son financement, estimé par le bureau Bonnard & Gardel à 2,7 milliards de CHF (valeur 1992), pourrait être entièrement pris en charge par notre pays. A l’image du consortium qui avait piloté le projet initial, il serait heureux de ressusciter le quatuor de banques et de bureaux d’ingénieurs pour relancer la ligne nouvelle Genève–Mâcon dans un cadre économique minimisant le recours au financement public.

L’aménagement des deux branches Est et Ouest du TGV Rhin-Rhône constitue un projet essentiellement français. En rappelant les aides financières apportées par la Confédération pour la réalisation de tronçons hors de nos frontières (110 millions d’euros pour la réhabilitation de la ligne des Carpates, entre Bellegarde et Bourg-en-Bresse, 100 millions de CHF pour l’aménagement de la branche Est du TGV Rhin-Rhône), une nouvelle contribution financière suisse pourrait accélérer les extensions de l’actuel TGV Rhin-Rhône, et, plus précisément, ses branches Est et Ouest.

Avec une ligne à grande vitesse de Genève à Lausanne (20 minutes de trajet), puis de Lausanne à Berne (30 minutes), les voyageurs pourraient rallier Paris en 2h15 depuis Genève, 2h35 depuis Lausanne et 3h05 depuis Berne. Grâce à la ligne nouvelle planifiée entre Montpellier et Perpignan, Barcelone serait atteinte en 4h00 depuis Genève, 4h20 depuis Lausanne et 4h50 depuis Berne, des durées compétitives avec celles de l’avion pour un déplacement de centre à centre. Mon rêve pour 2050 serait comblé!

Le rail suisse en 2050: du temps et de l’argent
Les rouages du FAIF (financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire) sont bien huilés, et ils découpent le développement du réseau national en étapes d’aménagement (EA). La première, limitée à 6,4 milliards de CHF, s’achèvera en 2025; la deuxième, bouclée par le Parlement en juin 2019, s’étendra de 2025 à 2035 avec un budget de 12,9 milliards. Quant à la troisième, l’objet de toutes les convoitises, elle débutera en 2035 pour se terminer 5 ou 10 ans plus tard (EA 2040/2045). Cette dernière étape dicte le calendrier des planificateurs, en particulier les cantons, qui doivent remettre leur copie à l’OFT en 2022 déjà; l’OFT  prépare alors à son tour le message de l’étape 2040/2045 pour la soumettre au Parlement en 2026.

Le trésor du FAIF n’est pas inépuisable: il met à disposition des nouvelles infrastructures environ 1 milliard de CHF par an, soit 10 milliards pour une étape d’aménagement de 10 ans. Or, à ce jour, les projets exclus de l’étape 2035 et planifiés pour l’étape suivante, soit la ligne nouvelle Aarau–Zurich-Altstetten, la gare de passage souterraine de Lucerne et le nouveau réseau express régional bâlois (Herzstück), entraînent déjà une dépense de l’ordre de 13 milliards!(10). Le carambolage financier du FAIF est donc programmé à ce jour.

Une planification plus complète a été tentée par la revue InfoForum 3/2019(10): en partant de la réalisation intégrale de la Croix fédérale de la mobilité due au conseiller aux Etats Olivier Français(11) –soit deux axes à haute performance de Genève à Saint-Gall et de Bâle à Chiasso– les auteurs concluent avec un budget total de 54 milliards de CHF, soit plus de 50 ans de travaux au rythme du FAIF actuel.

La conclusion est claire: la renaissance du réseau ferroviaire suisse passe par une révision du concept du FAIF et/ou le lancement d’un nouveau fond analogue à celui qui finança les nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes (NLFA). La longue histoire d’amour entre le peuple et son chemin de fer est à ce prix.

Remerciements
L’auteur tient à remercier Olivier Français, ancien municipal lausannois et conseiller national, aujourd’hui conseiller aux Etats sous la bannière du PLR, pour ses importantes contributions au développement des chemins de fer suisses, et tout particulièrement pour son engagement en faveur de la Croix fédérale de la mobilité. Il exprime également sa reconnaissance à feu Jean-Marc Juge, ancien directeur du bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel, qui consacra plusieurs années de sa vie à imaginer, concevoir et défendre une ligne nouvelle à grande vitesse entre Mâcon et Genève, le fameux TGV Léman Mont-Blanc.

Daniel Mange, 1 août 2020

Références

(1) Exposé des motifs et projet de décret accordant au Conseil d’Etat un crédit d’étude de CHF 11’000’000.- pour financer l’élaboration du programme cantonal de développement de l’offre ferroviaire à l’horizon 2025 et les études de planification d’offres nécessaires à la prochaine étape d’aménagement du réseau ferroviaire, Canton de Vaud, Lausanne, 4 mars 2020.

(2) Bonnard & Gardel, Compagnie d’études de travaux publics, Liaison rapide Genève-Lausanne. Rapport intermédiaire, CFF, Direction du 1er arrondissement CFF, Lausanne, juin 1975.

(3) D. Mange et al., Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

(4) D. Mange et al., Bahn-Plan 2050, Rüegger Verlag, Zürich/Chur, 2012.

(5) D. Mange, M. Béguelin, E. Brühwiler, F. Bründler, M. Chatelan, P. Hofmann, S. Ibáñez, E. Loutan, B. Schereschewsky, Y. Trottet, R. Weibel, Ligne ferroviaire nouvelle entre Genève et Lausanne, citrap-vaud.ch et CITraP Genève, Lausanne, avril 2014.

(6) D. Mange, F. Bründler, M. Chatelan, D. Pantet, Ligne ferroviaire nouvelle Genève–Lausanne: rapport d’étape 2016, citrap-vaud, Lausanne, CITraP Genève, Genève, 21 novembre 2016.

(7) O. de Watteville, D. Simos, M. Schuler, Nouvelle liaison ferroviaire Lausanne–Morges via les Hautes Ecoles, BG Ingénieurs Conseils, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 6 février 2014.

(8) Plan cadre Lausanne 2010, CFF SA, Berne, 1 février 2014.

(9) TGV Léman Mont-Blanc. La solution directe, République et canton de Genève, Genève, 1996.

 (10) D. Mange, M. Stuber, Plädoyer für einen Masterplan «Railsuisse 2050», InfoForum, 3/2019, S. 3-6.

(11) Postulat 17.3262. Croix fédérale de la mobilité et vision du réseau ferroviaire, Berne, 3 avril 2017.

 

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Vision 2050 pour le rail vaudois: le trafic régional à son apogée

Dans l’édifice déjà mythique du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne (Fig. 1), surgi des ruines du dépôt CFF des locomotives, s’est tenue le 3 juin 2020 une conférence de presse historique: le Conseil d’Etat vaudois a dévoilé sa Vision 2050 pour la renaissance du rail. Nuria Gorrite, présidente, et Pascal Broulis, ministre des finances et des relations extérieures, ont justifié les 11 millions demandés au Grand Conseil pour élaborer cette vision; le projet vise à planifier le développement des chemins de fer vaudois aux trois niveaux du trafic régional, national et international. Un état des lieux s’impose sur ces trois fronts.

Fig. 1 Le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, un édifice déjà mythique…

La stratégie du RER Vaud: désenclaver et rapprocher
Le Réseau express régional vaudois (RER Vaud) constitue depuis 2004 le noyau dur du trafic régional, déployé sur les voies à écartement normal, essentiellement en main des CFF(2)(3) (Fig. 2). Organisé autour de l’axe majeur Renens–Lausanne, bientôt à quatre voies, le RER lance ses tentacules dans toutes les directions du canton: la Côte (Allaman), le Nord vaudois (Vallorbe et Grandson), la Broye (Payerne et Morat), la Riviera (Vevey et Montreux) et le Chablais (Aigle). La stratégie de son déploiement est claire:  désenclaver et rapprocher toutes les régions et toutes les agglomérations, à l’image du projet emblématique de l’Orbe–Chavornay. Ici, la ligne historique, coupée du réseau CFF, deviendra une nouvelle antenne du RER Vaud, avec un accès sans transbordement jusqu’à Lausanne, voire Cully. La même stratégie s’applique à la vallée de Joux, où les convois partant du Brassus gagneront la capitale vaudoise, puis le Chablais (Aigle), sans changement de train: le trajet direct sera possible grâce à un rebroussement dans la gare du Day, judicieusement aménagée.

Fig. 2 Le Réseau express régional vaudois (RER Vaud): planification 2018 (selon Transports romands, No 19, novembre 2013).

Le développement du RER Vaud est prévisible dans trois directions au moins:

  • La vallée de la Broye (Moudon, Payerne, Avenches, Morat) reste toujours trop éloignée de la capitale; un rapprochement radical est suggéré par le postulat et l’interpellation de Christelle Luisier Brodard et consorts(8): utiliser le long tunnel de Lausanne à Vauderens (FR), prévu pour l’aménagement de la ligne nouvelle Lausanne–Fribourg–Berne, et raccorder ce tunnel au tronçon existant Moudon–Payerne–Morat.
  • L’irrigation du Chablais, en particulier de la gare de Bex, n’est pas optimale; dans ce cas, l’exploitation future devrait tenir compte de la desserte directe de Monthey par un nouvel axe CFF doublant la ligne historique Montreux–Aigle–Bex–Saint-Maurice; enfin, une liaison directe du Chablais à Berne via la ligne tangentielle Vevey–Chexbres–Puidoux pourrait répondre aux vœux de nombreux usagers.
  • L’Ouest lausannois vit une croissance économique et démographique sans précédent autour de la deuxième ville du canton, le campus universitaire regroupant l’EPFL et l’UNIL; l’interpellation de Stéphane Masson et consorts(8) évoque, dans le cadre d’une ligne nouvelle de Genève à Lausanne, l’aménagement d’une direttisssima Morges–Hautes Ecoles–Lausanne qui pourrait être empruntée par une relation du RER Vaud avec arrêts à Préverenges, Ecublens-Hautes Ecoles et Prilly-Malley; dans ce même secteur, on cherche depuis longtemps à mettre en valeur la ligne tangentielle Denges-Echandens–Bussigny pour des liaisons directes entre Morges et Yverdon.

La vocation des lignes régionales: irriguer
Les lignes régionales vaudoises, essentiellement à voie métrique et en main de compagnies privées, s’organisent selon les bassins de population (Fig. 3): Nyon (compagnie NStCM)(1), Morges (MBC), Lausanne et Gros-de-Vaud (LEB), Nord vaudois (TRAVYS), Riviera et Pays-d’Enhaut (MVR, MOB) et Chablais (TPC). Le leitmotiv est ici une modernisation en profondeur, par renouvellement du matériel roulant et de l’infrastructure, ainsi qu’une irrigation renforcée de chaque bassin par l’amélioration des cadences(4)(5)(6). De gros travaux ponctuels sont également entrepris sur le NStCM (nouveau dépôt-atelier à la plaine de l’Asse), sur le MBC (reconstruction du dépôt-atelier et de la gare de Bière), sur le LEB (nouveau tunnel pour pénétrer en ville de Lausanne), et sur les TPC (prolongement de l’Aigle-Leysin en direction de la télécabine pour la Berneuse, tronçon souterrain entre Arveyes et Villars). Autour de Lausanne et de sa région (tl), un réseau à voie normale tisse une toile serrée avec des cadences élevées (métro m1, futur tramway t1 vers Renens, puis Villars-Sainte-Croix) et une exploitation entièrement automatique (métro m2, futur métro m3 vers Lausanne Blécherette).

Fig. 3 Carte des lignes régionales vaudoises organisées par bassins de population (selon Transports romands, No 19, novembre 2013).

Les lignes régionales auront quelques défis à relever dans un horizon plus lointain:

  • L’Aigle-Leysin reste empêtré dans la circulation automobile au centre d’Aigle; une variante souterraine est à l’étude, de même qu’un hypothétique prolongement de Leysin-Place Large en direction du Sépey pour créer un métro alpin reliant Aigle aux Diablerets(9); avec le réchauffement climatique, le glacier des Diablerets deviendra l’un des derniers vestiges des stations d’hiver: le rêve d’une liaison ferroviaire des Diablerets à Gstaad (raccordement avec le Montreux-Oberland bernois) via le col du Pillon pourrait devenir réalité dans ce nouveau contexte…
  • Du côté de Bex, la ligne Bex–Villars–Bretaye reste toujours coupée du réseau de base des TPC et de son dépôt-atelier principal, centrés sur Aigle; une connexion entre ces deux systèmes devrait être étudiée dans le cadre de l’optimisation de la desserte du Chablais déjà évoquée plus haut.
  • L’essor de Châtel-Saint-Denis et Bulle, en terre fribourgeoise, relance l’idée de réhabiliter la ligne (Vevey–) Saint-Légier–Châtel, abandonnée en 1969; l’étude menée à l’EPFL en 2016 permettrait d’alimenter le débat.
  • Dans l’agglomération lausannoise, le métro m1, surchargé, fait l’objet d’une étude d’optimisation(8): son destin devrait être étroitement lié à la future direttissima Morges–Hautes Ecoles–Lausanne, ainsi qu’au projet d’un métro m4 reliant La Sallaz à l’EPFL via le tunnel Tridel, selon la suggestion de la citrap-vaud(10); les planificateurs les plus optimistes évoquent aussi un prolongement du Lausanne-Echallens-Bercher en direction d’Yverdon-les-Bains, copiant très fidèlement son modèle, le régional Berne–Soleure…

L’écartement variable pour casser la barrière entre réseau de base et lignes à voie métrique
Toute l’histoire ferroviaire suisse se ramène à l’aménagement d’un réseau de base à l’écartement normal (1’435 mm), exploité par les CFF et quelques grandes compagnies privées, et d’une kyrielle de lignes régionales à voie étroite, essentiellement métrique, dispersées et isolées. L’ambitieux projet du Montreux-Oberland bernois (MOB), la conception d’un matériel roulant «amphibie», capable de passer en quelques secondes d’un écartement à l’autre, va briser la frontière qui isole des deux systèmes (Fig. 4). Dès l’été 2021, des convois relieront Montreux à Interlaken, et vice-versa, sans l’incontournable transbordement à Zweisimmen. La généralisation du concept va révolutionner la géographie ferroviaire suisse, en ouvrant la voie à des relations directes de Genève-Aéroport à Interlaken ou de Zurich-Kloten à Saint-Moritz. La compagnie du MOB, qui peaufine déjà une transformation profonde de la gare de Montreux, n’exclut pas d’y recevoir les convois à écartement variable en provenance de Genève-Aéroport. Sur un plan plus local, le trafic de gravier entre Apples et Gland, assuré par la compagnie MBC, pourrait également tirer parti de cette technologie pour écourter le fastidieux changement d’écartement en gare de Morges.

Fig. 4 Voiture du MOB à écartement variable en construction chez le fabricant Stadler (photo Chantal Dervey, 24 heures, 20 janvier 2020).

Trafic régional: un bilan sans nuage
Sous l’impulsion de la ministre des infrastructures, Nuria Gorrite, le transport régional vaudois a connu dès 2012 un essor sans précédent. Au développement du RER Vaud, des lignes régionales et de l’écartement variable se rajoutent encore des chantiers transversaux au bénéfice de tous, exploitants, usagers et citoyens contribuables:

  • La commande groupée de 30 rames automotrices Stadler pour toutes les compagnies régionales, abaissant les coûts de production;
  • la création du centre romand pour l’entretien des bogies RailTech, à Villeneuve;
  • la fusion de la compagnie Orbe-Chavornay avec le groupe TRAVYS(1) en 2007, la reprise du funiculaire Cossonay-Penthalaz–Cossonay-Ville par le MBC en 2010, la fusion des trois compagnies lausannoises tl, tsol et LO/LG en 2012, le rachat de la ligne Vevey–Chexbres–Puidoux par les CFF en 2013, ainsi que la délégation de l‘exploitation du LEB aux tl dès 2013.

Les techniques modernes de l’électronique, de l’informatique et de l’intelligence artificielle sont de plus en présentes dans les systèmes de transport. Leur sophistication nécessite d’accroître les collaborations, de créer des pôles de compétence communs (comme pour l’entretien des bogies) et, enfin, d’envisager de nouvelles fusions. Et pourquoi ne pas rêver à une unique compagnie des transports publics vaudois, à l’image de la plupart des cantons suisses(7)?

Une alternative à la fusion complète pourrait être la constitution d’une société gérant l’ensemble des infrastructures ferroviaires du canton, laissant aux compagnies et à leurs conseils d’administration la responsabilité de l’offre et de l’exploitation.

Vers le trafic national et international
A l’aube de 2020, il manquait un dernier morceau du puzzle: une vision globale du développement ferroviaire des lignes nationales, y compris le trafic international vers la France et l’Italie. La crise sanitaire du coronavirus n’a pas brisé l’élan du Conseil d’Etat vaudois; celui-ci a déposé en mars de la même année un document historique, l’Exposé des motifs et projet de décret demandant au Grand Conseil un crédit de 11 millions de CHF pour financer la planification ferroviaire à l’horizon 2050(8). Ce second volet fera bien entendu l’objet d’un prochain blog.

Remerciements
L’auteur tient à remercier Mehdi-Stéphane Prin, ancien journaliste à 24 heures et contributeur de Transports romands, aujourd’hui délégué aux affaires ferroviaires du Canton de Vaud, pour ses innombrables contributions au développement des chemins de fer vaudois. Il exprime également sa reconnaissance à feu Jean-Louis Rochaix, l’infatigable éditeur de l’Encyclopédie des chemins de fer vaudois dont le dernier volume, Chemins de fer privés vaudois 2009-2017. Le renouveau (6), est un véritable hymne à la renaissance du rail de ce canton.

Daniel Mange, 2 juillet 2020

Références

(1) Acronymes des compagnies ferroviaires vaudoises:

LEB: Lausanne-Echallens-Bercher.
LO/LG: Lausanne-Ouchy/Lausanne-Gare.
MBC: Morges-Bière-Cossonay.
MOB: Montreux-Oberland bernois.
MVR: Montreux-Vevey-Riviera.
NStCM: Nyon-Saint-Cergue-Morez.
tl: transports publics de la région lausannoise.
TPC: Transports publics du Chablais.
TRAVYS: Transports Vallée de Joux-Yverdon-les-Bains-Sainte-Croix.
tsol: tramway du sud-ouest lausannois.

(2) V. Krayenbühl, L’expansion du Réseau express régional vaudois, Transports romands, No 19, novembre 2013, pp. 8-9.

(3) M.-S. Prin, Le RER vaudois au cœur du développement de la mobilité du canton, Transports romands, No 27, septembre 2015, pp. 3-5.

(4) Transports romands, No 19, novembre 2013, pp. 1, 3-7, 10-11.

(5) Transports romands, No 27, septembre 2015, pp. 1, 6-7,12-16.

(6) G. Hadorn, S. Jarne, A. Rochaix, J.-L. Rochaix, M. Grandguillaume, P. Kälin, D. Monti, Chemins de fer privés vaudois 2009-2017. Le renouveau, Editions La Raillère, 2017.

 (7) D. Mange, Vers une compagnie vaudoise des transports publics, Transports romands, No 19, novembre 2013, p. 21.

(8) Exposé des motifs et projet de décret accordant au Conseil d’Etat un crédit d’étude de CHF 11’000’000.- pour financer l’élaboration du programme cantonal de développement de l’offre ferroviaire à l’horizon 2025 et les études de planification d’offres nécessaires à la prochaine étape d’aménagement du réseau ferroviaire, Canton de Vaud, Lausanne, 4 mars 2020.

(9) D. Mange, Aigle-Leysin-Les Diablerets: vers un métro alpin? Mobilité tous azimuts, blog du quotidien Le Temps, 1 juin 2020.

(10) Réflexions et propositions de la citrap-vaud en vue de l’utilisation du tunnel desservant l’usine Tridel, dans un premier temps entre la Sallaz et Malley, citrap-vaud, Lausanne, 12 septembre 2017.

 

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Aigle–Leysin–Les Diablerets: vers un métro alpin?

Mecque de l’héliothérapie, Leysin a été terrassée par les antibiotiques qui ont éradiqué la tuberculose. L’après-guerre a été rude pour cette station où les sanatoriums, vidés de leurs patients, cherchaient à se recycler en hôtels ou instituts. Avec l’essor des sports d’hiver et l’éclosion d’établissements d’enseignement, la station a repris vie et, avec elle, le chemin de fer Aigle-Leysin (AL), très pentu, qui la relie à la plaine.

Un prolongement stratégique vers le nord
L’opiniâtreté des autorités vaudoises a convaincu l’Office fédéral des transports de prolonger la ligne actuelle, d’Aigle à Leysin-Feydey, jusqu’à la Place Large, irriguant le centre du village ainsi que le quartier des Esserts, et déversant les skieurs au pied de la télécabine pour la Berneuse (Fig. 1). Le bref appendice de Feydey au Grand-Hôtel, peu fréquenté, sera amputé. La version finale de l’étape d’aménagement 2035 du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire), votée par le Parlement en juin 2019, inclut donc ce tronçon souterrain d’un petit kilomètre, devisé à 62 millions de CHF(1).

Fig. 1 Prolongement de l’Aigle-Leysin de Leysin-Feydey à la Place Large (selon 24 heures du 7 avril 2015, graphisme L. Portier).

Au sud, le casse-tête aiglon
Si le prolongement vers le nord est plein de promesses, l’extrémité sud de l’Aigle-Leysin participe à un embrouillamini, car le trafic privé et les transports publics (trains de l’AL et de l’Aigle-Sépey-Diablerets, ASD) se disputent une voirie très contrainte. Après maintes palabres et deux éditions des Etats généraux, les projets suivants dominent la scène:

  • l’enterrement des trains (1 km en souterrain), une solution coûteuse et réalisable dans le long terme seulement;
  • le transfert du trafic de l’AL sur le tronçon urbain de l’ASD (via l’avenue du Chamossaire) pour libérer l’artère la plus critique, la rue de la Gare.

Cette dernière solution entraîne deux conséquences difficiles pour l’exploitation des chemins de fer en cause: d’abord, l’un des trains sera subordonné à l’autre en termes d’horaires, impliquant des correspondances périlleuses avec les CFF en gare d’Aigle; d’autre part, avec l’augmentation prévisible des cadences (passage de l’heure à la demi-heure), une station de croisement sera indispensable à mi-chemin entre le dépôt de l’AL et la gare CFF, sur l’avenue du Chamossaire, à la hauteur de la place du Marché: un chantier difficile à insérer dans le tissu urbain actuel.

Dans ce contexte compliqué, l’Entente Aiglonne a élaboré en 2016 l’étude AL–ASD: tracé ferroviaire commun pour la traversée d’Aigle(2) comportant trois variantes communes aux deux chemins de fer: en surface, en tranchée couverte et en souterrain. Cette dernière sort du lot: elle combine une trémie aval de 90 mètres, un tunnel à très faible profondeur de 300 mètres –éventuellement à double voie– et une trémie amont de 225 mètres (Fig. 2); au nord de la ville, en haut de l’avenue du Chamossaire, la ligne se divise en deux pour rejoindre les tronçons actuels de l’AL (avec suppression du rebroussement d’Aigle-Dépôt AL) et de l’ASD. L’investissement est estimé à 50 millions de CHF (pour un tunnel à voie unique), de l’ordre de grandeur du prolongement de l’AL à Leysin (62 millions).

Fig. 2 Tracé de la variante préférée de l’étude de l’Entente Aiglonne; tronçon commun AL+ASD en trait noir, avec tunnel en traitillé; tronçon AL en rouge; tronçon ASD en bleu. Les cercles illustrent le cadastre des forages déjà exécutés (figure tirée du rapport de l’Entente Aiglonne(2)).

L’étoile des Transports publics du Chablais (TPC)
En prenant de la hauteur, on observe la profonde mutation des chemins de fer régionaux du Chablais: en quelques années, les TPC ont transformé les quatre compagnies AL, ASD, AOMC (Aigle-Ollon-Monthey-Champéry) et BVB (Bex-Villars-Bretaye) en une seule société de transports, caractérisée par une forte unification technique. Il ne subsiste pour les trois compagnies aiglonnes plus qu’un seul type de crémaillère, de technologie Abt, et une seule tension d’alimentation électrique, de 1500 V, permettant ainsi la conception d’un matériel roulant unifié, à utilisation universelle. Tout est donc en place pour une optimisation de l’étoile aiglonne qui voit confluer dans la gare CFF d’Aigle les trois lignes AL, ASD et AOMC.

AL et ASD: un même combat?
L’AL est empêtré à Aigle, mais va filer vers le nord, en direction de la Place Large. De son côté, l’ASD fonce vers Le Sépey sans desservir aucune localité, à l’exception de quelques haltes. Enfin, comme le démontre la carte de la figure 3, la nouvelle extrémité de l’AL, Place Large, est distante d’environ 4 km du Sépey, avec une pente moyenne de 8,6 % entre ces deux points.

Fig. 3 Carte des deux lignes Aigle-Leysin et Aigle-Sépey-Diablerets (tirée de Eisenbahnatlas Schweiz, Schweers + Wall, Aachen, 2012); Leysin-Feydey–Place Large: projet actuel; Place Large–Le Sépey: projet futur.

C’est Pierre Starobinski, ancien président de l’Association touristique des Alpes vaudoises, qui a lancé l’idée dans son pamphlet paru le 16 septembre 2008 dans 24 heures(3): alignons sur le même axe Aigle, Leysin, Le Sépey et Les Diablerets pour obtenir un seul système de transport, un véritable métro alpin. Outre les économies d’entretien du tronçon ASD Aigle–Les Planches, menacé en permanence par les forces naturelles, la rentabilité d’un chemin de fer cumulant le trafic pour Leysin d’une part, pour Le Sépey et Les Diablerets d’autre part, sera sensiblement améliorée. Reste à démontrer que l’usager sort gagnant de cette nouvelle géographie ferroviaire.

L’estimation des futurs horaires se fait ici, par simplification, dans le sens de la montée. Avec le matériel roulant à crémaillère de dernière génération, et en admettant la suppression du rebroussement à Aigle-Dépôt AL, le trajet Aigle–Place Large est estimé à 23 minutes(1); pour gagner Le Sépey depuis la Place Large (4 km à 40 km/h, trajet partiellement à crémaillère), on ajoutera 6 minutes: Aigle–Le Sépey se parcourra donc en 29 minutes, contre 28 minutes pour le trajet équivalent de l’ASD, via la rive gauche de la Grande Eau.

De l’étoile aiglonne au métro alpin
Si les localités d’Aigle, Leysin, Le Sépey et Les Diablerets sont alignées sur un même axe, il est évident que l’étoile aiglonne disparaît au profit d’une seule ligne d’un métro alpin, reliant Champéry aux Diablerets via Monthey et Aigle. La simplification de l’exploitation est poussée à l’extrême avec, au passage, la résolution du casse-tête aiglon: une seule voie ferrée traverse la localité, vraisemblablement via le tracé de l’ASD, par l’avenue du Chamossaire, ou par le nouveau tracé avec tunnel court proposé par l’Entente Aiglonne (Fig. 2).

Et rien n’empêche de rêver: un métro alpin si bien parti peut viser plus loin (Fig. 4), le col du Pillon, puis le raccordement au Montreux-Oberland bernois du côté de Gstaad via Gsteig, ou alors la montée au glacier des Diablerets selon le projet Diablerets Val d’Or 1999 de Vincent Grobéty(4).

Fig. 4 Convoi actuel de l’Aigle-Leysin en route pour Leysin, préfigurant le métro alpin destiné à relier Champéry aux Diablerets via Aigle (photo La Liberté du 24 octobre 2019).

Les affres de La Frasse
Il reste, à très court terme, deux défis. Le premier concerne la gare terminus de la Place Large, actuellement à l’étude, qui doit être rendue traversante pour permettre la poursuite de la ligne vers Le Sépey.

Last but not least, la future ligne de chemin de fer devra affronter la zone du glissement de terrain de La Frasse, au droit du village de Cergnat, réputée pour son extrême instabilité; sur une largeur de 500 mètres, des vitesses moyennes de 13 cm/an ont été relevées. Des travaux considérables ont déjà été menés pour assurer la viabilité à long terme de la route cantonale d’Aigle au Sépey, entraînant notamment le percement d’une galerie de 25 m2 de section, sur une longueur de 715 mètres: celle-ci assure le drainage du terrain gorgé d’eau au moyen de 56 forages drainants. L’amélioration de ce réseau de drainage vers l’amont, dans le but de stabiliser définitivement le réseau routier (y compris l’accès à Leysin à partir du Sépey, ainsi que certains bâtiments de Cergnat) et la future voie ferrée, est la condition sine qua non de la réussite du projet(5)(6).

L’opiniâtreté des autorités vaudoises, fortement engagées pour le prolongement de l’Aigle-Leysin, et l’unification technique des TPC sont les prémices d’un futur métro alpin. Au-delà des pandémies de la tuberculose et du coronavirus, ce métro constituera l’un des axes de transport majeur des Alpes valaisannes et vaudoises; et Leysin, déjà auréolée par le succès des Jeux olympiques de la jeunesse 2020, accomplira une nouvelle mue.

Daniel Mange, 1 juin 2020

Remerciements
L’auteur tient à remercier très chaleureusement Monsieur Christophe Bonnard, ancien directeur du projet d’Ecole DUTI (Détection et utilisation des terrains instables) de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, ainsi que Messieurs Philippe Bellwald et Gérald Hadorn, co-auteurs du rapport de l’Entente Aiglonne. Il exprime également sa reconnaissance à Messieurs Pierre Starobinski, ancien président de l’Association touristique des Alpes vaudoises, Frédéric Borloz, syndic d’Aigle, conseiller national et président des TPC, Laurent Vulliet, professeur EPFL, Roland Ribi, fondateur du bureau éponyme, et Jean-Marc Narbel, ancien député et conseiller national vaudois, pour leur précieux accompagnement dans la présente étude.

Références

(1) Exposé des motifs et projet de décret accordant au Conseil d’Etat un crédit d’étude de CHF 3’600’000 pour financer les études du prolongement du chemin de fer Aigle-Leysin de la gare de Leysin-Feydey à la nouvelle gare de Leysin, Canton de Vaud, Lausanne, 29 juin 2016.

(2) P. Bellwald, G. Hadorn, A. Moret, C. Barbezat, Aigle Leysin–Aigle Sépey Diablerets. Tracé ferroviaire commun pour la traversée d’Aigle, l’Entente Aiglonne, Aigle, 6 août 2016.

(3) P. Starobinski, Alpes vaudoises: quel gâchis! 24 heures, 16 septembre 2008.

(4) E.-A. Kohler, Les Diablerets. Projet: un métro jusqu’au glacier, Gazette de Lausanne, 1 octobre 1988.

(5) C. Bonnard, L. Tacher, Hydrogeological and geomechanical modelling of a large slide in Flysch to test the efficiency of an underground drainage scheme and the induced water pressure field changes, Mitteilungen für Ingenieurgeologie und Geomechanik, Vol. 6/2004, Vienna.

(6) C. Bonnard, Rétrospective. La stabilisation du glissement de terrain de La Frasse, dans le canton de Vaud, Bulletin de la Société vaudoise des Sciences naturelles, vol. 92, juillet 2010, pp. 33-42.

 

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Andreas Meyer, patron des CFF: uf widerluege!

Monsieur le directeur général exécutif, lieber Andreas,

Tu quittes les CFF. Les gazettes et les discussions au Café du commerce ont déjà dressé ton bilan. Tu permettras que je complète celui-ci par quelques traits plus personnels.

Un homme qui ne craint pas l’enfer
Nous nous sommes rencontrés dans un moment très sombre pour les CFF, au propre comme au figuré: dans les entrailles du tunnel du Simplon, quelques heures après l’incendie du train de marchandises du 9 juin 2011. La température monte jusqu’à 900 degrés, et les pompiers craignent l’effondrement de la voûte. Mais le 13 juin déjà, les CFF invitent les médias à plonger dans le souterrain.  Tu mènes la petite cohorte de journalistes, à la pâle lumière du train de secours. La piste est étroite –quelques centimètres de large–, l’atmosphère étouffante et, sur le site de l’accident, la marche périlleuse: il faut notamment escalader la carcasse d’un wagon qui barre la route. Tu improvises là, au milieu de ce tohu-bohu de ferraille calcinée, une interview en langue italienne. Puis nous entamons notre périple en sens inverse, pour reprendre notre souffle dans le convoi qui nous ramène à Brigue. Je découvre d’un seul coup ton courage physique, ton endurance, et une faculté d’adaptation, dans les trois langues nationales, hors du commun. En bref, un homme qui ne redoute même pas l’enfer…

Au fond du Simplon, le 13 juin 2011: Andreas Meyer en compagnie de l’auteur de ces lignes (photo CFF).

De multiples empreintes ferroviaires
De ton curriculum vitae, je retiendrai uniquement les empreintes ferroviaires: tu es issu d’une famille de cheminots de Birsfelden (BL). Pour visiter ta grand-mère maternelle, tu empruntais, très jeune, le chemin de fer de Sursee à Triengen, l’un des derniers bastions de la traction à vapeur; la consigne était stricte: tu devais fuir à tout prix la locomotive pour ne pas souiller ton short et tes chaussettes d’un blanc immaculé! Au temps de tes études, tu nettoyais déjà des wagons… Après une licence en droit et des passages chez ABB et l’industriel allemand Babcock, ta carrière te ramène au chemin de fer, plus précisément à la Deutsche Bahn. C’est là que tu es appelé, en 2006, pour succéder à Benedikt Weibel à la tête des CFF.

Le bâtisseur de cathédrale
En juin 2012, tu reçois une petite équipe de rédacteurs de la revue Transports romands, avides d’en savoir plus sur les grands projets ferroviaires. L’interview tourne au brain storming, et une image s’impose pour résumer ta vision: une cathédrale, dont les deux corps, la nef et le transept, schématisent les deux futurs axes à hautes performances Ouest-Est (Genève–Saint-Gall) et Nord-Sud (Bâle–Chiasso).

La cathédrale ferroviaire suisse: d’Ouest en Est (de Genève à Saint-Gall) et du Nord au Sud (de Bâle à Chiasso).

«Wänd mir enand nöd du säge?»
Les projets ferroviaires de Genève nous rassemblent à l’hôtel Cornavin, à deux pas de la gare éponyme. Retrouvant les souvenirs d’un lointain cours de Züritüütsch, je te lance un audacieux «Wänd mir enand nöd du säge?» auquel tu réponds par un éclat de rire. On se tutoie dès lors; en français bien sûr, car tu maîtrises cette langue éminemment compliquée.

La stratégie des CFF en discussion
Ton bras droit pour l’infrastructure, Philippe Gauderon, a été notre invité lors d’une des innombrables séances du groupe de travail Plan Rail 2050 de la citrap-vaud (communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud). Il nous lance un défi: participer à l’élaboration de la stratégie CFF 2020, un texte clef pour l’entreprise. Nous jouons le jeu et produisons en décembre 2015 notre copie. Tu ne l’as pas glissée dans un tiroir, selon la pratique bien connue de la «Schubladisierung»; bien au contraire: tu nous convies à Berne, au nouveau siège du Wankdorf, où tu nous consacres une après-midi entière pour débattre de nos thèses!

Un café de la mobilité… très chaud!
Tu n’as jamais fui ni les usagers des transports publics, une espèce parfois urticante, ni les journalistes qui faisaient ton siège. Tu as accepté instantanément l’invitation de la citrap-vaud à rencontrer ses membres lors d’un Café de la mobilité très animé, le 5 décembre 2016. Dans le minuscule local où s’empilaient une cinquantaine d’auditeurs, tu as exposé sereinement la stratégie des CFF où la réponse aux défis du jour –concurrence tous azimuts par les bus à longue distance, le co-voiturage, l’avion à prix cassé– doit aussi tenir compte des héritages du passé, en particulier un réseau à bout de souffle.

Un CEO manifestement heureux d’animer le Café de la mobilité de la citrap-vaud du 5 décembre 2016 (photo Matthieu Chenal).

Ombres et lumières d’un règne sans partage
Les observateurs sont unanimes; tu as fait entrer les CFF dans la modernité, en particulier dans l’ère digitale: nouveaux trains pour les grandes lignes (Bombardier à deux étages et Stadler Giruno à grande vitesse), premiers essais de pilotage automatique, renouvellement massif de l’infrastructure y compris la transformation de grandes gares (Genève, Lausanne, Berne, Zurich), percement des tunnels alpins du Saint-Gothard et du Monte Ceneri, réorganisation de CFF Cargo avec apport de capitaux privés. Dès 2008, les usagers ont apprivoisé la nouvelle application Mobile CFF, permettant de planifier leur déplacement du domicile à la destination finale en incluant tous les éléments de la chaîne de transport. En 2019, c’est l’application EasyRide qui introduit la billetterie automatique, accompagnée, hélas, de la suppression d’une multitude de guichets desservis par des êtres humains… Enfin, en considérant le secteur immobilier comme un pilier majeur de l’entreprise, tu sauves la Caisse de pensions.

Les énormes mutations du réseau et le lancement de nouveaux trains n’ont pas été sans désagréments pour l’usager: pannes, retards, sur-occupation, information lacunaire ou chaotique. Mais ces mêmes passagers ont joui d’une offre en constante augmentation, et des prix sans majoration…

Le grand programme RailFit 20/30 visait 1,2 milliard d’économie entre 2017 et 2020, avec la suppression de 1400 emplois. Si ce dispositif a permis de stabiliser le prix des titres de transport, il a également entraîné une pénurie de main d’oeuvre; en 2019 on s’arrache les mécaniciens et un plan d’urgence Ponctualité clientèle 2.0 doit compléter RailFit 20/30.

L’apothéose du Léman Express
Outre les deux cérémonies officielles d’inauguration, à Coppet et à Genève-Eaux-Vives, tu n’as pas manqué le premier train régulier au petit matin du dimanche 15 décembre 2019. À 5h04. Pour toi, ce fut le projet le plus complexe: «des millions de détails», deux pays, deux compagnies, deux courants électriques et deux systèmes de signalisation, deux types de matériel roulant, et surtout deux cultures d’entreprise totalement différentes… Seul l’écartement de la voie est commun aux partenaires franco-suisses! Tu conclus par deux clins d’œil, à Vincent Ducrot d’abord, «le prédécesseur travaille toujours pour le successeur», et à la Suisse occidentale ensuite, «les Romands ne sont pas oubliés».

A Coppet, le jour de l’inauguration du Léman Express, le 12 décembre 2019 (photo La Liberté/Keystone/Jean-Christophe Bott).

Un regret et une tempête
Un seul regret: la fameuse Croix fédérale de la mobilité, la vision commune au conseiller aux Etats Olivier Français et à la citrap-vaud, qui défendent l’aménagement de deux axes ferroviaires à hautes performances de Genève à Saint-Gall et de Bâle à Chiasso, n’a pas encore été intégrée à la stratégie 2020 des CFF, ni à l’étape d’aménagement 2035 du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire). L’image était belle pourtant, que tu partageais avec nous: les deux axes de cette croix rappelaient l’architecture d’une cathédrale, et cette cathédrale devenait le symbole du monument à bâtir… Il ne te reste plus assez de temps pour lancer aujourd’hui ce chantier, mais tu n’as pas oublié notre rêve. Lors de ta dernière conférence de presse, le 10 mars 2020, à Berne, tu as déclaré: «Il faudrait à l’avenir pouvoir réaliser un grand projet est-ouest comme on l’a fait pour les traversées alpines sur l’axe nord-sud. Je rêve de rapprocher la dynamique région lémanique de la Suisse alémanique. Et d’enterrer ainsi la barrière de rösti» (24 heures du 11 mars 2020).

Conférence de presse du 10 mars 2020: le coronavirus prend déjà sa place (photo 24 heures/Keystone/Anthony Anex).

A l’occasion de cette même conférence de presse, tu as relevé la menace du coronavirus, dont les effets touchaient déjà le trafic nord-sud, avec un effondrement de 90% de la fréquentation vers l’Italie. Tu ne pouvais te douter, ce jour-là, de l’explosion de la pandémie et des décisions drastiques que tu devrais prendre quelques jours plus tard, un retour aux périodes les plus sombres de la 2e guerre mondiale: suppression de toutes les relations internationales, offre massivement réduite sur le plan intérieur et trafic en chute libre… Mais tu as mené ton paquebot d’une main sûre, au plus fort de la tempête. Je te souhaite un retour apaisé sur terre ferme, et t’adresse tous mes vœux pour tes projets futurs.

Alles Gute!

Daniel

Daniel Mange, 2 avril 2020

 

PS: A l’exemple d’Andreas Meyer, soutenez l’action en faveur de l’hôpital de Jimma, en Éthiopie
Médecin-chef à l’Hôpital du Jura, le Dr Jörg Peltzer et son équipe ont achevé une nouvelle expédition en Éthiopie cet automne. Durant plus de deux semaines, 35 participants (et donateurs) ont enfourché leur vélo pour parcourir les paysages africains et visiter l’hôpital de Jimma.

Andreas soutient cette aventure et y participe activement: «C’est une première pour moi. J’ai appris à connaître les activités de la Fondation et le Dr Peltzer lors du Swiss Economic Forum. Il est vrai que j’ai beaucoup de respect pour son engagement. J’ai déjà voulu me rendre sur place l’an dernier mais cela n’a malheureusement pas pu se faire. Cette fois, je compte bien aller jusqu’au bout. Concernant mon entraînement, je me définis plutôt comme un polysportif. Je fais du vélo, mais je ne suis pas un pro. Cette expédition est pour moi un engagement que je réalise à titre totalement privé.»

Pour soutenir l’action du Dr Jörg Peltzer, rendez-vous sur le site de la Fondation Chirurgiens suisses en Ethiopie. Portrait du Dr Jörg Pelzter par Bernard Wuthrich dans Le Temps du 28 février 2020.

 

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L’invité du jour: Eduardo Sanchez, professeur d’informatique et grand voyageur colombien

J’accueille aujourd’hui un collègue et ami, Eduardo Sanchez. Eminent informaticien, il a accompli une brillante carrière entre l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, dont il est professeur honoraire, et la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud, à Yverdon-les-Bains, qui l’a promu doyen du Département TIC (Technologies de l’information et de la communication). Eduardo, l’homme aux intérêts multiples et à la culture polyvalente, a toujours su garder la passion pour son pays d’origine, la Colombie, tout en s’engageant sans réserve pour le développement et la recherche de l’informatique suisse. Il nous livre ci-dessous un aspect méconnu de la mobilité colombienne. Merci à lui pour ce rafraîchissant dépaysement.

 

Escapade colombienne: du chemin de fer aux «brujitas»
Le principal port colombien sur le Pacifique se trouve à Buenaventura, à trois heures de route à l’ouest de Cali (Fig. 1). C’est l’une des rares villes du Pacifique colombien, l’une des régions les plus humides du monde, riche d’une forêt tropicale inextricable, parcourue par des rivières de toutes dimensions.

Une seule population s’est établie dans ces régions à l’accès difficile: les descendants des esclaves africains qui fuyaient leurs maîtres espagnols. Aujourd’hui encore, la population est noire dans sa grande majorité, vivant de la pêche et du produit de petites plantations de bananes plantains, manioc, etc.

Le commerce maritime avec l’Asie et l’Amérique du Nord a conduit à la création d’un chemin de fer reliant Buenaventura à Cali (et allant même un peu plus loin: j’ai beaucoup voyagé en train entre Cali et Zarzal, pendant mes études). Sa construction n’a pas été facile, devant surmonter la Cordillère occidentale depuis Cali avant d’entamer la traversée de la forêt pour arriver à Buenaventura.

Fig.1: De Cali à Buenaventura via San Cipriano en «brujitas», les petites sorcières.

Malheureusement, la puissance du lobby autoroutier a entraîné une lente disparition du réseau ferroviaire colombien, et la ligne Buenaventura–Cali n’a pas été une exception. Malgré plusieurs tentatives de résurrection, dont l’une menée avec des capitaux japonais, la ligne est aujourd’hui abandonnée, laissant dans l’isolement les populations établies le long du rail.

La nature a horreur du vide
Mais rapidement un nouveau moyen de transport a pris possession de la ligne: les «brujitas» (petites sorcières), charrettes en bois sur des roulements à billes, propulsées par la force des bras, grâce à des leviers couplés aux roues. Parfois, la cohabitation sur la voie unique implique un saut rapide des passagers sur le côté et le portage de la charrette par le conducteur, pour éviter un choc avec le train croiseur, qui arrive toujours à des heures imprévues…

Le progrès est arrivé par la suite avec le remplacement de la force des bras par les moteurs de vieilles motos couplés aux axes des charrettes (Vidéo 1).

Vidéo 1: Le moteur remplace la force musculaire.

Et, très vite, on a développé une petite industrie touristique centrée autour du village de San Cipriano. Les visiteurs étaient guidés au milieu de la forêt, visitant des endroits idylliques, petites rivières aux eaux cristallines, cascades de toutes les tailles, peuplées par des poissons qui vous filent entre les jambes. Et de petits hôtels et restaurants sont nés également autour des stations des «brujitas».

Pour arriver à San Cipriano, la station de départ, il faut deux heures de route depuis Cali, avec la traversée de la Cordillère occidentale. Le point le plus élevé, à un peu moins de 2000 mètres, est un but de promenade de week-end pour les habitants de Cali, qui fuient la chaleur étouffante de la ville pour trouver une température plus clémente (autour de 15 degrés, ce qui représente un froid presque polaire pour les Colombiens). Pour accueillir ces promeneurs, qui se déplacent nombreux également à vélo, ce qui rend la route encore plus dangereuse, beaucoup de restaurants offrent des plats typiques, au milieu du brouillard qui descend le matin (Fig. 2).

Fig. 2: Le ravitaillement s’impose avant la glissade en «brujitas».

Le voyage de toutes les émotions
A San Cipriano, la voiture est laissée sur un parking au bord de la route et il faut encore traverser un pont suspendu à la stabilité assez précaire (Fig. 3).

Fig. 3: L’auteur ne craint pas de franchir un pont suspendu à l’équilibre précaire…

Et l’on arrive à la station de départ, où les conducteurs des «brujitas» s’affairent pour les placer sur les rails. Après l’achat des billets, on monte sur la «brujita» (cinq passagers plus le conducteur) et la traversée de la forêt commence! C’est une expérience inoubliable: une demi-heure de voyage au milieu des arbres gigantesques et des sources d’eau omniprésentes (même du ciel; il a plu tout au long, ce qui est courant les matins, laissant ensuite la place au ciel bleu et à une chaleur humide étouffante). Et avec des émotions de toute sorte: je ne comprends toujours pas comment on ne déraille pas, malgré la mécanique minimaliste, l’absence totale des mesures de sécurité et une vitesse totalement inadaptée aux moyens (Vidéo 2).



Vidéo 2: La folle glissade des «brujitas».

On n’a pas croisé le train mais, par contre, au retour, on a été obligé de s’arrêter pour que le conducteur qui nous précédait tue à la machette un serpent de deux mètres qui se reposait à travers les rails! Mais la promenade vaut toutes les émotions: se baigner dans un coin perdu, sous une cascade d’eau cristalline, avec parfois jusqu’à quatre mètres de profondeur, entouré d’une végétation luxuriante, c’est une expérience rare et inoubliable. Sans compter que, au retour de la marche, on nous accueille avec une soupe au poisson frais absolument délicieuse. Le soir, on arrive à Cali, baigné par les souvenirs d’un chemin de fer authentiquement colombien.

Eduardo Sanchez

1 février 2020

Métropole lémanique: un Big Bang ferroviaire pour réveiller la belle endormie?

La Métropole lémanique a brillé de tous ses feux après la signature de la Convention Vaud-Genève de 2009 pour le développement de l’axe ferroviaire Genève–Lausanne(1). Dès lors son étoile a pâli, du moins si l’on se réfère au site officiel Métropole lémanique, coédité par les deux cantons et inactif depuis 2017. Si les statistiques confirment une croissance vigoureuse des emplois et de la population de l’arc lémanique, plus forte que celle du Grand Zurich, l’institution est manifestement en panne de projets. Bien au contraire: des querelles de clocher, comme celles du rapt de la Neuropolis vaudoise par le Campus Biotech genevois ou des oppositions de Genève au redéploiement de la Radio télévision suisse (RTS) sur le site des Hautes écoles vaudoises, s’ajoutent aux défis communs qui ne sont pas traités solidairement, comme l’horaire des TGV Lyria reliant la Suisse occidentale à Paris. Un petit tour d’horizon des chantiers en cours s’impose, avant de prescrire une potion à l’institution moribonde.

Léman Express, le bien nommé
Le premier Big Bang ferroviaire de l’arc lémanique explosera le 15 décembre 2019: ce jour-là, cinq  nouvelles liaisons du Léman Express irrigueront les deux rives du Léman, ainsi que l’arrière-pays de la Haute-Savoie: des convois relieront Saint-Maurice (VS), la Riviera vaudoise et Lausanne à Annemasse (RegioExpress), Coppet à Evian-les-Bains (ligne L1), à Annecy (L2), à Saint-Gervais-les-Bains-Le-Fayet (L3) et à Annemasse (L4), sans transbordement et à la cadence semi-horaire aux heures de pointe (Fig. 1). Toutes ces liaisons emprunteront le nouveau tronçon dit CEVA (Genève–Eaux-Vives–Annemasse), qui constitue la clef de voûte de l’édifice.

Le projet d’une relation ferroviaire entre Cornavin, les Eaux-Vives et Annemasse date de la fin du 19e siècle: à cette époque, la question des réseaux ferrés internationaux est alors au centre des préoccupations. En 1912, la Confédération, le Canton de Genève et les CFF signent la convention historique scellant le projet. Mais il faudra attendre deux guerres mondiales, la construction des lignes Cornavin–La Praille et Cornavin–Aéroport, pour qu’en juin 2002, enfin, le Grand Conseil genevois vote le financement cantonal de 400 millions de francs pour la réalisation de l’infrastructure. Avec la connexion de deux réseaux ferroviaires actuellement en impasse (Cornavin–La Praille sur territoire suisse, Annemasse–Eaux-Vives sur territoire franco-suisse), Genève ne sera plus un terminus entre Jura et Salève, mais une véritable gare de passage, irriguant un bassin de population transfrontalier de plus d’un million d’habitants.

Dans cette saga, deux têtes dépassent: Robert Cramer, premier membre du Parti écologiste genevois à accéder au Conseil d’Etat, est le père politique du projet CEVA. Sigurd Maxwell en est le père spirituel; fondateur et ancien président de l’Association lémanique pour la promotion du rail (Alprail), décédé en mai 2019, il ne verra pas défiler la rame du Léman Express portant son nom.

Fig. 1 Le réseau du Léman Express au 15 décembre 2019.

Le lac bouge
Un autre tsunami se précise sur les flots du Léman: pas celui de l’an 563 qui balaya les rives du lac, de Villeneuve jusqu’à Genève, mais celui, plus discret, d’une refonte du trafic maritime transfrontalier, indispensable à l’important flux de la main d’oeuvre française active sur la côte suisse. Les trois lignes de pendulaires Lausanne–Evian-les-Bains (N1), Lausanne–Thonon-les-Bains (N2) et Nyon–Yvoire (N3) seront dopées, dès 2022, par la mise en service de deux nouveaux bateaux à hautes performances, permettant notamment le passage de la cadence actuelle de 80 minutes au nouveau rythme de 45 minutes sur la ligne N1 (Fig. 2).

A plus long terme, une quatrième liaison est prévue de Lugrin (entre Evian-les-Bains et Saint-Gingolph) en direction de la Riviera vaudoise, avec une éventuelle gare multimodale sur le tronçon ferroviaire d’Evian à Saint-Gingolph, en voie de réhabilitation (voir plus loin).

Fig. 2 Trafic maritime pendulaire sur le lac Léman assuré par la Compagnie générale de navigation (CGN).

Boucler la boucle: le RER Sud-Léman
Un seul coup d’œil à la carte ferroviaire suffit (fig. 3): après l’achèvement du CEVA, il ne reste plus qu’une béance, un tronçon manquant pour faire le tour du Léman, la ligne désaffectée d’Evian-les-Bains à Saint-Gingolph. Construite en 1886, cette ligne voit son trafic voyageurs suspendu en 1938 et son trafic marchandises condamné en 1988. De 1986 à 1998 le train touristique «Rive-Bleue Express» assure un service minimal, interrompu au vu de l’état de l’infrastructure. Cette ligne de 17 km constitue le dernier morceau du puzzle Léman Express, en rappelant que, depuis Saint-Gingolph, la liaison vers Monthey, Martigny et Brigue est exploitée par le RER Valais, avec un train par heure à l’horaire 2019. Le bouclement ferroviaire du Léman, l’existence d’une alternative à l’unique route départementale, le report modal du trafic privé vers les transports publics sont autant de motivations à la base du projet de réhabilitation.

En mars 2019, la phase 2 des études d’avant-projet a été lancée, sous la responsabilité principale de la SNCF-Réseau; au niveau du financement, le Parlement suisse a voté en juin 2019, dans le cadre du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire), une enveloppe de 200 millions de CHF consacrés aux projets ferroviaires transfrontaliers; cette enveloppe pourra être sollicitée pour le RER Sud-Léman. Enfin, avec 18 mois de travaux, le rêve pourrait devenir réalité en 2024, avec notamment des liaisons directes reliant Genève au Valais via la Haute-Savoie.

Fig. 3 Pour boucler le réseau ferroviaire autour du Léman: la réhabilitation de la ligne Evian-les-Bains–Saint-Gingolph, l’objectif de l’association RER Sud-Léman (carte murale Transports publics, Hallwag Kümmerly+Frey AG).

Ligne nouvelle Genève–Lausanne: la cerise sur le gâteau
Tout rapproche ces deux capitales: elles baignent dans le même lac, sont irriguées par la même autoroute, partagent les mêmes penchants pour les institutions, internationales à Genève et olympiques à Lausanne. Il y a belle lurette, elles ont passé au doigt la même alliance confédérale. Et certains ont même rêvé mariage, fusionnel bien sûr…

Il reste un détail: nos capitales font toujours chambre à part, et les soixante kilomètres qui les séparent ne montrent aucun signe de rétrécissement spontané. Dans l’attente d’un hypothétique fleuve de bitume doublant l’autoroute actuelle, et dans l’impatience d’un éventuel Swissmetro rongeant le sous-sol, il faut se résigner au chemin de fer traditionnel. Celui-ci piétine: en un quart de siècle, le meilleur InterCity a perdu quatre minutes. Il n’y a que la nourriture qui est rapide sur cette ligne, où la «fast food» a remplacé les cossus wagons-restaurants d’antan.

Peut-on faire mieux, c’est-à-dire relier nos deux capitales non seulement plus vite, mais de façon plus fiable? Une particularité de Genève est d’être accessible par la seule ligne qui provient de Lausanne: tout incident la coupe du restant de la Suisse.

En 1974, les CFF ne manquaient pas d’audace, et ils confiaient au bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel (BG) l’étude d’une ligne nouvelle de Genève à Lausanne. Ce travail, terminé en 1975, propose quatre variantes de couloirs pour le tronçon Genève–Rolle et dix variantes pour le tronçon Rolle–Lausanne, tous concentrés sur le tracé de l’autoroute A1, à une distance maximale de 2 km de celle-ci(2). Ce projet, inconnu du grand public, frappe par son audace et sa pertinence; six ans avant le lancement du premier TGV français entre Paris et Lyon, les ingénieurs de BG avaient déjà parfaitement intégré les trois impacts d’une ligne à grande vitesse: sur le trafic régional –puisqu’une ligne nouvelle libère des sillons sur la ligne historique–, sur le trafic national –en reliant plus rapidement les métropoles suisses–, et sur le trafic international –en s’insérant dans le schéma européen des lignes à grande vitesse.

Malgré toutes ses qualités, le projet a sombré dans les archives. C’est la découverte fortuite de ce document qui a déclenché les travaux d’un groupe d’experts de la «communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud» (citrap-vaud), un lobby des usagers. Sous le titre «Plan Rail 2050» ce groupe de travail a étendu sa recherche à tous les projets de grande vitesse en Suisse et dans les pays limitrophes pour en tirer un plan global pour le chemin de fer de demain(3)(4). Le même groupe a ensuite publié en 2014 un livre blanc consacré à l’axe Genève–Lausanne, intitulé «Ligne ferroviaire nouvelle entre Genève et Lausanne»(5), suivi d’un rapport d’étape paru en 2016 et détaillant la version finale proposée par la citrap-vaud (Fig. 4)(6):

  • L’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et la citrap-vaud ont chacune proposé un nouvel axe ferroviaire reliant, par le plus court chemin, Morges à Lausanne, et desservant au passage le complexe des Hautes écoles (EPFL et Université de Lausanne), la deuxième ville du canton en terme de population (33’000 résidents en 2017)(6)(7).
  • Pour des questions de capacité, la ligne nouvelle Genève–Lausanne doit accueillir non seulement les convois InterCity, mais également les InterRegio; il en découle l’obligation de prévoir des raccordements de la ligne nouvelle avec les gares historiques de Nyon et de Morges.
  • Cette obligation de desservir Nyon et Morges ouvre la voie à une réalisation par étapes de l’axe complet: d’abord Nyon–Morges, puis Morges–Hautes écoles–Lausanne, et enfin Genève–Nyon.

Ce découpage entraîne une planification financière compatible avec les étapes d’aménagement du PRODES. Une première estimation financière s’élève à 6,89 milliards de francs pour la ligne complète, et à 2,55 milliards pour la première étape de Nyon à Morges (26 km).

Fig. 4 Esquisse du projet de la citrap-vaud pour une ligne nouvelle Genève–Lausanne, incluant des connexions avec les gares de Nyon et Morges, ainsi qu’une gare souterraine Hautes écoles (La Côte, 14.9.2018).

Les CFF se sont soudain réveillés le 11 mai 2018: au téléjournal de la RTS, le responsable de l’infrastructure, Philippe Gauderon, annonce urbi et orbi que son entreprise se lançait dans l’étude d’une ligne nouvelle. Le 1er novembre de la même année, le Canton de Vaud signe avec les CFF une convention intitulée «Perspective générale pour la région vaudoise» incluant l’étude d’une ligne nouvelle Genève–Lausanne et d’une gare souterraine dans la région lausannoise. De son côté, le député Stéphane Masson dépose le 5 février 2019 son interpellation «Nouvelle ligne CFF entre Lausanne et Genève, pourquoi ne pas étudier l’aménagement d’une gare souterraine au niveau de l’EPFL?» questionnant le Conseil d’Etat vaudois sur le même objet.

Les feux sont aujourd’hui définitivement au vert pour déclencher le second Big Bang ferroviaire, qui rapprochera enfin nos deux capitales: les scientifiques lausannois atteindront illico le Campus Biotech, tandis que les amoureux de la musique accèderont sans entrave à la future Cité de la musique genevoise; dans l’autre sens, les chercheurs genevois et les gens de la télévision auront un accès immédiat aux Hautes écoles lausannoises et au nouveau site de la RTS, tandis que les amateurs d’art seront à deux pas du Musée cantonal des Beaux-Arts, au centre de la gare de Lausanne. Au-delà de la Métropole lémanique, toute la Suisse profitera du nouvel axe Genève–Lausanne qui, tel un trident, desservira les trois directions majeures du Pied du Jura, du Plateau et de la vallée du Rhône.

Défis et pistes pour le futur: du Conseil du Léman à la Métropole lémanique
Tandis que les surcoûts des titres de transport irritent les syndics de Terre-Sainte, à l’extrémité occidentale du canton de Vaud, la complexité tarifaire du Léman Express inquiète déjà les usagers; et nous savons que des clients potentiels des transports publics sont découragés par la froideur des automates à tickets, monstres le plus souvent incompréhensibles. Le prochain défi est celui d’une supercommunauté tarifaire, englobant les départements de la Haute-Savoie et de l’Ain, ainsi que les cantons de Genève, Vaud et Valais, comme par hasard les cinq membres du Conseil du Léman… Cette communauté tarifaire devrait constituer un banc d’essai pour s’étendre à la Suisse occidentale puis, à terme, à l’ensemble de la Suisse; elle devrait également revisiter les méthodes de tarification actuelles (faut-il vraiment conserver le découpage du territoire en une myriade de zones?) au profit d’un système de perception quasi automatique, du type Lezzgo (voir notre blog du 11 décembre 2018) ou Fairtiq.

Il apparaît clairement que le Léman Express et ses prolongements naturels, comme la réhabilitation de la ligne Evian–Saint-Gingolph, le réseau pendulaire de la CGN et une future supercommunauté tarifaire, sont du ressort du Conseil du Léman, dont la commission Transports et communication s’affaire depuis de nombreuses années sur le Schéma de cohérence lémanique des transports, régulièrement mis à jour. Dans ce document et sa dernière édition datant de 2017, il ne manque que la cerise sur le gâteau… la ligne ferroviaire nouvelle reliant Genève et Lausanne, les deux capitales lémaniques.

C’est manifestement là que la Métropole lémanique doit sortir de sa léthargie et empoigner à bras le corps ce grand projet, vital pour les deux capitales, et essentiel pour la France voisine et l’ensemble de la Suisse.

Daniel Mange, 1 décembre 2019

Références

(1) Convention-cadre relative au développement de l’offre et des infrastructures sur la ligne Lausanne–Genève-Aéroport entre la Confédération suisse, l’Etat de Vaud, la République et Canton de Genève et les CFF, 21 décembre 2009.

(2) Bonnard & Gardel, Compagnie d’études de travaux publics, Liaison rapide Genève-Lausanne. Rapport intermédiaire, CFF, Direction du 1er arrondissement CFF, Lausanne, juin 1975.

(3) D. Mange et al., Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

(4) D. Mange et al., Bahn-Plan 2050, Rüegger Verlag, Zürich/Chur, 2012.

(5) D. Mange, M. Béguelin, E. Brühwiler, F. Bründler, M. Chatelan, P. Hofmann, S. Ibáñez, E. Loutan, B. Schereschewsky, Y. Trottet, R. Weibel, Ligne ferroviaire nouvelle entre Genève et Lausanne, citrap-vaud.ch et CITraP Genève, Lausanne, avril 2014.

(6) D. Mange, F. Bründler, M. Chatelan, D. Pantet, Ligne ferroviaire nouvelle Genève–Lausanne: rapport d’étape 2016, citrap-vaud, Lausanne, CITraP Genève, Genève, 21 novembre 2016.

(7) O. de Watteville, D. Simos, M. Schuler, Nouvelle liaison ferroviaire Lausanne–Morges via les Hautes Ecoles, BG Ingénieurs Conseils, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 6 février 2014.

Dès mon démarrage en mars 2018, je me suis efforcé de publier sur ce blog un article par mois. Mais l’horaire cadencé, parfait pour le chemin de fer, n’est pas forcément compatible avec les exigences de l’écriture; vous me retrouverez toujours ici en 2020, à un rythme moins soutenu.

Je tenterai également, pour varier mon discours, de recevoir des invités. N’hésitez donc pas à me contacter si vous désirez faire passer un message décoiffant en rapport avec la mobilité tous azimuts…

Je vous remercie pour votre fidélité et vous souhaite un millésime 2020 roboratif,

Daniel Mange

 

NTF, Croix fédérale de la mobilité, Plan Rail 2050 ou Railsuisse 2050: quel avenir pour le chemin de fer suisse?

La route suisse a vécu sa révolution en 1964: cette année-là , le premier tronçon d’autoroute Genève–Lausanne est inauguré, préfigurant le réseau national destiné à irriguer et rapprocher toutes les régions du pays. Le rail, né en 1847 entre Zurich et Baden, reste alors le parent pauvre des transports: il ne connaît qu’un renouveau sur l’axe Ouest-Est, en 2004, avec l’aménagement d’une ligne nouvelle entre Berne et Olten, puis deux percées sur l’axe Nord-Sud, les tunnels de base du Lötschberg (2007) et du Saint-Gothard (2016), essentiellement consacrés au trafic des marchandises traversant l’Europe.

Les temps ont changé, comme le climat. Du coup la mobilité vire de bord et le train, très modeste dans sa production de gaz à effet de serre et parcimonieux dans sa dépense énergétique, devient le nouveau champion. Dans sa version à grande vitesse, selon le modèle du TGV français ou de l’ICE allemand, il roule entre 300 et 400 km/h tout en restant compatible avec le réseau historique; à ce tempo, le train supplante l’avion pour des trajets de 1000 km ou de 3 heures environ.

Le rail suisse a droit aujourd’hui à une renaissance, comme la route en 1964; il mérite de nouvelles lignes à hautes performances (capacité et vitesse) plutôt que l’éternel rafistolage d’un réseau vieux de plus de 150 ans. Les tentatives pour cette seconde révolution, ferroviaire cette fois, se sont multipliées depuis 1972 sans succès jusqu’à ce jour: un tour d’horizon de ces projets s’impose.

Conception globale des transports et nouvelles transversales ferroviaires (NTF)(1)
Les NTF constituent le premier projet de modernisation du réseau national. L’analyse des ingénieurs et architectes vaudois, datant de 1984, est sans ambiguïté: les progrès constants apportés au réseau ferré suisse et à son matériel roulant ne sauraient dissimuler une conception de base plus que centenaire. La conséquence la plus fâcheuse est l’impossibilité d’augmenter sensiblement la vitesse commerciale des trains. La mise en service du réseau autoroutier a révélé ce handicap: à une vitesse moyenne supérieure à 100 km/h sur autoroute, le rail n’oppose que 86 km/h entre Genève et Saint-Gall ou 73 km/h entre Bâle et Chiasso. Cette différence incite de nombreux voyageurs à déserter le rail au profit de la route.

«Le trafic doit être, aujourd’hui, considéré comme un tout. Air, route, rail doivent à l’avenir  se compléter et non se concurrencer». Partant de cette hypothèse, le Conseil fédéral crée en 1972 une commission chargée d’élaborer une conception globale suisse des transports (CGST). Le rapport final de la CGST, paru en décembre 1977, recommande pour le chemin de fer la variante VF-2 (Fig. 1), un réseau de lignes à grande vitesse (LGV) sous la forme d’un T inversé, comportant un axe Ouest-Est de Lausanne à Lenzbourg (via Fribourg et Berne) et de Zurich-Aéroport à Saint-Gall (via Winterthour et Weinfelden), et un axe Nord-Sud de Bâle à Olten; la CGST précise que les tronçons Genève–Lausanne, Lenzbourg–Zurich et Saint-Gall–Altstätten, dont la capacité est suffisante, n’exigent pas de tronçons à grande vitesse d’ici à l’an 2000.

Fig. 1 Projet des nouvelles transversales ferroviaires (NTF): variante finale VF-2 en T inversé (décembre 1977) combinant les deux axes Genève–Saint-Gall–Altstätten et Bâle–Olten; LGV: ligne à grande vitesse (figure Rémy Berguer).

Le projet des NTF n’a jamais atteint le niveau du Parlement fédéral. Lors de la phase de consultation, en 1983, une fronde constituée par toutes les régions périphériques s’opposa frontalement à ce projet ressenti comme centralisateur et favorable au seul Plateau. La votation populaire de décembre 1987, plébiscitant le concept de l’horaire cadencé (projet Rail 2000), sonnait le glas des NTF.

Croix fédérale de la mobilité: un projet radical
Le 17 septembre 2007, à Berne, une conférence de presse est organisée par le Parti radical à l’instigation d’Olivier Français, conseiller municipal lausannois. Pour les Radicaux, le constat est clair: alors qu’un réseau de trains à grande vitesse se développe dans toute l’Europe, il n’existe aucun projet en Suisse pour relier les grandes villes entre elles. L’axe Ouest-Est devrait constituer une priorité pour notre pays, pour son économie, pour le bien-être des travailleurs pendulaires, pour le tourisme, pour la cohésion nationale, pour l’écologie et la protection de l’environnement. A l’inverse de la plupart des pays européens, la Suisse n’a pas remis en question son réseau historique: l’héritage du projet des NTF a été totalement occulté. C’est dans ce contexte qu’Olivier Français propose un concept novateur en tenant compte notamment des réalités de la topographie; son premier objectif est de relier Lausanne à Berne en trente minutes, par une ligne entièrement nouvelle de 86 kilomètres environ, apte à une vitesse maximale de l’ordre de 300 km/h.

Dès ce jour, Olivier Français, élu successivement conseiller national puis conseiller aux Etats,  va poursuivre son combat en défendant sa vision sous l’appellation Croix fédérale de la mobilité, combinant l’axe Ouest-Est (Fig. 2) avec l’axe Nord-Sud via le Saint-Gothard.

Fig. 2 Croix fédérale de la mobilité: les transformations planifiées sur l’axe Ouest-Est, selon Olivier Français (tiré de sa conférence «Histoire du rail en Suisse et perspectives pour le futur» du 20 novembre 2017).

Outre la prise de position des Libéraux-Radicaux «La mobilité réglée comme une montre suisse» du 2 février 2013, un premier résultat politique des démarches d’Olivier Français est le postulat «Croix fédérale de la mobilité et vision du réseau ferroviaire», déposé le 3 avril 2017 par la  Commission des transports et des télécommunications du Conseil des Etats. Le postulat demande au Conseil fédéral d’établir un plan directeur du réseau ferroviaire assurant une amélioration (capacité et vitesse) du réseau sur tout le territoire. Le Conseil fédéral l’adopte le 10 mai de la même année, en le subordonnant à l’étape 2025-2035 du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire).

Le lobby citrap-vaud et son Plan Rail 2050
En 1974, les CFF ne manquaient pas de souffle, et ils confiaient au bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel (BG) l’étude d’une ligne nouvelle de Genève à Lausanne. Ce travail, terminé en 1975, est inconnu du grand public(2); il a sombré dans les archives dès sa parution. C’est sa découverte fortuite qui a déclenché les travaux d’un groupe d’experts de la «communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud» (citrap-vaud), un lobby des usagers. Sous le titre «Plan Rail 2050» ce groupe de travail a non seulement sorti du placard l’étude BG, mais a étendu sa recherche à tous les projets de grande vitesse en Suisse et dans les pays limitrophes pour en tirer un plan global du chemin de fer de demain. Ce plan repose essentiellement sur un axe magistral de Genève à Saint-Gall, reliant toutes les métropoles du pays à l’exception de Bâle, et un axe européen, de Bâle à Chiasso par le Saint-Gothard (Fig. 3). Ces travaux ont conduit à l’édition du livre «Plan Rail 2050»(1) en 2010, et de sa version suisse alémanique «Bahn-Plan 2050»(3) en 2012.

Fig. 3 Le réseau ferroviaire suisse selon le Plan Rail 2050 de la citrap-vaud: esquisse de planification des étapes FREQUENCE (horizon 2030) et VITESSE (horizon 2050); LGV: ligne à grande vitesse (figure Rémy Berguer).

La citrap-vaud plaide donc pour une vision à long terme du réseau ferroviaire national, aménagé selon trois étapes successives: CADENCE, FREQUENCE et VITESSE. L’étape FREQUENCE (horizon 2030) voit la réalisation d’une première partie de l’axe Ouest-Est, de Genève à Lausanne et de Berne à Zurich, tandis que l’étape VITESSE (horizon 2050) marque l’achèvement du même axe (de Lausanne à Berne et de Zurich-Aéroport à Saint-Gall) et de l’axe Nord-Sud (de Bâle à Chiasso via Zurich et le tunnel de base du Saint-Gothard), ainsi que les accrochages manquants au réseau européen (de Bourg-en-Bresse à Genève, de Mulhouse à Bâle, de Winterthour et Saint-Gall à Constance, de Chiasso à Milan).

Le Plan Rail 2050 de la citrap-vaud s’insère parfaitement dans le concept de la Croix fédérale de la mobilité: il en constitue un exemple de concrétisation.

Plaidoyer pour un plan directeur Railsuisse 2050
Dans l’édition 3/2019 de sa revue InfoForum, l’association suisse Pro Bahn revient sur la nécessité d’un plan directeur pour le réseau ferroviaire suisse(4). Ses auteurs sont convaincus que la crise climatique va engendrer un changement important de la répartition modale entre les divers moyens de transport, et que le train va reprendre à la route et à l’air une part importante de clientèle. Mais l’une des conditions du renouveau ferroviaire est l’augmentation de ses performances (vitesse, capacité, fiabilité) qui implique la conception le lignes nouvelles, essentiellement sur les deux axes Ouest-Est, de Genève à Saint-Gall, et Nord-Sud, de Bâle à Chiasso(6).

Le grand mérite de cette publication, qui concrétise une fois encore le concept de la Croix fédérale de la mobilité et le Plan Rail 2050, est son estimation financière. A la fin de l’étape 2025-2035 du PRODES, l’inventaire complet dressé par les auteurs (Fig. 4 et 5) se monte à plus de 50 milliards de CHF.

Fig. 4 Railsuisse 2050: planification des lignes nouvelles nécessitées après l’étape 2025-2035 du PRODES; les numéros de chaque tronçon renvoient au tableau de la figure 5 (figure Tobias Imobersteg).

Fig. 5 Inventaire des 15 tronçons de lignes nouvelles du projet Railsuisse 2050(4).

La conséquence immédiate de cette évaluation financière est sans appel: le système actuel FAIF (financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire), accepté par le peuple en 2014, ne suffit plus: avec son milliard de CHF par an pour les investissements, il viendrait à bout du projet Railsuisse 2050 en un demi-siècle!

Un nouveau fonds s’impose
Les faits sont rudes: la rénovation complète du réseau ferroviaire suisse passe par la création d’un nouveau fonds, à l’image du fonds des NLFA (nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes) pour la percée des grands tunnels alpins. Vu les performances écologiques et énergétiques du chemin de fer, ce fonds pourrait être alimenté par les nouvelles taxes destinées à frapper les déplacements en avion et/ou l’émission du gaz à effet de serre; les discussions actuelles du Parlement, visant à créer un Fonds pour le climat, vont dans ce sens. De son côté, Jacqueline de Quattro, conseillère d’Etat vaudoise, rappelle le projet du professeur Stéphane Garelli, la création d’une Banque d’investissement dans les infrastructures, alimentée par les réserves de la Banque nationale suisse. Elle invite aussi les institutions de prévoyance privée, qui souffrent aujourd’hui des taux négatifs, à investir dans des projets d’infrastructure par le biais de partenariats publics-privés(5).

La nouvelle génération est impatiente de transformer ses vœux pour une révolution climatique en des projets concrets: la reconstruction de notre réseau ferré s’adresse directement à elle.

Daniel Mange, 1 novembre 2019

Références

(1) D. Mange et al., Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

(2) Bonnard & Gardel, Compagnie d’études de travaux publics, Liaison rapide Genève-Lausanne. Rapport intermédiaire, CFF, Direction du 1er arrondissement CFF, Lausanne, juin 1975.

 (3) D. Mange et al., Bahn-Plan 2050, Rüegger Verlag, Zürich/Chur, 2012.

(4) D. Mange, M. Stuber, Plädoyer für einen Masterplan «Railsuisse 2050», InfoForum, Nr. 3, 2019, S. 3-6.

(5) J. de Quattro, Investissons dans nos infrastructures! Le Matin Dimanche, 22 septembre 2019, p. 29.

(6) R. Ratti, Il giocattolo ferroviario tra politica e tecnocraziaCorriere del Ticino, 22 ottobre 2019, p. 3.

 

  (suite…)

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«Lettre à Messieurs les ingénieurs et les architectes sur l’empoisonnement du pays»

par Jacques Chessex

Jacques Chessex, écrivain vaudois, nous a quittés le 9 octobre 2009, il y a dix ans. Pour rendre hommage à ce colosse de l’écriture, j’ai emprunté le texte qui suit, d’une actualité absolue, à l’édition du 20 juin 1970 de la Gazette de Lausanne. Ma seule intervention est son illustration par quelques photographies. Merci encore à l’homme, au pamphlétaire et au poète.

«Messieurs,

Décidément le pays meurt.

Cette mort nous empoisonne l’oeil et le cœur.

J’exagère? Je tire au tragique? A peindre le diable sur la muraille on perd son temps et son âme, et c’est exactement ce que nous voulons éviter. Le pays meurt, oui, Messieurs, les paysages se salissent et se crétinisent, nous avons pris l’habitude de construire à peu près n’importe quoi n’importe où, d’user du pays et du paysage à notre petite convenance, de l’asservir médiocrement à l’intérêt particulier, de le couvrir de villas prétentieuses, de coquetteries fades, de bungalows texans hantés de nouveaux riches s’appropriant la vieille campagne, de fades blockhaus, de paddocks cernés de barrières blanches pour singer les élégances de la Nouvelle-Angleterre, ajoutons-y les cagibis de week-end au gravier rose et bleu-violet où se tortillent des biches de stuc ou des petits nains en ciment peint, les fermes rénovées qu’on surcharge de fausses lanternes de fiacre et de fer forgé dignes des prisons de Walter Scott, les chalets appenzellois insultant le vignoble, et partout les garages barbouillés de citron et de cramoisi, les colonnes d’essence, les tea-rooms, les bars-grills, les snacks, les dancings, les boutiques d’art, les castels, les hostelleries, les haciendas, les trattorias, les pizzerias, les caffetterias…

«et partout les garages barbouillés de citron et de cramoisi, les colonnes d’essence…» (photo Daniel Mange)

Les concentrations industrielles auraient pu être belles, Messieurs, dans une architecture accordée, cohérente, digne des usines et des immeubles qu’elles auraient suscités. La spéculation, l’épargne, la naissance d’une petite bourgeoisie rurale entre village et ville ont favorisé l’éclosion de milliers de villas, de maisons-ateliers, d’entreprises familiales dont la mesquinerie dégrade les paysages et les perspectives.

Aucun ensemble: aucun plan n’a conduit la construction ou l’aménagement. Une anarchie entendue, sournoise tolère des bunkers aberrants dans les vergers, des immeubles de plusieurs étages au milieu d’un vieux village noble (voyez le scandale d’Oulens, où la commune vient d’admettre une telle construction), des cubes en plaques d’aluminium, des stores mauves, des arcades provençales, des roueries et des falbalas d’opérette niçoise aux portes des antiques fermes, devant les forêts et les blés. Un bazar! Les marchands de tapis se rengorgent et se passent la gargoulette. —A toi! —A moi! Ils revendent un champ et un bois. Ecran de fond, les Tours-d’Aï, les Diablerets, les Alpes savoyardes. En face, le lac. Devant ces perfections, voici des villes dont le plus souvent le seul noyau conserve l’ancienne dignité. Une poussière médiocre les relie, honteuse pléiade de luxueuses cambuses superfétatoires. Tout meurt. Les anciens objets étaient beaux, les maisons étaient belles, leur matériau était juste et beau. La publicité, la mode, la sottise (on coupe des arbres superbes pour faire moderne, dans les villages), la lâcheté, l’économie anarchisante imposent la laideur et réussissent à la rendre indispensable. Autrefois, dans les cafés, on s’asseyait à la table de vieux bois poli. Mais des pièges sinistres de formica et de mosaïque, des perchoirs d’acier et de plastique chassent les chaises et les tabourets, et les juke-boxes hurleurs, les photographies de chanteurs, les calendriers vulgaires et criards expulsent le poète et le portrait du Général. On vous croyait pourtant immuables, moustaches blanches, regard d’aristocrate vaudois, casquette feuillue plus majestueuse qu’un diadème! Les slips des pin-up et les horloges électriques vous ont détrôné, pauvre Général, et cette seconde mort est définitive, croyez-moi. Ah ces cafés s’appellent encore de noms pleins, nécessaires, qui sonnent juste, comme l’Etoile, le Chasseur, l’Ours, la Croix-Fédérale. Mais pour combien de temps? Ils veulent bientôt singer les bars et les tea-rooms-dancings, leurs noms changent et ridicules, ils se rebaptisent un beau matin le Bornéo, le Chiquito, le Sumatra, le Scarlett, le Perroquet… Que viennent faire ces exotiques et ce volatile parmi nos Raisins et nos Croix-Blanches? Quand les noms changent, c’est qu’un événement très grave a eu lieu. La mort d’une manière d’être et de sentir, de vivre ici, qui me faisaient le frère de mon père et de mon grand-père et de son père à lui; et maintenant je regarde et j’ai honte.

«Une anarchie entendue, sournoise tolère des bunkers aberrants…» (photo Daniel Mange)

Rien de naturel n’est jamais laid. L’ancien, et l’ancien usage vaudois étaient sereinement naturels. Pourquoi avez-vous tué ce qui nous faisait vivre?

Il y a quatre-vingts ans, les fiancées cousaient leurs draps pour toute leur vie. Les blouses noires et bleues des paysans étaient les mêmes au temps de mes arrière-grands-parents et dans mon enfance. Un paysan de l’Empire en un paysan des Ormonts, en 1939, menaient fondamentalement la même vie. Mais quoi de commun entre celui de 1939 et ces gentils énergumènes motorisés à blouson de vinyl et blue-jeans à fleurs, qui grattent des guitares électriques sous les poutres des cantines où il y a trente ans à peine leurs parents à gilets noirs soufflaient dans leurs cornets à piston? La cantine, précisément, quand on ne l’a pas abattue pour construire un gratte-ciel ou un dancing, et dans une pénombre hurlante les fils des Vaudois à chapeaux graisseux sirotent des mélanges qui coulent à flot dans la Série noire.

1945 a tué les frontières en constituant les nouveaux énormes empires, et la mort des frontières a produit la lente mort des modes d’existence particuliers, des entités nationales, des idiomes. Les langues, avez les peuples, ont été soumises au nouveau mode d’être: l’impérialisme des formes et des genres. Ravies, les victimes se pâmaient de volupté en imitant les airs du conquérant. Ç’aurait pu être une décision sacrificielle, mais assez théâtrale et noble. Ce fut une agglutination de vingt ans, une lente cession de nos dons et de notre héritage au parti le plus sot et le plus vaniteux.

Il ne s’agit pas d’être régionaliste. J’ai horreur des apitoiements sur «notre terre et ses gens», des fadaises patriotardes et des vaudoiseries. Il s’agit d’un vivre et d’un parler que nous avons assez méprisés pour les laisser mourir, maintenant étouffés, dans l’américanisation et la laideur.

Ainsi nos chemins de vignes sont devenus des routes balisées de garages et de colonnes d’essence. L’infantile tigre Esso fait le matamore sur les places pavées des vieux bourgs. Les trains sont beaux. Une longue colonne de vagons perforant un paysage est un fier spectacle: vigueur et grâce. Mais l’auto nous vaut ces odieuses bâtisses, ces fanions, ces panneaux criards, ces parkings où s’encaquent les machines (ah! ce n’est pas à elles que j’en ai, c’est à leur tyrannie sur nos existences). Il y a des villages qui sont devenus horribles en cinq ans. Une usine mal plantée, une villa tapageuse, un bureau de poste en préconstruit et c’est foutu. Qu’un garage ajoute sa puanteur et sa hideur à ces sottises, enterrez ce village, vite, vite, rayez-le de la carte Dufour, rebaptisez-le Urbana ou Jacksonhill…

«Les trains sont beaux. Une longue colonne de vagons perforant un paysage est un fier spectacle: vigueur et grâce.» (photo Sylvain Meillasson)

«Mais l’auto nous vaut ces odieuses bâtisses, ces fanions, ces panneaux criards, ces parkings où s’encaquent les machines…» (photo Daniel Mange)

L’économie anarchisante et la conjoncture donnent des ailes à ces messieurs. C’est à ces messieurs que nous devons l’ahurissant enlaidissement de notre espace.

Or cette laideur nous assassine. Nous sommes asphyxiés tranquillement et personne ne pipe. Je ne discute pas de nos oreilles vouées à supporter un Chamossaire de sottises abracadabrantes, de notre sang qu’on bourre de déchets de benzine. Mais nos yeux! Nos malheureux quinquets injuriés! Je veux faire la liste des objets industriels qui sont beaux dans un paysage: les barrages sont beaux, les pylônes, les lignes à haute tension, les réseaux de fils sont beaux particulièrement dans les pâturages et au-dessus des forêts de sapins où ils sont une autre sauvagerie brillante, puissante, sur la sauvagerie originelle; les trains, les locomotives, les grands aqueducs ferroviaires, les avions sont beaux et généralement les aérogares et les gares, même les plus neuves, à cause de l’uniformité des appareils, des rails, des aiguillages, qui contraste avec la variété curieuse et attirante des bâtiments; les ensembles de verre, de ciment, d’aluminium sont beaux quand ils sont rassemblés et cohérents; et je pense que tout objet, tout ensemble utile seraient beaux qui seraient construits ou voulus par rapport au paysage, à la nature exacte du lieu. Horreur, on est loin du compte, et les maisons neuves, les restaurations, les rénovations sont le plus souvent des falsifications grossières et déprimantes.

«Je veux faire la liste des objets industriels qui sont beaux dans un paysage: les barrages sont beaux, les pylônes, les lignes à haute tension, les réseaux de fils sont beaux particulièrement dans les pâturages et au-dessus des forêts de sapins où ils sont une autre sauvagerie brillante, puissante, sur la sauvagerie originelle;» (photo Daniel Mange)

«les trains, les locomotives, les grands aqueducs ferroviaires, les avions sont beaux et généralement les aérogares et les gares, même les plus neuves, à cause de l’uniformité des appareils, des rails, des aiguillages, qui contraste avec la variété curieuse et attirante des bâtiments;» (photo Jean Vernet)

Cette laideur tue. Notre oeil supporte mal les nouvelles matières, et surtout quand leur couleur ou leur surface insulte la nature des choses. Le dissymétrique, l’irrégulier, l’erreur, l’infini appartiennent à la nature. Notre oeil les fait siens aussitôt et la beauté de ces erreurs-là nous enchante. Le plastique, le vinyl, les résines synthétiques nous imposent au contraire des régularités, des nettetés, des coloris artificiels qui nous sont salement contraires.

Je me défends contre cette agression perpétuelle. C’est une fatigue, bientôt un travail harassant. Même quand je n’y pense pas avec netteté, mon oeil, mes sens, mon intelligence refusent ces laideurs, luttent, s’insurgent, et ce perpétuel état de guerre en épuise de plus vigoureux. Serait-il plus simple d’accepter le monde tel qu’il est, de s’ouvrir sans plus attendre à ses formes, ses matières nouvelles? Je vois que cette réconciliation est impossible: je refuse d’accueillir ce qui gâte le coeur le plus exact des êtres. C’est une question de vie ou de mort. Rien ne nous sauvera que notre refus sec et sonnant à cet avilissement quotidien. L’esprit méditerranéen s’accorde mieux que le nôtre aux métamorphoses, aux substitutions. On a appelé une partie de la côte lémanique la Riviera vaudoise. A qui voulons-nous vendre notre rivage? A quoi vouons-nous ce pays?

Messieurs les Ingénieurs, Messieurs les Architectes et vous Messieurs les Chimistes, les prospecteurs de l’avenir, vous nous parlez de pollution de l’eau et de l’air, et vous tenterez de lutter contre l’envahissement de notre espace par les déchets, les retombées, les reliefs de toute sorte qui nous asphyxient. De grâce, n’oubliez pas nos yeux, n’oubliez pas notre coeur! II y a l’empoisonnement de la vue, l’assassinat du cœur par la laideur. Rappelez-vous le paysage, l’arbre, l’animal, et notre vie possible au milieu de ces saintetés.»

J. C.

 «Rappelez-vous le paysage, l’arbre, l’animal, et notre vie possible au milieu de ces saintetés.» (photo Gustave Roud, extraite du Temps du 13 juillet 2019/Fonds photographique Gustave Roud/Subilia, BCUL, AAGR)

Vous trouverez plus de détails sur la commémoration des dix ans de la mort de Jacques Chessex sur le site www.jacqueschessex.ch

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Du puy de Dôme au Lausanne-Echallens: d’étranges connexions

En France, le transport ferroviaire régional cherche un nouveau souffle: les réussites méritent donc toute notre attention. Le Panoramique des Dômes est un fleuron du tourisme auvergnat, et une escale s’impose au pied du volcan qui domine Clermont-Ferrand. Les Autorités n’ont pas lésiné pour cette réhabilitation exemplaire, où le trafic routier a été éradiqué au profit d’un train à crémaillère électrique dernier cri, reliant Orcines jusqu’au sommet du puy de Dôme.

Où le rail central remplace la crémaillère
L’histoire du chemin de fer du puy de Dôme n’est pas un long fleuve tranquille. Sous la houlette d’un grand constructeur français  –Jean Claret, père du premier tramway électrique de France, à Clermont-Ferrand– le projet démarre avec une innovation risquée, le remplacement de la crémaillère au profit d’un rail central surélevé; sur celui-ci appuient de part et d’autre deux roues horizontales, exerçant successivement des efforts de traction ou de freinage (Fig. 1). Cette action dans le plan horizontal se rajoute à celle des trois paires d’essieux classiques de la machine à vapeur. Le dispositif original, dû à l’ingénieur anglais John Barraclough Fell, est testé sur le chemin de fer du Mont-Cenis dès 1868 ; il sera adapté aux locomotives du puy de Dôme par l’ajout d’une commande pneumatique inventée par un autre ingénieur, Jules Hanscotte: l’objectif est ici d’assurer une vitesse plus élevée qu’un système à crémaillère équivalent.

Fig. 1 Vue en coupe d’une machine à vapeur munie du système à rail central de Jules Hanscotte (tirée de la plaquette «La fabuleuse histoire du train du puy de Dôme», numéro hors-série de La montagne, mai 2012, Clermont-Ferrand).

Succès, suspension, renaissance et déclin
Inauguré le 27 avril 1907, le chemin de fer relie la place Lamartine, en plein centre de Clermont-Ferrand, au sommet du puy de Dôme. Malgré un succès sans nuage, la Grande Guerre suspendra l’exploitation dès 1914; pire encore, les machines à vapeur, curieusement cuirassées, seront déplacées sur le front en février 1918. Il faudra attendre cinq ans pour redémarrer l’exploitation originelle, stoppée déjà en automne 1925 au profit du trafic automobile: une route à péage chassera la voie ferrée…

Une résurrection modèle
Le dispositif actuel est exemplaire: réduite à son tronçon de montagne, depuis Orcines, la voie moderne a été électrifiée et équipée d’une crémaillère Strub; elle accueille dès mai 2013 les rames panoramiques construites par le fabricant suisse Stadler (Fig. 4). Horaire cadencé (en été, départ toutes les 20 minutes de 9h00 à 21h00), gares généreuses aux deux extrémités offrant toutes les commodités, y compris l’accès aux personnes à mobilité réduite, très vaste zone de parcage autour de la station de plaine, assurant une parfaite complémentarité entre trafic privé et transport public. Difficile de trouver un défaut à cette réalisation, hormis peut-être la poursuite de la ligne de montagne jusqu’au centre de Clermont-Ferrand, voire à sa gare, pour assurer la continuité du trajet.

Le système Fell: du Mont-Cenis au Lausanne-Echallens
Le système de rail central Fell, concurrent de la crémaillère et ancêtre du système Hanscotte, eut son heure de gloire dès 1868, lors du percement du tunnel de base du Mont-Cenis, destiné à relier la France (Modane) à l’Italie (Bardonèche). Au vu des incertitudes sur la durée de ce percement, l’empereur Napoléon III donne l’ordre de relier les deux pays par une ligne de montagne provisoire de 77 km, entre les gares de Saint-Michel-de-Maurienne (France) et de Suse (Italie), via le col du Mont-Cenis; la voie, à écartement de 1100 mm, sera dotée du fameux rail central (Fig. 2). Piqués au vif par cette concurrence inattendue, les mineurs redoublent d’effort tandis que les ingénieurs introduisent une perforatrice pneumatique: le tunnel de base sera achevé en 1871, déclassant prématurément le chemin de fer provisoire. Celui-ci va tenter de brader son matériel roulant et son infrastructure. La compagnie Lausanne-Echallens (LE), en Pays de Vaud, qui va démarrer son exploitation en 1873, est à l’affût d’une bonne affaire: elle achètera  donc locomotives, voitures, fourgons, wagons et rails. Non sans quelques difficultés: l’écartement originel de 1100 mm doit être ramené au standard suisse de 1000 mm, le système Fell de roues horizontales démonté, les locomotives, très poussives, auront une durée de vie éclair, les rails et plaques tournantes –dans un piteux état– devront être péniblement remis en forme…

Fig. 2  Convoi du chemin de fer du Mont-Cenis (1868-1871), locomotive à vapeur selon système à rail central Fell (selon photo et documentation Wikipédia).

Un des ultimes vestiges du chemin de fer Fell du Mont-Cenis reste la voiture à voyageurs de seconde classe B 5: construite en 1868 par Chevallier et Cheilus, à Paris, elle sera rachetée en 1873 par le Lausanne-Echallens qui la vend en 1917 à un particulier de Saint-Cierges… comme cabane de jardin! Taraudée par les remords, la compagnie Lausanne-Echallens-Bercher (LEB) la récupère et la révise en 1981, puis la cède en 2016 au chemin de fer-musée Blonay-Chamby pour une restauration à l’identique (Fig. 3).

 

Fig. 3 Voiture B 5 du Lausanne-Echallens (LE), rachetée en 1873 au chemin de fer du Mont-Cenis, puis restaurée à l’identique par le chemin de fer-musée Blonay-Chamby (photographie et documentation Blonay-Chamby).

La résurrection du chemin de fer du puy de Dôme se conclut comme la modernisation du Lausanne-Echallens-Bercher: dans les deux cas, les somptueuses rames de Stadler (Fig. 4) vont annoncer urbi et orbi le renouveau ferroviaire!

Et si les imprévus de la cadence au quart d’heure du LEB vont jusqu’à inquiéter le Conseil d’Etat vaudois, il faut les mettre en perspective: à côté des locomotives vouées à la ferraille et des rails pourris hérités du chemin de fer du Mont-Cenis, les soucis d’aujourd’hui –deux agents malades et un logiciel défaillant– sont presque une bagatelle…

Daniel Mange, 1 septembre 2019

Fig. 4 En haut, automotrice à crémaillère Beh2/6 Stadler du Panoramique des Dômes, livrée en 2012 à 4 exemplaires (photo blog d’Hunza). En bas, automotrice RBe4/8 du Lausanne-Echallens-Bercher, livrée en 2010 à 6 exemplaires (No 41-46) et en 2017 à 4 exemplaires supplémentaires (No 47-50)(photo Abaddon1337).

 

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Péripéties du TGV Lyria: voir un train plus loin

La disparition programmée d’une liaison TGV de Lausanne à Paris via Vallorbe (départ à 6h23 de Lausanne) a secoué tout le landernau vaudois, et bien au-delà(1)(2)(3)(4). Dans l’urgence climatique d’aujourd’hui, le retour en force du chemin de fer est un leitmotiv: supprimer un train est indécent. Sans reprendre les justifications de la compagnie Lyria, largement diffusées par la presse(5)(6)(7), il est temps de réexaminer les relations TGV franco-suisses dans une perspective à long terme.

La voie royale: le TGV Léman Mont-Blanc
La première ligne ferroviaire française à grande vitesse relie dès 1981 Paris à Lyon; cette artère majeure, prolongée aujourd’hui vers le sud (Marseille, Montpellier), vers l’ouest (Bordeaux, Rennes), vers le nord (Lille, Londres, Bruxelles) et vers l’est (Strasbourg), est l’axe déterminant pour arrimer la Suisse à une grande partie de l’Europe. Cette vision a guidé un directeur du bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel, Jean-Marc Juge. Dès 1988 celui-ci réalise à compte d’auteur un projet de ligne nouvelle entre Mâcon, sur l’axe TGV Paris–Lyon, et Genève, profitant de la faille géologique de la cluse de Nantua, orientée favorablement d’ouest en est (Fig. 1); c’est le projet du TGV Léman Mont-Blanc(8), porté dès les années 90 par un consortium franco-suisse constitué de deux banques (Société de banque suisse et Banque nationale de Paris) et de deux bureaux d’ingénieurs (Bonnard & Gardel et Systra).

Fig. 1 Projet du TGV Léman Mont-Blanc: ligne à grande vitesse Mâcon–Bourg-en-Bresse–Genève via la cluse de Nantua(8).

La République et Canton de Genève y apporte son soutien total, comme le démontre la plaquette «TGV Léman Mont-Blanc. La solution directe»(9), éditée en 1996. La vision européenne est omniprésente, avec des temps de parcours depuis Genève de 4h00 pour Barcelone, 2h15 pour Paris, et 4h25 pour Londres (Fig. 2). Des divergences au niveau français ont cassé le rêve: Bernard Bosson, maire d’Annecy, devenu ministre français des Transports, affiche sa priorité absolue à une direttissima Genève–Annecy–Chambéry couplée à la ligne à grande vitesse Lyon–Chambéry–Turin, et confirme en mai 1993 que la France ne déboursera pas un centime pour le TGV Léman Mont-Blanc. Malgré ces péripéties politiques, la réalisation du rêve reste toujours d’une brûlante actualité.

Fig. 2 Les perspectives européennes offertes par le TGV Léman Mont-Blanc(9).

La piste jurassienne, indissociable du TGV Rhin-Rhône
L’accès à la France via Vallorbe est plus scabreux que la géographie unique de la cluse de Nantua; la ligne Vallorbe–Frasne–Dole doit faire face frontalement à la chaîne jurassienne. Inutile de chercher à gagner du temps sur ce tronçon, c’est au-delà qu’il faut résoudre le problème, et la solution passe par le TGV Rhin-Rhône(8). Initialement, le projet complet se résumait à une étoile à trois branches (Fig. 3): branche Est (Dijon TGV–Mulhouse), branche Ouest (Montbard–Dijon TGV, Montbard constituant le départ de la jonction avec l’axe TGV historique de Lyon à Paris) et branche Sud (Dijon TGV–Lyon). Le raccordement de l’axe jurassien Vallorbe–Frasne–Dole avec la branche Est, à la hauteur de Villers-les-Pots, permettrait un gain de temps substantiel sur le trajet actuel Lausanne–Paris, de 3h40 selon le meilleur horaire actuel. Le conditionnel s’impose ici, car la branche Est du TGV Rhin-Rhône se termine aujourd’hui à la sortie ouest de Besançon TGV, à Villers-les-Pots précisément, et la branche Ouest est encore à l’état de projet.

Fig. 3 L’étoile à trois branches du TGV Rhin-Rhône: branche Est (Dijon TGV–Mulhouse), branche Ouest (Montbard–Dijon TGV) et branche Sud (Dijon TGV–Lyon)(8); actuellement, seule la partie centrale de la  branche Est est réalisée, de Villers-les-Pots, à l’ouest de Besançon TGV, jusqu’à Petit-Croix, à l’est de Belfort TGV.

La Suisse occidentale doit se réveiller
Les deux axes majeurs de la Suisse occidentale vers la France sont donc ceux de Genève à Mâcon (le TGV Léman Mont-Blanc) et de Vallorbe à Dijon/Montbard, via les branches Est et Ouest du TGV Rhin-Rhône.

Le cadre institutionnel est déjà en place: c’est la «Convention entre le Conseil fédéral suisse et le Gouvernement de la République française relative au raccordement de la Suisse au réseau ferré français, notamment aux liaisons à grande vitesse» (10), conclue en 1999 et entrée en vigueur en 2003; il faudra tout de même prendre garde à la faire perdurer, son échéance étant arrêtée au 31 décembre 2020. Pour les relations entre la Suisse occidentale et la France, la Convention met l’accent sur les deux axes Genève–Paris via Mâcon et Lausanne–Paris via Vallorbe et Dijon, en précisant (selon l’Annexe 1) les performances attendues:

  • 2h30 entre Genève et Paris, ce qui implique l’aménagement d’une ligne à grande vitesse équivalente à celle du projet Léman Mont-Blanc (durée de 2h15).
  • 3h00 entre Lausanne et Paris, ce qui sous-entend l’aménagement des branches Est (de Villers-les-Pots jusqu’à Dijon TGV) et Ouest (de Dijon TGV à Montbard) du TGV Rhin-Rhône.

La stratégie de financement de ces deux axes est très différente. Le TGV Léman Mont-Blanc est avant tout un projet suisse, conçu et planifié pour relier Genève à Paris; son financement, estimé par le bureau Bonnard & Gardel à 2,7 milliards de CHF (valeur 1992), pourrait être entièrement pris en charge par notre pays. A l’image du consortium qui avait piloté le projet initial, il serait heureux de ressusciter le quatuor de banques et de bureaux d’ingénieurs pour relancer la ligne nouvelle Genève–Mâcon dans un cadre économique minimisant le recours au financement public.

L’aménagement des deux branches Est et Ouest du TGV Rhin-Rhône constitue un projet essentiellement français. En rappelant les aides financières apportées par la Confédération pour la réalisation de tronçons hors de nos frontières (110 millions d’euros pour la réhabilitation de la ligne des Carpates, entre Bellegarde et Bourg-en-Bresse, 100 millions de CHF pour l’aménagement de la branche Est du TGV Rhin-Rhône), une nouvelle contribution financière suisse pourrait accélérer les extensions de l’actuel TGV Rhin-Rhône, et plus précisément ses branches Est et Ouest.

Pour les deux projets de Genève–Paris via Mâcon et Lausanne–Paris via Vallorbe, aucun montant financier n’est, à notre connaissance du moins, planifié ni en France, ni en Suisse. Sur le plan suisse, les fonds actuels pourraient éventuellement prendre en charge les montants suivants(11):

  • le projet Raccordement aux lignes à grande vitesse (R-LGV), d’un montant initial de 1,09 milliard de CHF, va se terminer en 2021 avec un solde estimé aujourd’hui à 87 millions de CHF, sans affectation précise à ce jour.
  • Le projet ZEB (zukünftige Entwicklung der Bahninfrastruktur), d’un montant de 5,4 milliards, se terminera vers 2028 avec un solde estimé à 414 millions.
  • L’étape d’aménagement 2025 du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire), d’un montant de 6,4 milliards et s’achevant vers 2033, comporte un solde estimé à 219 millions.
  • L’étape d’aménagement 2025-2035 du PRODES vient d’être approuvée par le Parlement. Elle ne comporte aucun projet en rapport avec les relations TGV de la Suisse occidentale vers la France; sur son montant de 12,9 milliards et sa durée de 10 ans, il n’est pas exclu d’imaginer des rocades avec des projets planifiés aujourd’hui, mais renvoyés à plus tard ou revus à la baisse.

Du «flygskam» au «tagskryt»
Avec une ligne à grande vitesse de Genève à Lausanne (20 minutes de trajet) puis de Lausanne à Berne (30 minutes), les voyageurs pourraient rallier Paris en 2h15 depuis Genève, 2h35 depuis Lausanne et 3h05 depuis Berne. Grâce au contournement TGV de Paris, Londres serait atteinte en 4h25 depuis Genève, 4h45 depuis Lausanne et 5h15 depuis Berne, des durées compétitives avec celles de l’avion pour un déplacement de centre à centre.

En résumé, relançons le TGV Léman Mont-Blanc, et achevons le TGV Rhin-Rhône: la Suisse occidentale sera alors véritablement au cœur de l’Europe ferroviaire à grande vitesse. La honte de prendre l’avion, «flygskam», fera alors place au «tagskryt», la fierté de rouler en train!

Daniel Mange, 1 août 2019

 

Références

(1) R. Bournoud, Le Canton demande que le TGV passe par Vallorbe, 24 heures, 30 mars 2019, p. 4.

(2) Communiqué de presse du Comité de suivi du Lyria, Région Bourgogne-Franche-Comté, Canton de Vaud, 12 avril 2019.

(3) R. Bournoud, Trente ans de lutte pour le TGV via Vallorbe, 24 heures, 10 mai 2019, p. 5.

(4) M. Béguelin, Liaisons TGV France–Suisse: deux concepts s’affrontent, Domaine public, No 2246, 27 mai 2019, pp. 4-7.

(5) R. Bournoud, «Lausanne va bénéficier de notre nouvelle offre», 24 heures, 18 avril 2019, p. 3.

(6) B. Wuthrich, Berne arbitrera le litige autour de TGV Lyria, Le Temps, 18 mai 2019, p. 6.

(7) C. Abdessemed, «Le TGV va faire un effort considérable pour les Vaudois», Lausanne Cités, 22 mai 2019, p. 3.

(8) D. Mange et al., Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

(9) TGV Léman Mont-Blanc. La solution directe, République et canton de Genève, Genève, 1996.

 (10) Convention entre le Conseil fédéral suisse et le Gouvernement de la République française relative au raccordement de la Suisse au réseau ferré français, notamment aux liaisons à grande vitesse, conclue le 5 novembre 1999, approuvée par l’Assemblée fédérale le 19 mars 2001, entrée en vigueur le 28 mars 2003, état au 17 février 2004.

(11) Programmes d’aménagement ferroviaire. Fonds d’infrastructure ferroviaire (FIF), Office fédéral des transports, Confédération suisse, Berne, 31 décembre 2018.

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