Cinq disruptions blockchain : 4/ L’argent social

En privilégiant la décentralisation (au détriment des grosses plate-formes centralisées) et en autorisant les vrais micro-paiements (qui n’étaient possibles avec aucune autre solution de paiement), blockchains et crypto-monnaies favorisent une nouvelle transversalité. Les internautes se récompensent et se rémunèrent entre eux.

Social Money

Il existe aujourd’hui une bonne vingtaine de réseaux sociaux entièrement bâtis sur des blockchains et des crypto-monnaies, comme Steemit, Hive, Sapien, Cent ou Minds. Le principe y est toujours le même : publier, partager, réagir ou interagir est récompensé en tokens ou crypto-monnaies. Si certains sont encore en devenir (comme Voice, lancé début juillet sur la blockchain EOSIO), d’autres sont déjà populaires. Steemit est dans le Top 10 des applications décentralisées (dApps) les plus actives, toutes catégories confondues, tandis que Minds revendique aujourd’hui 3 millions d’utilisateurs.

On voit également apparaître une pléiade de messageries incorporant des porte-monnaie cryptos, tandis que des bots, sur Twitter ou Telegram notamment, permettent aux utilisateurs de s’envoyer facilement de petites sommes en crypto-monnaies. Il en va de même des sites de critiques (reviews), comme Revain dans le domaine des cryptos ou SynchroLife pour les restaurants, où les avis jugés les plus pertinents sont récompensés en tokens.

Les acteurs historiques ont relevé la tendance. Si l’avenir du projet Libra, initié par Facebook, est toujours incertain, d’autres gros acteurs des réseaux sociaux ont pris de l’avance.

Kik, l’une des plus anciennes messageries mobiles (300 millions d’utilisateurs) a lancé son token Kin en 2018. Les utilisateurs peuvent en accumuler au fil de leurs interactions, et les dépenser dans l’appli (ou l’échanger contre toute autre crypto-monnaie). Près de 23 millions d’utilisateurs ont déjà utilisé Kin pour des achats. Autre exemple, en mai 2020, Reddit, l’un des plus anciens et des plus gros forums du Web (plus de 400 millions d’utilisateurs actifs mensuels, 6e site le plus visité aux Etats-Unis), commençait à explorer les crypto-monnaies pour récompenser l’engagement de ses membres. Dans certains des sous-groupes de discussion, commentaires, votes et partages se transforment en tokens Ethereum.

Monnaies personnelles

Le point d’orgue de cette logique est la possibilité nouvelle (et édifiante) pour les citoyens de créer leur propre monnaie. Sur PersonalTokens ou via l’appli Roll, par exemple, tout internaute peut facilement créer un token Ethereum à son nom (j’ai d’ailleurs créé récemment ma propre monnaie, le token $CYRIL).

Roll explique ainsi fournir “une infrastructure blockchain pour l’argent social”. Chacun peut y lancer son token, permettant “de posséder, contrôler et coordonner la valeur créée par un individu sur les différentes plates-formes en ligne”.

Cette possibilité demeure marginale aujourd’hui, mais elle est suffisamment inédite pour interpeller. Certes, tout le monde ne créera pas sa monnaie. Mais l’idée pourrait séduire consultants, auteurs, artistes, influenceurs et autres travailleurs freelance (ainsi que leurs clients, admirateurs, supporters) qui pourront tirer parti d’une nouvelle forme de distribution de valeur.

Une nouvelle socialité financière ?

Si la disruption entraînée par tous ces mécanismes nouveaux reste à mesurer, on peut en esquisser quelques-unes des conséquences prévisibles.

D’abord, la décentralisation à base de blockchain conduit à transformer la logique des réseaux sociaux. Il ne s’agit plus d’exploiter les données personnelles des utilisateurs pour en dégager des profits, mais de revenir à l’idée première de réseau social : des individus connectés entre eux.

Cela impacte l’organisation (et la nature) même de ces réseaux décentralisés, qui ne font plus que fournir une infrastructure technique. Ce sont les utilisateurs qui font le reste — et décident, collectivement, qui en tire profit. Aucun des réseaux sociaux sur blockchain n’affiche donc de publicité – mais tous incluent un porte-monnaie personnel. Celles et ceux qui apportent de la valeur ajoutée à la communauté sont récompensés – par les membres de la communauté eux-mêmes. On s’affranchit du modèle publicitaire dominant, et l’on déplace la création de valeur.

Pour l’utilisateur, il est trop tôt pour estimer l’impact financier. Mais on peut penser qu’il pourrait y avoir là une source de revenus complémentaires, au moins dans les pays à bas revenus. Etre actif sur un réseau social, participer activement, s’engager pour faire vivre une communauté, ou chercher à développer sa monnaie personnelle pourrait devenir une fin en soi, voire un travail rémunéré. Et cette rémunération ne provient pas d’un “employeur” ou d’un donneur d’ordres mais, de façon informelle, de la collectivité.

Enfin, la plus importante des transformations tient peut-être à la signification que revêt cette circulation nouvelle de flux financiers entre personnes. Le “like” a désormais une “vraie” valeur, sonnante et trébuchante, et parfois un coût – ce qui le rend autrement plus signifiant.

A minima, on peut penser qu’encourager quelqu’un ne se fera plus en paroles, mais en tokens. La logique de crowdfunding, jusqu’alors réservée aux entreprises désireuses de financer leurs projets, se transpose ainsi aux personnes elles-mêmes. Soutenir une initiative personnelle, être d’accord, partager, recommander ou réseautter se décline désormais en crypto-monnaies et se transforme en échanges financiers.

Plus globalement, on assiste peut-être là à une profonde évolution de la logique monétaire. Notre monde était jusqu’alors basé sur quelques dizaines de monnaies (créées et gérées par des banques et des gouvernements). Bitcoin a initié une révolution, conduisant à l’émergence de milliers de crypto-monnaies (créées via des initiatives privées et gérées par des protocoles mathématiques et informatiques). La logique s’élargit encore et pourrait conduire à un monde où coexistent des centaines de milliers de monnaies différentes, créés par des individus et évoluant au fil d’interactions sociales avec leurs clients et supporters.

Toujours est-il qu’à l’heure des crypto-monnaies se développe une nouvelle “socialité financière”.

(Ce billet fait partie d’une série où je détaille cinq des principales transformations induites par blockchains et crypto-monnaies. Précédents : 1/ La finance décentralisée ; 2/ Une transparence nouvelle ; 3/ La tokénisation de tout)

Cyril Fiévet

Cyril Fiévet est journaliste et auteur et couvre depuis 20 ans les technologies de pointe et les usages du numérique. Il a découvert Bitcoin en 2012 et écrit sur les blockchains et crypto-monnaies depuis 2014. Site personnel - Blog "Comprendre Bitcoin" - Twitter @cfievet

2 réponses à “Cinq disruptions blockchain : 4/ L’argent social

  1. si chacun s’amuse à créer ses propres tokens ou sa crypto monnaie, c’est sur que ça simplifier nos transactions !!! retour au bon vieux troc : tu me refiles tes deux tokens contre un des miens …

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