Vous avez dit «dématérialisation»? Diagnostic d’une panne culturelle

Soupir. Un article du Temps, par ailleurs probant, associe une fois encore la culture digitale et le cloud à la dématérialisation: «Pour les «digital natives», la voiture n’est plus synonyme de liberté et dans leur Cloud les suivent, aux quatre coins du monde, leurs objets dématérialisés» (Aïna Skjellaug, 25.06.16). Cette association est si courante, si envahissante, qu’elle n’est plus un refrain, mais une rengaine usée.

© CC BY 2.0: auteur: Yoichi Ochiai / University of Tsukuba, DNG
© CC BY 2.0: auteur: Yoichi Ochiai / University of Tsukuba, DNG

Les meilleurs s’y vouent: l’Ecole Nationale des Chartres offre une formation continue intitulée «Dématérialisation et fiabilité numérique», liant cette impression de sortie de la matérialité à un sentiment de défiance. Du côté des universités suisses, on a fait une étude sur la «dématérialisation des diplômes» (2014) – entendez leur numérisation – qui elle-même s’appuie sur une évaluation juridique intitulée «Dématérialisation et archivage probant. Des documents électroniques dans le contexte juridique suisse» (2011). Et même la jeune association francophone en Humanités Digitales, Humanistica, estime que son assemblée 2016, qui a regroupé des membres principalement présents online, a fait une «expérience originale de dématérialisation»!

Pendant pas mal de temps, j’ai usé moi aussi de ce vocable, et à voir ce raz-de-marée «dématérialisant», il est peut-être totalement illusoire de vouloir attirer l’attention sur ce que les anglo-saxons qualifieraient si adéquatement de misconception, un «concevoir fallacieux». En effet, rien ne nous assigne plus à la résidence du matériel que la digitalité: qui ne s’est pas escrimé à faire mettre ses données sur un site? qui n’a pas constaté que c’est le jour où on est inscrit dans le système informatique qu’on est entré dans l’entreprise? et que dire des études biologiques qui commencent à montrer que l’usage du smartphone interagit avec notre cerveau, pour le meilleur ou le pire ? Sans oublier, bien sûr, l’impact écologique de ce beau monde numérique.

Câble, carbonne, électricité: c’est en fait une hyper-matérialité que nous fuyons à chaque fois que nous la qualifions de «dématérialisée». Tel ce cloud qui de manière paradoxale nous fait situer au ciel ce qui conditionne si drastiquement notre vie terrestre. Osons un diagnostic: nous faisons ici l’expérience d’une panne culturelle. D’une impossibilité à voir et à penser cette matérialité différente dans laquelle nous baignons désormais. Où on peut même toucher des images, des hologrammes.

Cette panne culturelle va sans doute encore durer, d’ici qu’on arrive à la reconnaître et à l’apprivoiser. L’un de ses ressorts importants me paraît être la provocation faite à nos corps mêmes par les nouvelles technologies. S’il est encore charmant de pouvoir toucher du bout du doigt une fée en hologramme, «nous nous bouchons les oreilles et nous nous voilons les yeux», comme chantait Brel, lorsqu’il s’agit de faire face à cette nouvelle matérialité en cours de réalisation: le projet du génome humain synthétique. Sortir de la panne culturelle cristallisée par le terme de «dématérialisation» impliquera de faire face à cette matérialité synthétique qui projette de s’inviter coeur même de notre code humain. Un nouveau chapitre s’ouvre: «Des matérialisations».

 

En complément, à lire/écouter/parcourir, un eTalk: Claire Clivaz, «Mais où est le corps? L’Homme augmenté comme lieu des Humanities Digitales», dans Philippe Bornet, Claire Clivaz, Nicole Durisch Gauthier et Étienne Honoré (éd.), L’Homme Augmenté, Lausanne: VITAL-DH/Swiss Institute of Bioinformatics, 2015, http://etalk2.vital-it.ch/?dir=Clivaz; 34min13

Vidéo de démonstration d’un eTalk (2min27).

Le Temps de Lausanne

Place de la Palud ©cclivaz

Faut-il un jour d’avril ensoleillé repasser par la place lausannoise de la Palud, et puis voir l’horloge interpellant les passants pour avoir l’impression que «l’esprit ne meurt pas», comme le chantait le poète local Gilles. Fragrances d’enfance: il fallait tirer sur la main de l’adulte à temps pour ne rater le passage des petits personnages à l’horloge de la Palud, à l’heure pile!

©cclivaz

Pourtant, sur un rayon de librairie, devant les volumes alignés de Jacques Chessex, la théologienne que je suis ne peut s’empêcher de percevoir l’ère du changement: quel est l’écrivain du cru qui pourrait encore choisir autant de titres à références bibliques pour ses romans, sans craindre d’être incompris. Ou qui seulement aurait l’idée de les employer: «Jonas», «Le Désir de Dieu», «L’économie du Ciel», «L’Eternel sentit une odeur agréable»… Impressionnant à les lire à la suite.

Sur les ondes de la 1ère, un journaliste rappelait le matin même ces mots de Gilles, toujours: «Lausanne, une belle paysanne qui a fait ses humanités». Aussitôt je me mets en quête de la référence, déformation académique oblige, pour constater que la liste de tous les vertiges, Google, nous montre qu’on attribue ces mots tantôt à Gilles, tantôt à Ramuz: la mémoire locale les embrasse d’un même souvenir heureux. Impossible de trouver le texte en ligne, mais heureusement Youtube nous livre les accords d’une chanson tout autant enjouée qu’oubliée, «Lausanne»: écoutez-la!

Le chant se conclut ainsi: «Le marché sur la Riponne, puis l’Université, et puis la cloche qui sonne, voilà notre cité. Car le charme de Lausanne, c’est qu’elle est en vérité, une belle paysanne qui fait ses humanités. Sonne donc, pour l’école le grand branle-bas … mais l’esprit ne meurt pas». Parler des «humanités», par-delà les sciences humaines, est revenu aujourd’hui à la mode via les «humanités digitales», que j’aurai l’occasion de commenter sur ce blog. Des humanités à faire, donc, au rythme d’une ville qui change quand bien même l’esprit demeure.

L’adage de «Lausanne la belle paysanne» avait notamment été utilisé en 1964, par le syndic de Montreux d’alors, R. Juri, lors de son allocution de bienvenue dans la cérémonie d’ouverture de l’Assemblée générale de la Confédération européenne de l’agriculture, la CEA (p. 11): «On prétend même que tout Vaudois, quelle que soit sa profession actuelle, a des attaches plus ou moins lointaines avec la terre. Le membre vaudois de notre gouvernement fédéral est un ancien viticulteur. Quant à la ville de Lausanne, chef-lieu de notre canton et siège de l’Exposition nationale, elle a été définie par un poète et homme d’esprit comme “une belle paysanne qui a fait ses humanités”. C’est dire que les problèmes que vous allez débattre à l’échelon européen sont aussi nos problèmes. Nous savons que de leur solution dépend, dans une large mesure, l’évolution future d’un pays tel que le nôtre».

Qu’est-ce qui a changé de fait? Il suffit, dans ces phrases, de remplacer l’allusion au conseiller fédéral Paul Chaudet à Guy Parmelin, et R. Juri par Laurent Wehrli, et le tour est joué, car la phrase conclusive sur notre lien à l’Europe vaut exactement à l’identique en 2016. A l’heure des humanités à faire, à refaire, c’est le moment favorable pour Lausanne, dans sa capacité à innover et à faire durer, elle dont la «main gauche tient la vigne, la main du coeur». Depuis une année, signe des temps, le Temps est à Lausanne: c’est le temps de Lausanne!