L’imposition individuelle : accorder de l’attention au temps long

C’est un blog à contre-temps, ou plutôt à contre-rythme. Tout invite à l’urgence en ce début novembre, où la nuit d’Halloween fut bien agitée dans plusieurs villes d’Europe. Confinement, angoisse économique, déboires internes de la RTS et élections américaines : nous débordons d’urgences urgentes. A mon sens, dans un tel emballement, il devient prioritaire d’accorder de l’attention à ce qui se déroule sur le temps long : c’est au moins aussi efficace qu’un cours de yoga pour habiter le réel tumultueux.

Le temps long, c’est par exemple la motion déposée le 17 juin 2019 par Christa Markwalder, rappelant la motion déposée en 2004 déjà par le groupe libéral-radical et acceptée alors par les deux chambres : “Passage à l’imposition individuelle”. Elle demandait que “le Conseil fédéral [soit] chargé de présenter aux chambres, dans les meilleurs délais, un projet de loi qui, ayant reçu l’aval des cantons, prévoira l’abandon de l’imposition des couples et des familles et la remplacera par l’imposition individuelle, quel que soit l’état civil du contribuable”. Nos institutions politiques ont leur vision toute personnelle des “meilleurs délais” : par beau temps, rien ne presse, en règle générale, d’avancer sur les changements de société. De l’assurance maternité au mariage pour tous, nous avons l’habitude d’aller à pas lents.

La motion de Christa Markwalder n’ayant toujours pas été traitée à l’orée de l’automne, les femmes du parti ont toutefois sorti le grand jeu et annonçaient le 10 octobre le lancement d’une initiative sur ce sujet. L’illustration choisie par la Neue Zürcher Zeitung montre une mariée qui pour une fois semble avoir toutes les raisons de sourire. Le lendemain, c’était au tour de Johanna Gapany de donner avec enthousiasme la réplique au PDC Charles Juillard dans l’émission Forum de la RTS : à écouter la joute rhétorique, on se rend compte qu’il y aura débat, et qu’il est grand temps de l’ouvrir, au nom du temps long nécessaire à expliciter les changements de société fondamentaux. Car c’est bien de cela dont il s’agit.

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Les fronts sont clairs : Charles Juillard fait tout pour garder le débat sous l’étendard de l’égalité entre couples mariés et dits “concubins” – mais diantre, comment se fait-il qu’on use encore de ce vocable dans le langage juridique – ! Or c’est la bataille d’avant-hier, celle qui faisait encore sens il y a une génération. Oui, l’imposition individuelle marque un véritable tournant de perception de la société, auquel il serait nécessaire de voir adhérer un large front politique. Les valeurs libérales et d’égalité s’y retrouvent en effet : comme le résume la motion Markwalder, “le passage à l’imposition individuelle permettrait quant à lui de tenir compte de toutes les formes de vie commune”. Ce résumé conclut le raisonnement imparable de la motion : “Un nouveau vote sur l’initiative populaire du PDC ‘Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage’ ne résoudrait pas l’un des principaux problèmes puisque cette initiative inscrirait dans la Constitution la définition suivante: ‘Le mariage est l’union durable et réglementée par la loi d’un homme et d’une femme’. Il faut garder à l’esprit qu’il y aura lieu, simultanément, de mettre en œuvre l’initiative parlementaire du groupe vert’libéral 13.486, ‘Mariage civil pour tous’, qui vise un but diamétralement opposé”.

Autrement dit, il y a solidarité de point de vue entre l’établissement complet de l’égalité entre femmes et hommes et l’établissement complet de l’égalité entre couples hétérosexuels et homosexuels : l’imposition individuelle en est une étape clé, à même de fédérer des valeurs de gauche et de droite, celles de l’égalité et de l’autonomie individuelle. Si le COVID-19 nous apprend quelque chose, c’est à nous concevoir chaque jour davantage comme des individus responsables, gérant leur distance à autrui et leurs risques, capables d’autonomie sans isolement. Cette vision plus horizontale et moins généalogique de la société se renforcera certainement dans les années à venir, sur fond de crise climatique. L’imposition individuelle, à cette aulne, apparaît simplement comme un geste de bon sens, qui reconnaît la société fondée désormais sur des consciences individuelles libres et égales, s’associant en couples comme geste second et non pas fondateur, et veillant à l’éducation de celles et ceux qui, devenus adultes, seront à leur tour ces individus composant le corps social.

Le congé paternité : le seul pas en avant européen du week-end ?

Ce 27 septembre aura été une véritable célébration de la démocratie en Suisse : il nous « tardait » de pouvoir à nouveau voter sur le plan fédéral, selon le terme usuel du parler vaudois. Dans tous les objets mis au vote, le soutien au congé paternité est une victoire sociale de très large ampleur, qui marque un véritable tournant dans l’égalité des genres et la perception des valeurs familiales.

Les femmes de ma génération ont en mémoire les débats ubuesques qui précédaient chacune des votations sur l’application de la loi sur le congé maternité, dont le principe avait pourtant été ancré le 25 novembre 1945 dans la Constitution Suisse, et qui entrera en vigueur finalement le 1er juillet 2005. Soixante ans pour une « naissance aux forceps », comme le qualifiait alors un article de Swissinfo. Que nos concitoyens aient pu, quinze ans plus tard, soutenir clairement le congé paternité démontre à quel point l’ambiance culturelle a évolué, bien que là aussi, notre pays ait pris son temps : les médias l’ont rappelé dès le lancement de l’initiative en 2016, la Suisse était le dernier pays européen à ne pas avoir ni congé paternité, ni possibilité de partager un congé parental. Le tournant sociologique est clair, et il est réjouissant de lire Valérie Piller Carrard annonçant la suite : « Début novembre, nous réunirons la gauche, les Vert’libéraux et les partis bourgeois s’ils le souhaitent pour aller de l’avant sur la proposition d’un congé parental ».

Mais c’est encore un autre regard que je porte en ce matin du 28 septembre 2020 sur cette votation : elle représente le seul vrai pas en avant du week-end sur notre positionnement européen. Il semble en effet difficile de porter une appréciation équivalente sur le vote politique qui a heureusement vu le rejet attendu de l’initiative dite de limitation. Ce qu’exprime lucidement Michel Guillaume, correspondant au Palais Fédéral : « Le scénario le plus probable est désormais celui du clash. La Suisse demande une renégociation que l’Europe refuse, à la suite de quoi le Conseil fédéral ou le parlement mettent un terme à l’exercice en cours. En aparté, plusieurs élus, dont certains très influents, évoquent cette piste ».

Auteur: Manavpreet Kaur; © CC BY-SA 4.0, wikicommons

Ce week-end, nous avons donc apparemment évité la mise en isolement économique, sociale et politique, mais nous n’avons certes pas encore fait de pas en avant sur notre relation à l’Europe. Philippe Nantermod avait absolument raison, hier après-midi, dans l’émission spéciale de la RTS qui avait lieu dès midi, de résumer les dix, voire les vingt ans, perdus dans la construction de notre lien à l’Europe à force de devoir mobiliser nos énergies pour contrer des objets proposés à votation. Il serait judicieux de prendre le temps de l’analyse détaillée de cette période, de reconnaître le potentiel « clash » à venir, et d’entrer en dialogue décidé avec les quelques 38% de nos concitoyens qui auraient adopté l’initiative dite de limitation.

Il en va au fond du besoin d’un congé paternité et maternité au lendemain du « non » helvète à l’abolition de la libre circulation. Car nous n’avons dans les mains ni plus ni moins qu’un nouveau-né démuni, une petite fille Europe, qui attend qu’on prenne soin d’elle et la nourrisse avec attention, et que nous fassions des choix éducatifs cohérents pour son bon développement. Tout (re)commence, et j’espère voir fleurir des initiatives à tous niveaux pour nous inviter au dialogue national sur le développement d’une relation harmonieuse à l’Europe, qui soit convaincante pour davantage que 61% d’entre nous.

Vivre un événement en ligne : à quel rythme ?

Nous voilà marqués sans doute pour des saisons par l’image de nos parlementaires sous plexiglas, se parlant dans les couloirs dûment masqués. Nous autres, de la foule des anonymes, nous nous contentons de nos réunions en ligne, valsant entre les différents outils qui, au total, opèrent de manière similaire. Mais l’affaire a une autre ampleur lorsqu’il s’agit de participer à une conférence en ligne : vivre un événement en ligne, est-ce le vivre et à quel rythme ?

Après le coup d’arrêt de ce printemps, les travailleurs du monde académique sont forcés de prendre la mesure du chamboulement : leurs rencontres internationales, ces moments importants où se vit la recherche, c’est pour l’instant en ligne ou rien, et pour un certain temps, sans doute jusqu’à l’arrivée du vaccin tant attendu. Tout va si vite que nous n’avons guère l’espace nécessaire pour observer ce qui change ou non dans nos pratiques.

Pour être franche, la mise en ligne de ces événements m’a paru d’abord un soulagement d’agenda et de rythme : on a trop voyagé low cost, consommateurs de carbone effrénés. Mais j’observe avec étonnement que certaines grandes manifestations des milieux de recherche, au lieu d’en rester aux quelques jours prévus, annoncent s’étaler en ligne sur trois semaines, voir sur trois mois, à petites doses de conférences plénières et workshops. A mon sens, ces manifestations risquent fort de disperser leur public. Sans le corps assigné à un lieu, à Paris, Athènes, Bruxelles ou Londres, disposerions-nous soudainement de tout le temps, de plusieurs semaines ou mois pour vivre le même événement ? J’en doute fort.

Montre Swatch GZ121 d’Alessandro Mendini; © CC0 1.0; auteur: User:minicooperfahrer; wikicommons

S’illustre ici l’un des travers patents de cette « COVID-19 atmosphère » dans laquelle nous baignons : nous risquons d’y perdre le sens de la fin, du rythme, de la limite temporelle. C’est sans doute l’une des raisons qui a fait diminuer drastiquement le nombre des manifestants pour le climat vendredi dernier. On nous parle tellement de la fin chaque jour que nous perdons l’intérêt, voire même la préoccupation, pour ce qui serait une fin plus lointaine, pourtant d’une urgence qui ne fait plus aucun doute.

Relire le petit opuscule d’Odysseus Elytis, Temps délié, temps enchaîné [1], permet de prendre la mesure du problème. Elytis y représente le temps dans son ampleur et ses labyrinthes, via la description des célébrations grecques orthodoxes, ce « temps tout entier, celui d’avant, celui d’après, annihilés, devenus éternité ». Mais à chaque instant, il exprime aussi le sentiment du début et de la fin, qui surplombe les volutes en spirales du temps. Sans crier gare, au détour d’une page, il offre des mots pour dire ce que nous expérimentons tous au quotidien : « si nous perdons nos marques, nous allons d’impasse en impasse, et à la fin, nous capitulons ».

Parce que nos corps-personnes ont pris l’habitude de mesurer le monde via un rapport entre le temps et le lieu, il me paraît primordial, dans nos diverses activités, de garder un rythme qui nous rappelle que toute chose a une fin. A nous d’être vigilants face à l’illusion que le numérique nous permettrait l’ubiquité. Nous restons des humains incarnés, et donc assignés à un espace-temps limité, à l’image de nos ressources naturelles. Nous sommes à leur rythme.

[1] Odysseus Elytis, Temps délié, temps enchaîné, L’Echoppe, 2000.

Lire Dürrenmatt en été : Meine Schweiz

Par l’heureux hasard d’une partie du jeu Geocaching, entraînée par la jeune génération, je me suis retrouvée en possession d’un ouvrage publié en 1998, Friedrich Dürrenmatt. Meine Schweiz. Il rassemble, huit ans après le décès du célèbre auteur, plusieurs essais, poésies, discours théâtraux ou discussions, dont certains ont été traduits en français [1]. Abandonné sans doute depuis un certain temps près de la cache indiquée par le jeu, mais sans lien à cette dernière, l’ouvrage était conséquemment imprégné d’humidité et de soleil, mais tout de même encore apte à la lecture. Il m’invitait à l’emmener, pour le délivrer de son abandon. Parcourir Meine Schweiz en cet été 2020, marqué à la fois par la pesanteur et l’incertitude de la crise du COVID-19 et les votations de fin septembre, fait mouche à plus d’un titre.

Tout à la fin de l’ouvrage, juste avant quelques derniers vers poétiques, se trouve un essai Vom Ende der Schweiz, De la fin de la Suisse, publié à l’origine vers 1950. Dans l’ambiance de l’après seconde guerre mondiale, Dürrenmatt affirme que « la neutralité n’a de seul sens que si elle est utile à l’Europe. […] Ce n’est que dans la justice que se trouve la possibilité d’une liberté qui ne soit pas de l’arbitraire » [2]. Qu’il est adéquat de lire ces lignes à l’instant où nous allons être appelés à revoter sur notre relation à l’Europe. Félix Brun, membre du mouvement pro-Européen suisse Nomes, commentait ainsi en 2016 ce même ouvrage: « au premier coup d’œil, la dimension européenne de la pensée de Friedrich Dürrenmatt ne va pas de soi. [Mais…] Dürrenmatt a toujours été présenté comme un penseur critique qui dressait dans ses ‘étoffes’, comme il se plaisait à appeler ses pièces de théâtre, l’image d’une Suisse internationalement intégrée et consciente de ses responsabilités. Une Suisse qui aurait pu servir de modèle à l’Europe ».

C’est exactement là que réside la force de l’essai De la fin de la Suisse : sans dire rien de plus des pays qui nous entourent, Dürrenmatt réussit en cinq pages à la fois à évoquer l’attachement qu’éprouvent la plupart d’entre nous à notre pays, et la fragilité qu’engendre, paradoxalement, cet attachement. On est sous sa plume, dans les années cinquante, à l’opposé exact de la vacuité du slogan des années 90 « la Suisse n’existe pas », arboré à l’exposition universelle de 1992, et qui avait suscité bien des réactions, comme le rappelle cette archive de la RTS. Avec les étudiants de ma génération, nous assistions quelque peu stupéfaits, dans ces années nonante, aux digressions artistiques d’une Suisse post-soixante-huitarde qui s’exposait au lieu de nous exposer. L’exposition nationale 02 me parut faite du même bois, à y casser des assiettes pour rien, sans dire un seul mot des travaux de la commission Bergier sur les fonds en déshérence, alors qu’elle avait terminé ses travaux en décembre 2001. On attend toujours un faire mémoire circonstancié et collectif de ces pages d’histoire suisse, peut-être lors de la prochaine exposition nationale 2027, espérons-le.

L’essai De la fin de la Suisse se laisse lire de lui-même, en plein été de post-pré-pandémie COVID-19, alors même que nous traversons une fragilisation économique que nous aurions difficilement imaginée possible et dont les contours sont encore bien incertains : « Pour la plupart de nos concitoyens, l’existence de la Suisse paraît être ce qui va le plus de soi au monde. Ils croient que l’état auquel ils appartiennent, rend l’avenir sécure pour tous, tel le sol sur lequel ils se tiennent, et tels les cieux sous lesquels ils marchent. […Or] nous ne savons pas ce qu’il en sera, dix ans de plus ou de moins ne jouent pas un grand rôle dans l’histoire […]. Il en est des états comme des êtres humains : ils peuvent mourir de toutes les manières, à la fois imaginables et inimaginables, de maladie, de malheureux incidents, de suicide, ou alors être tués, telles des mouches contre le mur. […] Nous savons si peu du futur » [2]. Ces propos, d’apparence sévère, le conduisent à faire appel en finale à la justice comme seul lieu possible « d’une liberté qui ne soit pas de l’arbitraire » [3].

Tout est dit : si le récent plan de relance européen réjouit nos entreprises, cet avantage doit d’autant aiguiser notre sens de la justice et de la responsabilité envers les pays qui nous entourent. Dans l’héritage de Dürrenmatt, on cultivera à profit une claire conscience du fait que la stabilité de notre état, loin d’être un sol immuable sous nos pieds, est à regagner chaque jour dans un subtil équilibre avec l’Europe. 

Vor blauen Tramwagen manchmal

Bewegen sich die Vorhänge

Geisterhaft auf die gleiche Scheibe gespiegelt

Erscheint aber auch

Mein Gesicht und die fernere Theke

Schiebt sich

Der Hintergrund vor den Vordergrund.

 Friedrich Dürrenmatt, Kronenhalle [4]

 

[1] Heinz Ludwig Arnold, Anna von Planta & Ulrich Weber (éd.), Friedrich Dürrenmatt. Meine Schweiz. Ein Lesebuch, Diogenes, Zurich, 1998.

[2] Ibid., p. 241 et 242.

[3] Ibid., p. 237-239.

[4] Ibid., p. 243.

Ces avions que nous ne prendrons pas

Enfant dans les années 70, j’ai encore connu ce moment où c’était un but de promenade dominicale que d’aller voir les avions décoller à Cointrin. On gravissait les escaliers – forcément longs pour de courtes jambes d’enfant – jusqu’au sommet de la terrasse sur le toit. Arrivés là, les adultes, parents, marraine, pouvaient nous gratifier d’une glace, qui prenait des allures de victoire alors qu’on contemplait le départ des oiseaux métalliques. Ces avions que nous n’allions pas prendre, qui semblaient d’autant plus désirables que rares, réservés à de grandes occasions qu’on espérait vivre une fois.

Airbus A318-111 d’Air France (F-GUGI) à l’aéroport de Genève; auteur: Handelsgeselschaft; © CC BY-SA 4.0; wikicommons

Enfant dans les années 70, dans nos jeux où nous imaginions nos futurs d’adultes, le must était d’aller « une fois » en avion aux États-Unis pour voir Disneyworld… On en parlait avec la gravité requise, avec l’incertitude du peut-être, et tous les yeux se tournaient vers notre copine qui crânait en disant que, puisque sa marraine habitait là-bas, elle, elle irait sûrement ! Quand est-ce que cela a changé ? Quand donc est arrivé le billet à 35frs, ou moins encore, pour aller à Barcelone, Londres ou Rome ? Au sortir des années bien actives d’éducation de mes enfants petits, j’ai été plongée dans ce monde des billets d’avion bradés, si pratiques pour les activités professionnelles. Et j’en ai largement profité, comme tant d’entre nous, en pensant soigneusement que ce n’était pas normal, que le kérosène, c’était écologiquement coûteux, que l’avion était nettement plus magique du temps de la terrasse du dimanche, mais que bon, c’était tout de même pratique.

Et puis est arrivé le ciel bleu cristallin d’avril 2020 au-dessus de la capitale vaudoise. Pas une zébrure blanche, rien que les chants d’oiseaux, et l’impression de n’avoir jamais vu les cieux ainsi. Comme beaucoup d’entre nous, je sais que je ne reprendrai pas l’avion cette année. Manifestations professionnelles et vacances, tout fut stoppé net. Comme un certain nombre d’entre nous aussi, j’espère que nos habitudes vont se modifier complètement, que l’avion redeviendra un phénomène peu fréquent dans nos vies, avec des billets à un coût réaliste. J’espère que l’avion reprendra dans nos imaginaires sa fonction d’utopie, celle qui nous fait regarder vers en-haut. Avoir fait l’expérience du télétravail a démontré que beaucoup de tâches pouvaient être accomplies harmonieusement à distance. Nous avons retrouvé avec bonheur du temps partagé avec nos proches, au lieu des sempiternels « jours de voyage » aller et retour. Nous avons tous appris à faire autrement.

Quand bien même notre parlement a voté sans sourciller 1,275 milliard de francs pour supporter nos avions sans contrepartie environnementale, il est encore largement temps de décider collectivement que nous allons continuer à faire autrement. Que nous avons la réserve mémorielle nécessaire pour rendre au voyage en avion son statut d’événement peu courant, à prix ad hoc, réservé aux circonstances adéquates. Et que les voyages en train ont un charme à nul autre pareil.

La démocratie, bien essentiel

Déjà le Tessin apprend, tout comme l’Italie et la France, à distinguer entre biens de consommation essentiels et non essentiels. Gageons que les Suisses Romands pourraient se mettre prochainement à cet apprentissage. Tout comme l’eau, l’air, le riz et les pâtes, la démocratie appartient de fait et de droit à nos biens les plus essentiels, sans lesquels tout s’arrête, au sens propre du terme.

Le journal radio suisse la 1ère annonçait ce matin qu’à Genève, «le parlement ne siégera plus jusqu’à nouvel avis» (min. 1.12-1.14), sans que cette décision ne soit annoncée comme accompagnée d’une réflexion sur des mesures transitoires à mettre en place. Au contraire, c’est avec fermeté et clarté qu’Isabelle Moret, présidente du Conseil National, expliquait ce matin dans ce même journal radio pourquoi la session parlementaire aura lieu demain : «Le parlement n’est pas une manifestation, nous sommes un lieu de travail. Les parlementaires vont à Berne pour travailler, et nous avons la possibilité, dans ce grand palais fédéral, de respecter les recommandations de l’Office fédéral de la santé»; et la politicienne d’expliquer que le parlement ne serait réuni physiquement dans son entier que pour de brefs moments de vote (min. 1.18-2.22).

Berne, palais fédéral; @ GNU GPL; auteur: Aliman5040; wikicommons

Il est capital que l’entier des partis politiques réalisent le bien-fondé de ce choix de la présidente. Le parlement serait sans doute également bien inspiré de réfléchir, pendant qu’il est encore réuni physiquement, à la mise en place d’une procédure intérimaire de débat et de vote virtuels, au cas où la situation d’urgence COVID-19 se prolongerait. La journaliste a conclu en son sujet en signalant que les votations du 17 mai étaient maintenues, précisant «pour l’instant, en tous cas» (min. 2.23-2.27). Considérer la démocratie comme un bien essentiel devrait impérativement nous conduire à tout mettre en oeuvre afin d’éviter un éventuel blocage de notre fonctionnement démocratique. Il repose en effet sur un rythme régulier et un débat constant.

Beaucoup d’entre nous relisent ces jours La peste d’Albert Camus : comme Soshana Felman l’avait si magistralement souligné en 1992, ce roman utilise la métaphore de la maladie et des attitudes de chacun/e pour illustrer la situation politique de la deuxième guerre mondiale [1]. Notre résistance au COVID-19 ne l’emportera qu’appuyée par un fonctionnement démocratique stable, qui sait s’adapter aux contraintes du présent, quoi qu’il advienne. Les paroles d’Albert Camus, citoyen Nobel, lors de son discours à Uppsala en 1957, résonnent de manière plus percutante que jamais : «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse».

 

[1] Shoshana Felman, “Camus’ The Plague, or a Monument to Witnessing”, dans Reading the Past: Literature and History, Tamsin Spargo (éd.), Houndmills: Palgrave, 2000, p. 127-146 [réédition d’un texte publié en 1992 dans S. Felman – D. Laub, Testimony. Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History, New York / Londres: Routledge, 1992, p. 93-119].

De la libre circulation, l’autre

Notre pays connaît un important débat politique, à l’approche des votations du 17 mai, sur la libre circulation des travailleurs européens. On ne saurait par trop souligner que monde des employeurs et monde des employés sont unis dans la discussion, et soutiennent avec vigueur cette libre circulation des travailleurs dont nous bénéficions tous économiquement. C’est toutefois de l’autre circulation libre, ou libérée, dont cet article de blog veut parler.

Un reportage du téléjournal de la RTS, mardi soir 25 février, faisait état de ce dont plusieurs d’entre nous ont sans doute déjà pris conscience : les CFF possèdent, via leur application et l’usage des QR-codes sur les abonnements, une immense banque de données sur nos déplacements. Le reportage s’intitulait : «Que connaissent les CFF de votre vie? En utilisant l’application, une immense banque de données est à disposition de l’entreprise» ; à l’heure où j’écris ces lignes, la vidéo ne semble pas accessible.

Source: http://bahnbilder.ch/picture/4148; auteurs: Kabelleger / David Gubler; CC BY-SA 3.0; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:SBB_Re_450_097_ZKB_Nachtnetz.jpg

Le reportage était courageux, mettant à la disposition de la réflexion du plus grand nombre de froides observations déjà faites par certains. On se demande, en l’état, que devient la « puissance du sujet », évoquée dans un billet de blog précédant, face à cette gestion algorithmique implacable.

Le reportage omettait toutefois un paramètre important : la liberté de mouvement demeure possible pour ceux qui ont une marge financière. Il suffit, tant que cela est encore possible, d’acheter un bon vieux billet CFF papier plein tarif, et le trajet ne sera répertorié nulle part. La libre circulation de nos personnes privées devient chaque jour davantage un luxe, monnayable. On ne peut dès lors que se réjouir de l’initiative du Luxembourg qui, dès ce premier mars, libère la circulation des personnes privées en rendant gratuit ses transports publics, et promeut, du même coup, la protection de l’environnement.

On observera aussi, avec humour noir, que le système de reconnaissance faciale qui quadrille la Chine est mis à mal par les simples masques papier en usage pour cause de coronavirus. Comme le souligne un article de la Tribune de Genève du 18 février dernier, « en quelques années, Pékin a mis en place l’un des réseaux de surveillance de masse les plus avancés au monde. Même les toilettes publiques de la capitale en sont équipées, pour lutter contre l’abus de papier WC, disent-ils. Pas plus de trois coupons par personne toutes les neuf minutes, c’est la règle, impossible d’y déroger ». Dès lors, « l’arrivée du masque ‘anti-Covid-19’, dont l’efficacité est toujours discutée, a donc révélé une faille de taille dans le Big Brother chinois. En temps normal, cette technologie de reconnaissance faciale peut identifier un citoyen en quelques secondes avec une précision de plus de 99,9%, explique le South China Morning Post. Selon les experts, le simple port d’un masque sanitaire peut réduire cette précision à 30%, ajoute le quotidien anglophone publié à Hongkong ».

Si le rire est bon pour la santé, on dira qu’en ce dimanche des malades, le coronavirus nous arrache un faible sourire à l’idée du masque papier qui contrecarre la surveillance presque millimétrée des citoyens chinois. Reste à décider ce que nous souhaitons ici pour la liberté de circulation de nos personnes privées dans les transports publics, et pour un choix clair en faveur de la protection du climat : amis luxembourgeois, chapeau bas !

Le libre accès, ferment de démocratie

Le rêve d’un monde du savoir ouvert, Babel des livres géante, ne cesse de hanter la transition faramineuse des domaines scientifiques vers l’open access, le libre accès. Le défi est particulièrement crucial pour les sciences humaines, dont le savoir faire séculaire conduit à la production de textes longs, monographies papier ou livres virtuels, où les résultats de la recherche naissent dans l’acte d’écrire, alors que pour les sciences de la vie, notamment, l’accès ouvert concerne principalement les articles et jeux de données, jusqu’au linked open data, les «données ouvertes liées». On perçoit aisément les bouleversements en cours pour les maisons d’édition, qui mettent au point leurs différents modèles, par exemple Open Edition Books, basé en France. On relève moins souvent deux autres terrains de prédilection pour cette transformation en cours: le libre accès comme ferment de démocratie et miroir des relations Suisse-Europe.

Réplique de la statue de la «déesse de la démocratie», érigée en 1989 sur la place Tienamen. Parc Victoria, Hong Kong, 2010. Auteur: MarsmanRom. Domaine public, wikicommons

De fait, plusieurs études sur les effets du libre accès souligne son rôle de vecteur démocratique: c’est certainement la raison la plus aigüe d’y prêter attention en cette année électorale sur le continent Europe. En 2009, le Journal of Democracy soulignait le fait que «le libre accès, au service d’une société plurielle, aide à l’épanouissement d’un large éventail de groupes économiques, politiques et sociaux, qui mobilisent des intérêts et aident à conduire à l’élaboration d’un agenda démocratique» [1]. Dans ce contexte, le livre est à même de bousculer les pratiques existantes et les institutions; son existence même inclut «la véritable idée de la démocratie» [2], un étendard qu’il s’est mis à porter dès l’après-guerre [3].

Sur la base de telles analyses, le livre a donc tout pour se marier au libre accès en sorte à poursuivre son rôle de ferment démocratique. Les chercheurs ancrés en Suisse ne peuvent qu’exprimer leur immense reconnaissance envers le Fonds National Suisse qui soutient le libre accès avec une ferveur qui place notre pays en tête européenne de cette transition. C’est ni plus ni moins que la généralisation à 100% de ses publications en libre accès que vise le FNS, comme le rappelle ce jour un article de l’institution elle-même, soulignant que pour l’instant, ces publications ne se montent qu’à «seulement» 48%.

Dans cet adverbe «seulement» git en condensé le miroir qu’on espère non brisé de nos relations à l’Union Européenne. De fait, nos collègues alentour regardent un peu abasourdis nos pourcentages de publications en libre accès, bénéficiant de moyens et volontés politiques dissymétriques face au miroir helvétique ripoliné. Comment allier la reconnaissance de ce que nous offre mère Helvétia avec la solidarité évidente, ferment de démocratie, avec nos collègues d’ailleurs? Les solutions demanderont temps, patience et innovation, mais poser la question, c’est déjà entrer en dialogue avec nos pairs européens.

[1] Douglass C. North, John Joseph Wallis, et Barry R. Weingast, «Violence and the Rise of Open-Access Orders», Journal of Democracy20 (2009/1), p. 55-68, ici p. 66.

[2] Janneke Adema et Garry Hall,  «The Political Nature of the Book: On Artist’s Books and Radical Open Access», New formations: a Journal of Culture/Theory/Politics78 (2013), p. 138-156, ici p. 138.

[3] Adema et Hall, «The Political Nature of the Book», p. 142.

Ce que les autres veulent pour nous : de 1918 à 2018

En ce dimanche de commémoration du centenaire de la grève générale en Suisse et de l’armistice de la première guerre mondiale, nous nous retrouvons comme citoyens plus que jamais au cœur de cette problématique : ce que les autres veulent pour nous. De ce point de vue, il semble que nous soyons très proches des jours vécus il y a cent ans : nous nous coltinons la volonté des autres et sa répercussion sur notre quotidien.

Grève générale en Suisse de 1918 : Photo prise sur la place Paradeplatz de Zurich avec des manifestants et des cavaliers de l’armée face à face. © Domaine public, wikicommons

Comme le rappelait l’historienne Irène Hermann au téléjournal RTS du 10 novembre, la grève générale de 1918 a cristallisé des mouvements déjà en cours et dont certains ne trouveront leur épilogue que bien plus tard, tel le suffrage féminin en 1971 au plan national. L’événement reste toutefois marquant comme lieu de mémoire : on se souvient encore d’un arrière-grand père qui «y était», comme le signale un reportage de cette même émission. La grève générale aura été l’occasion pour de nombreux citoyens anonymisés économiquement de faire entendre leurs voix, par-delà ce que l’élite des autres voulait pour eux. Quant à l’armistice de 1918, la seconde guerre mondiale en manifestera trop rapidement tout ce qu’elle n’avait pas réglé dans le jeu des coups de sang guerriers des uns et des autres.

Au grand brassage des forces un siècle auparavant, nous voici toutes et tous mises au pied du mur de la volonté des «autres pours nous» avec les votations qui s’annoncent dans deux semaines. Plus les semaines passent, et plus les arguments intelligents s’additionnent pour montrer que l’initiative dite du « droit suisse au lieu des juges étrangers » serait de fait l’imposition de la volonté de quelques autres sur notre destinée commune. L’engagement clair et fort du Fonds National Suisse souligne à quel point le bien commun est en jeu dans cette votation, par exemple dans cette interview d’Angelika Kalt, directrice.

Mais la question du rapport de force entre les uns et les autres est particulièrement tendue autour du «Referendum contre la surveillance démesurée des assurés». Comme le rapporte cet article de humanrights.ch, le professeur de droit Kurt Pärli a souligné que le Parlement n’a pas été jusqu’au bout de sa tâche en la matière : «Si le législateur décide que les assurances sociales doivent avoir le droit de se mêler de la sphère privée des assurés par des surveillances, il est indispensable d’élaborer une loi bien réfléchie qui définisse les bases claires des modalités et limites de la surveillance. L’article 43a de LPGA ne remplit pas ces conditions. En outre, dans chaque cas, une surveillance doit être ordonnée par décision d’un juge. Une assurance n’est pas impartiale et seul un juge garantit un examen objectif de la nécessité d’une surveillance».

Pour chacun de ces deux sujets, aujourd’hui comme en 1918, nous voici donc invités à considérer ce que les «autres veulent pour nous», et quelle sera notre réponse citoyenne. Dans deux semaines, plus que jamais, ayons à cœur d’assumer notre part de responsabilité démocratique par le vote.

La collection digitale, phénomène émergent

La notion de corpus textuel est aussi ancienne que l’émergence du livre, le codex, aux premiers siècles de notre ère. La forme même du livre, close avec ses pages permettant d’aller d’une partie à l’autre rapidement et d’indexer, a promu l’établissement de corpus textuels innombrables à travers les siècles.  La grande majorité des projets de recherche en sciences humaines se sont fondés sur l’étude d’un corpus littéraire, par auteur, par sujet, par genre. Et pourtant, la vénérable institution du corpus textuel semble être en pleine évolution, comme tant d’autres notions passées au moulinet de la culture digitale.

Bibliothèque de rue, Antibes, France: auteur: Tiia Monto; CC BY-SA 3.0; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Book_swap_shelf.jpg

Les chercheurs spécialisés dans l’édition numérique livrent déjà des réflexions poussées sur la question. Elena Pierazzo, professeur à Grenoble, a publié en 2015 une synthèse fort utile sur le sujet. Elle y souligne la multiplicité de noms utilisés désormais pour désigner un ensemble de textes édités en ligne : édition, projet, archive, collection, voir même «arsenal» pour Peter Kenneth ! [1] En effet, les limites de ce qui peut être édité sur un même site semblent extensibles à l’envi. Par ailleurs, la nature souvent collaborative des textes édités en ligne ajoute à leur déploiement et à leur flexibilité. Enfin, ces collections intègrent désormais parfois des images ou du matériel audio-visuel : elles ont largué les amarres loin du port délimité du corpus textuel. Restent toutefois les limites des ressources temporelles et financières pour limiter l’extension de ces «collections digitales», «déconnectées de la valeur institutionnelle des livres», comme le souligne Sarah Mombert [2]. Une impression d’inventaire à la Prévert s’empare toutefois des lecteurs devant le phénomène décrit par ces deux auteurs.

Sarah Mombert résume par cette définition la «collection digitale» : «un ensemble d’objets digitaux susceptible d’évolution, et qui a l’intention de produire une quelconque signification» [3]. A lire cette description, on pourrait éprouver le «vertige le la liste», dont le tableau a été si bien dressé par Umberto Eco [4]. En même temps, cette manière de rebrasser les cartes textuelles a l’avantage de pouvoir mettre en avant des textes méconnus ou jugés comme très secondaires : «Pour les textes non canoniques (par exemple les documents qui n’ont pas été jugés dignes jusqu’à maintenant d’être réédités avec un apparat critique et ont été maintenus hors du circuit traditionnel de livres connus), […] la technologie digitale représente non seulement l’occasion d’être sauvés des ravages du temps, mais signifie aussi la fin d’un statut éditorial marginal» [5]. La collection digitale est une lame de fond susceptible de bouleverser les répartitions du savoir: qu’on prenne l’exemple de celles hébergées par la Wellcome Library. Quelques auteurs précurseurs nous l’annoncent ; à nous de devenir acteurs dans ce bouleversement.

[1] E. Pierazzo, Digital Scholarly Editing. Theories, Models and Methods(Digital Research in the Humanities), Routledge Press, 2015, p. 193.

[2] S. Mombert, « From Books to Collections. Critical Editions of Heterogeneous Documents », dans A. Apollon – C. Bélisle – P. Régnier (éd.), Digital Critical Editions(Topics in the Digital Humanities), University of Illinois Press, 2014, édition Kindle, l. 5143.

[3] Mombert, « From Books to Collections» , l. 5186.

[4] U. Eco, Vertige de la Liste, M. Bouhazer (trad.), Flammarion, 2009.

[5] Mombert, « From Books to Collections» , l. 5128.