«Lire à l’écumoir», ou la diversification de nos manières de lire

CC BY-SA, 4.0; auteur: Jacquitoz; Wikicommons

Maryanne Wolf est une chercheuse américaine qui, en 2008, a délimité d’un ouvrage clé, Proust and the Squid, l’étude du «cerveau lisant» et l’évolution des manières de lire. Elle dirige le centre pour la «dyslexie, les apprentissages diversifiés et la justice sociale» à l’université UCLA, à Los Angeles. Elle vient de publier ce mois d’août un nouvel ouvrage consacré à la manière dont le cerveau lit dans la culture digitale. A voir l’article coup de poing du 25 août dernier dans The Guardian, l’ouvrage va faire parler de lui.

En effet, selon Wolf, nous sommes désormais à l’heure de la «lecture écumoir», cet ustensile de cuisine ancien, mais dont apparemment nous nous servons à notre sauce aujourd’hui. Le constat de Wolf est sans appel : «Parce que le cerveau lit en écumant les textes, nous n’avons plus le temps de saisir la complexité, de comprendre les sentiments des autres ou de percevoir la beauté. Nous avons besoins d’une nouvelle littératie pour l’age numérique». La lecture en profondeur est menacée, et notre cerveau serait en passe de subir un reformatage dont aucun équivalent n’aurait eu lieu depuis 6000 ans, précise-t-elle. L’analyse critique, et même notre capacité d’empathie, partiraient à vau-l’eau.

Elle cite en appui une important étude norvégienne, et la vision quotidienne de nos contemporains inclinés sur l’écran de leur smartphone ne nous laisse guère de doutes quant à la validité des études signalées. La «lecture écumoire» serait donc la nouvelle norme : «beaucoup de lecteurs utilisent maintenant un schéma en F ou en Z en lisant, avec lequel ils attrapent la première ligne, puis quelques mots dans le reste du texte», indique Wolf. Elle conclut sur un appel au développement d’une «bi-littératie», soit rendre nos cerveaux capables d’utiliser les médias traditionnels et numériques.

A n’en pas douter, ce nouvel ouvrage détonnant de Maryanne Wolf, et son rôle institutionnel de leader dans l’éducation, vont avoir un impact sur l’apprentissage outre-atlantique et au-delà. Reste tout ce dont cet article du Guardian ne parle pas, soit les autres manières de lire, les nouvelles manières de lire que permet le média numérique. Je reste toujours surprise qu’un discours sur les nouvelles technologies soit unilatéral, alors que nous faisons l’expérience jour après jour de la difficulté à saisir en temps réel ce qui se passe vraiment.

Dans le domaine qui est le mien, la recherche académique de pointe, je peux dire que je constate, en effet, une profonde évolution de la lecture. Parfois le temps nous est encore donné pour la lecture approfondie d’une monographie ou d’un texte d’une certaine ampleur. D’autres fois, nous «écumons» sans doute, mais surtout, nous sommes en train de développer de nouvelles manières de lire. J’en citerai deux en particulier.

Premièrement, la monographie disponible sur support numérique : elle se lit, à l’évidence, différemment. La table des matières est la porte d’entrée et de référence et, associée à la recherche des mots clés, elle nous fait quitter un mode de lecture linéaire : la monographie numérique peut se parcourir de diverses manières, telle un terrain à la géographie changeante. L’aura-t-on moins bien lue au final ? Pas forcément, à mon sens; nous sommes en train d’expérimenter une nouvelle sorte de lecture cursive de la monographie.

Deuxième exemple, ce que je nommerai la «lecture à tiroirs». La référence sous forme d’un hyperlien nous donne la possibilité d’aller vérifier ce que l’auteur avance, ou le manuscrit dont il est question. Le lecteur va dès lors faire des aller-retour entre le texte qu’il/elle lit et les autres documents. Apparemment, une telle lecture peut donner le sentiment d’une perte de temps ou de concentration. En fait, elle est une prise de pouvoir du lecteur sur l’auteur, car la vérification immédiate des sources révèle très souvent de sacrées surprises. La culture numérique nous rend beaucoup plus critiques face aux notes de bas de page et aux références, car elle nous donne les moyens d’aller vérifier ce qui est affirmé. La culture imprimée nous vouait au contrat de confiance avec l’auteur, maître de la note de bas de page. La culture numérique met dans nos mains les clés du savoir, pour qui est tenace et apprend à lire en profondeur ce que lui apporte la «lecture écumoire». La vérification critique n’a jamais eu d’aussi beaux jours devant elle: maintenant, nous pouvons la plupart du temps vérifier l’information qu’on nous donne, aisément et rapidement.

L’accès ouvert scientifique et le défi du partenariat avec les éditeurs

La toute fin juillet a vu l’annonce de nouvelles importantes sur le front de l’accès ouvert des publications scientifiques en Suisse, dit open access ou OA.

Art designer at PLoS, © CC BY-SA 3.0; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Open_Access_PLoS.svg

C’est d’abord Le Courrier qui, du bout du lac, annonçait le 27  juillet que l’Université de Lausanne souhaitait « arriver à l’objectif de 100% [des publications en accès ouvert] d’ici à 2024 ». L’institution académique avait auparavant signalé son intérêt pour la Déclaration de Berlinet Dora, deux démarches visant à promovoir activement l’OA et « à supprimer la corrélation automatique entre le facteur d’impact d’une revue scientifique et la qualité intrinsèque de la contribution d’un scientifique ».

Cet article s’est trouvé d’autant plus souligné que quatre jours plus tard, le Fonds National Suisse (FNS) faisait part des résultats d’une enquête européenne sur les publications scientifiques en accès ouvert, avec la bonne nouvelle de voir la Suisse au premier rang de cet effort : « Avec 39 % de publications en Open Access (OA), la Suisse occupe la première place en comparaison internationale. A l’échelle mondiale, ce sont tout juste 30 % des résultats de la recherchequi sont accessibles librement ». Et le FNS de redire clairement l’échelle temporelle de sa politique OA : « La recherche financée par le FNS contribue à ce bon résultat de la Suisse : environ 50 % des publications qui en sont issues entre 2011 et 2017 sont librement accessibles, et le FNS entend atteindre un taux de libre accès de 100 % d’ici 2020 grâce à sa politique OA. Il soutient ainsi l’utilisation rapide de nouvelles connaissances par la science, l’économie et la société ».

Cette news synthétique du FNS ne mentionne toutefois pas les éditeurs ; l’article du Courrier le fait, mais essentiellement au titre d’acteurs récalcitrants d’une évolution en cours qu’ils ne feraient que freîner : c’est ainsi que « les universités font pression sur les éditeurs », car la « mainmise des éditeurs privés sur les publications académiques agace de plus en plus le monde académique », dit l’article. C’est exactement ici que la Suisse a le plus de pain sur la planche de l’OA des publications scientifiques. Et ce sont les chercheurs qui doivent le dire, urgemment.

L’éditeur scientifique est un acteur crucial de la mécanique académique. Il certifie et atteste de la qualité d’une recherche, par un réseau bien établi de collections et d’examen des travaux (peer-review). Il fait connaître les publications par ses réseaux de publicité, par le réseau des bibliothèques, par sa présence dans les colloques et auprès des chercheurs. Il est un partenaire pour toutes les questions de copyright, qui ne font que devenir chaque jour plus délicates dans la culture digitale. Il est enfin un garant de régulation entre les partenaires académiques.

Mais à l’heure de l’OA, tous les éditeurs ne sont pas sur pied d’égalité : si le FNS dispose de moyens importants pour permettre aux chercheurs de garder les précieux partenaires que sont les éditeurs scientifiques, tel n’est pas le cas dans la plupart des autres pays européens. Par ailleurs, tous les éditeurs n’ont pas la même sensibilités aux défis numériques : il faut, à l’évidence, des nouveaux modèles de publications pour accompagner les recherches se déroulant de plus en plus souvent dans des « environnements virtuels de recherche », virtual research environments.

Heureux sommes-nous d’être en tête de liste des pays européens pour l’OA : faisons de cette marge encourageante l’occasion de prendre le temps de repenser et redéployer nos partenariats avec les éditeurs scientifiques.

L’open peer-review est en test

Et voilà encore un anglicisme, diront d’aucun ! Si l’expression open peer-review – littéralement « commentaire ouvert aux pairs » – est d’un usage courant en anglais, elle n’a pas encore acquis droit de cité en français. Peut-être tout simplement parce que si cette pratique commence à être répandue, sous diverses formes, dans le monde académique anglo-saxon, il n’en est pas de même en francophonie. Mais quelle est cette pratique ?

L’article Wikipedia en anglais la décrit comme « tout mécanisme d’évaluation académique qui révèle l’identité de l’auteur ou des examinateurs, à un moment ou l’autre du processus d’examen par les pairs ou de la publication ». L’article Wikipedia en français qui y correspondrait n’existe pas encore, mais celui qui porte simplement sur l’évaluation par les pairs signale que « certaines revues scientifiques ont poussé le système du comité de lecture jusqu’à inviter un très grand nombre, voire l’ensemble des chercheurs du domaine à critiquer les articles qu’elles publient : c’est le commentaire ouvert aux pairs (anglais : open peer review) ».

Derrière ce jargon  se révèle une révolution de taille. La procédure habituelle de l’examen d’un article ou d’un livre en vue de la publication, veut que l’auteur ne soit pas informé des noms de ceux et celles qui l’examinent, et dont il ou elle va recevoir les remarques. Dans la procédure dite du « double examen par les pairs à l’aveugle », les examinateurs ne connaissent pas non plus le nom de l’auteur qu’ils examinent. Mais depuis plus d’une vingtaine d’années, d’autres initiatives ont vu le jour, pour tester des procédures transparentes. Par exemple, la revue médicale BMJ va jusqu’à mettre à la disposition des lecteurs tout l’historique de la pré-publication de l’article en ligne.

Ce qui frappe le plus, c’est la différence de culture sur cette question entre le contexte anglo-saxon et la francophonie. Serions-nous plus résistants à tester d’autres systèmes d’évaluation par les pairs ? La première étape est de prendre conscience de ce phénomène anglo-saxon, de le flairer, de le tester, et c’est ce que fait ce billet de blog. Je termine avec un exemple que tous les lecteurs et lectrices à l’aise avec l’anglais peuvent aller regarder : l’éditeur De Gruyter en est à son troisième volume mis en processus d’open peer-review. Il s’agit d’un volume sur le bouddhisme et la culture digitale, Digital Humanities and Buddhism. Il est ouvert pour six semaines à commentaires, avec modération par l’éditeur qui explique le processus.  C’est le test et l’expérience qui l’emportent ici sur les apriori et les cadres théoriques, un renversement classique dans la culture digitale. Open question.

Pourquoi restons-nous attachés aux sociétés de surveillance?

La lecture qui me fut imposée au gymnase de Cent ans de Solitude, de Gabriel Garcia Márquez, a fortement marqué mon imaginaire d’alors. En particulier la description des célèbres « croix violettes », indiquant dans l’agenda de l’héroïne tous les jours interdits au devoir conjugal : «Fernanda portait sur elle un précieux almanach avec des petites clés dorées, dans lequel son directeur de conscience avait marqué à l’encre violette les jours d’abstinence dans les rapports des époux. En retirant la Semaine sainte, les dimanches, les fêtes de précepte, les premiers vendredis du mois, les retraites, les sacrifices et les empêchements périodiques, la partie utile de son annuaire se réduisait à quarante deux jours éparpillés dans une forêt de croix violettes » [1]. Souvenir littéraire d’un temps où l’Eglise catholique aura régi de près une bonne partie du vécu des couples, du moins dans la société bourgeoise.

Wikicommons, CC BY-SA 3.0, auteur: Nicolas Halftermeyer

Mais les croix violettes, qui dans mes souvenirs estudiantins représentaient jusqu’à il y a peu le sommet de la coercition gratuite, viennent d’être largement détrônées par ce qu’a voté le parlement ce printemps dernier, en acceptant les propositions d’assureurs privés pour surveiller les « mauvais » assurés : « Outre les enregistrements visuels et sonores, le projet permet des techniques de localisation de l’assuré, comme les traceurs GPS fixés sur une voiture. A la différence des enregistrements, l’autorisation d’un juge sera nécessaire dans ces cas. Des drones pourraient également être utilisés, à condition qu’ils servent à la géolocalisation et non à une observation. La surveillance ne sera pas limitée à l’espace public, comme les rues ou les parcs. Elle sera effectuée aussi dans des lieux visibles depuis un endroit librement accessible, par exemple un balcon ».

Je reste encore incrédule à lire ces lignes des semaines plus tard, espérant toujours qu’il s’agisse d’un passage d’une nouvelle du K de Dino Buzzati, ou autre récit fictionnel. Mais apparemment, c’est bien ce que notre parlement a voté, et c’est un soulagement de savoir que le référendum concerné a abouti en 62 jours, rapidité record. Nous nous prononcerons donc sur ces règles kafkaïennes. Mais comment est-il possible que des politiciens aient pu considérer comme positive une telle société de surveillance, qui plus est à l’égard des concitoyens déjà fragilisés?

Elle enracine de fait sa légitimé dans la 2ème moitié du 18ème siècle, où la transparence devient un projet politique, juridique et moral, jusque dans les droits de l’homme et du citoyen (1789, art. 15). Comme le résume Michel Foucault, «une peur a hanté la seconde moitié du XVIIIe siècle: c’est l’espace sombre, l’écran d’obscurité qui fait obstacle à l’entière visibilité des choses, des gens, des vérités. Dissoudre les fragments de nuit qui s’opposent à la lumière, faire qu’il n’y ait plus d’espace sombre dans la société, démolir ces chambres noires où se fomentent l’arbitraire politique, les caprices du monarque, les superstitions religieuses, les complots des tyrans et des prêtres, les illusions de­ l’ignorance, les épidémies» [2].

Le drône qui vous suit par monts et vaux n’est finalement que l’acte extrême de cette poussée de la modernité vers la transparence, en régime de continuité culturelle. Le parlement n’a fait qu’aller jusqu’au bout de cette logique en votant ces nouvelles mesures. Heureusement, un groupe de citoyens, soutenu ensuite par les partis de gauche, se sont mobilisés, laissant ainsi à tous les citoyens le temps de réfléchir à ces propositions. Pour moi, c’est sans appel: elles sont à bannir à l’instar des croix violettes. Le seul usage du drône qui pourrait commencer à me convaincre de l’utilité de cet instrument est cette vidéo publiée par le Temps. L’attention tendre apportée à ces petits faons accorde au drône un droit de cité malgré tout.

https://www.letemps.ch/images/video/suisse/drones-sauver-faons

[1] Gabriel Garcia Márquez, Cent ans de solitude, Paris, Point Seuil, 2007, p. 237.

[2] Merci à Sandrine Baume, professeur associée au Centre de droit comparé à l’Université de Lausanne, pour cette citation: M. Foucault, « L’œil du pouvoir », in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p.

Les humanités digitales à Paris: l’Europe de DARIAH

C’est dans le pittoresque chalet de la Porte Jaune, bois de Vincennes à Paris, que se réunissent pendant deux jours des chercheurs de nombreux pays européens sous l’étendard de l’infrastructure de recherche européenne – l’ERIC – nommé DARIAH, Digital Research Infrastructure for Arts and Humanities, infrastructure de recherche pour les arts et humanités, ou pour les sciences humaines, comme nous avons encore l’habitude de les nommer [1].

Cet événement annuel permet chaque année à quelques chercheurs suisses de croiser leurs collègues et de prendre la mesure des nouveautés et avancées scientifiques à la croisée de la recherche fondamentale et des infrastructures de recherche. A DARIAH, infrastructure rime en effet avec recherche, ainsi qu’avec enseignement, selon le nom que porte l’un des secteurs de DARIAH, «Recherche et Education ». Penser et écrire dans la matière digitale conduit à mettre constamment en synergie recherche, enseignement et infrastructure.

A quoi sert donc ce genre d’événement? Premièrement, à découvrir des projets et prendre la mesure du travail de fourmi au quotidien pour faire émerger les humanités digitalisées, par exemple dans le projet Women writers, conduit par la professeur de littérature française Amelia Del Rosario Sanz Cabrerizo (Madrid). Animé par des chercheurs et étudiants enthousiastes, ce projet en libre accès met en évidence l’apport méconnu et fascinant des femmes dans la littérature européenne. Les échanges furent nourris dans la rencontre sur ce thème, notamment sur ce qui stimule ou freîne les étudiants à entrer dans ce type de démarche. Toute transformation de l’enseignement demande du temps et une mise en place au jour le jour. Le résultat est là, accessible à chacune et chacun. Avec la culture digitale, les humanités sortent des murs académiques.

Deuxièmement, ce type d’événement est un bouillon à idées. Que de perspectives intéressantes sur l’Open Science, la «Science Ouverte». Parfois, on est aussi surpris: un orateur nous a demandé si nous considérions les articles scientifiques comme encore nécessaires, et s’il ne convenait pas plutôt d’encourager la mise à disposition de nos données en libre accès! Le propos, bien qu’extrême, m’a fait réaliser une fois de plus l’absence des éditeurs dans ce type de rencontres. Autour de la publication numérique, de nouvelles alliances sont à imaginer, le partenariat aux éditeurs restant un lieu essentiel de l’expression des humanités, de leur évaluation et certification, de leur lien à la société. Il y a encore des networks à construire, mais c’est bien à cela que sert DARIAH, l’ERIC des networks pour les humanités en voie de digitalisation [2].

Enfin ce colloque annuel permet de se familiariser avec la dimension européenne de la recherche, la diversité de ses langues et de ses idées, de ce qu’elle promeut et encourage. Avec Matthieu Honegger (Université de Neuchâtel), nous sommes partenaires pour la Suisse du projet de recherche H2020 DESIR, dont l’un des nombreux objectifs est de construire la candidature suisse à l’ERIC DARIAH, sous le lead de l’Académie Suisse des Sciences Humaines et Sociales. Les humanités digitales en Suisse sont en train de se mettre en réseau grâce à ce partenariat, qui rassemble désormais huit institutions académiques suisses (Bâle, Berne, EPFL, Lausanne, Genève, Neuchâtel, SAGW, Zurich). Un workshop sera la vitrine de ces activités suisses et de leurs liens à DARIAH, les 29 et 30 novembre prochains à l’Université de Neuchâtel, save the date!

[1] Les humanités numériques ou digitales sont en train de parvenir à faire revenir d’un usage courant en français le terme d’«humanités» au pluriel, qui était devenu désuet. Voir par exemple la nouvelle revue Les Cahiers d’Agora: revue d’humanités.

[2] CLARIN est le second ERIC en humanités digitalisées. Il n’y a pas d’ERIC pour les humanités sans la dimension informatique. L’ERIC des sciences sociales est CESSDA; la Suisse en est membre observateur. Sciences humaines et sociales se trouvent parfois associées à certains ERIC, comme SHARE.

Stocker son livre dans de l’ADN? La rencontre des gènes, des chiffres et des lettres

British Library; CC BY 2.0; auteur: CGP Grey; wikicommons

Alors que se referment les portes du Salon genevois du Livre, on explore des possibles surprenants sur l’autre rive, celles des recherches de pointe en génomique. Comme stocker ses données, ses écrits, son livre, ses audios ou ses images dans du code génétique, de l’ADN.

Un article de vulgarisation paru en février 2018 s’enthousiasme à dire que « quelques grammes d’ADN pourraient stocker un exabyte de données et le garder intact pendant 2000 ans ». On tiendrait là, semble-t-il, une solution efficace pour le stockage des données à long terme. Mais de quoi s’agit-il exactement? Si les prémices de cette idée remontent aux années 60, ce n’est qu’en 2012 qu’a été publiée l’annonce du premier stockage dans de l’ADN d’un «brouillon HTML d’un livre de 53’400 mots, onze images JPG et un programme JavaScript», par une équipe de Harvard. En 2013, une équipe de l’Institut européen de bioinformatique publiait un article dans Nature faisant état du stockage dans de l’ADN de 154 sonnets de Shakespeare, un clip audio de 26 secondes du discours de Martin Luther King «I Have a Dream», et d’autres matériaux, avec un taux d’erreur de 10 bits sur 5,27 megabits, soit 0,01%. Il vaut la peine d’aller regarder dans le matériel supplémentaire de l’article le schéma du processus : il est saisissant de passer de données écrites aux chiffres de la programmation, puis aux lettres du code génétique, et enfin à ce code synthétisé… et vice-versa.

Avant que les avancées scientifiques ne concrétisent de telles expériences, l’artiste Edouardo Kac en avait fait en 1999 la préfiguration via une performance «biopoétique», s’appuyant sur le code morse pour passer d’un verset biblique de la Genèse – celui qui proclame Adam maître des animaux (Genèse 1,26) – à du code génétique. Comme le relate le site internet de la performance, «le gène avait ensuite été exprimé dans la bactérie E. Coli», puis la bactérie exposée au musée. «Par le truchement d’Internet, les participants pouvaient allumer une boîte d’éclairage ultraviolet dans la galerie et faire muter la bactérie». A la fin de la performance, Kac avait fait l’opération retour: le verset biblique, encodé puis promené en bactérie, s’était légèrement modifié.

Inutile de dire que nous voilà provoqués à penser l’écrit encore autrement, ainsi réuni au code génétique, puis aux gènes eux-mêmes. Alors que nous sommes déjà tiraillés entre l’apaisant livre de papier et le texte connecté aux infinis possibles, nous voilà encore conviés à penser des liens qu’on peine à juste se représenter : nos données, nos écritures, nos images, nos mots, encodés en ADN! Les représentations sont en mutation pour tous dans cette affaire, car avec des «nouveaux concepts, tout se complique», comme le titrait récemment Bertrand Kiefer dans son édito de la Revue Médicale Suisse. Il s’y fait l’écho d’une remise en question grandissante, celle d’avoir précisément voulu rendre compte de l’ADN par des combinaisons de quatre lettres. Or la réalité de l’ADN déborde désormais cette modélisation: «Les humains ont aimé considérer l’ADN comme un texte, qui devait se lire de la même façon que tout écrit. Or non : les brins d’ADN ne cessent de se référer à leur propre structure, ils sont organisés en métatextes, boucles étranges et enchevêtrements superposés».

Les choses débordent les mots, la réalité de l’ADN se rebelle contre le modèle des quatre lettres. J’ajouterai qu’il en advient de même pour l’écriture, lorsqu’elle se risque en ligne: elle devient alors organisée «en métatextes», en «boucles étranges et enchevêtrements» d’hyperliens et d’hypertextes. Ecriture et gênes ont entamé leurs nouveaux pas de deux, et gageons que nous irons avec ce ballet de surprises en découvertes. Pour l’heure, méditons déjà cette nouvelle bibliothèque possible pour les livres: l’ADN.

 

 

La vie n’est pas «données» : la gouvernance algorithmique et nous

« La vie n’est pas donnée », tel est le titre d’un article d’Antoinette Rouvroy, docteur en sciences juridiques de l’Institut Universitaire Européen, un article qui fera date, à mon sens, dans la réflexion sur la gouvernance algorithimique. Cette gouvernance décrit la manière dont nous sommes menés par les innombrables traces numériques que nous laissons de gauche et de droite, tels des cailloux involontaires du Petit Poucet. Rouvroy affirme dans ce texte que la gouvernementalité algorithimique souhaite désormais dominer la « puissance » des sujets, soit leur capacité à être inattendus, non prédictibles [1].

Wikicommons, CC BY-SA 3.0; auteur: DL5MDA

Un récent Temps présent sur la police prédictive nous met sous les yeux le potentiel de ce type de gouvernance, qui pourrait s’aventurer à annoncer le méfait avant qu’il ne soit commis. Chercheur à l’ETHZ, Marcello Ienca peint également, dans un article du Scientific American, un monde où « dans le futur, le contrôle des cerveaux pourrait remplacer le clavier et la reconnaissance vocale devenir le premier moyen d’interaction avec les ordinateurs ». Il ajoute que des juristes s’activent déjà pour définir ce que serait alors la « liberté cognitive » ; on a aussi un nom pour dire la manière dont un cerveau contrôlé pourrait être hacké : le brainjacking, le hacking des cerveaux. Le temps du « lavage de cerveaux » nous guetterait-il donc à nouveau ?

Chacun de nous peut réagir différemment à ce type d’information, mais crier « au loup, au loup » ne servira à rien. Antoinette Rouvroy, quant à elle, cherche à réagir en réveillant notre confiance en nos capacités, ou dans notre « puissance » de sujets non encore munis de puces électroniques : nous avons encore la possibilité d’échapper parfois à toute prédiction. Elle précise que « de cette puissance des sujets, il ne peut être rendu compte par des chiffres, par des données, mais seulement par des mots et toujours dans l’après-coup, sur le mode de la fabrication singulière, ou de la “comédie”, ou encore de la rationalisation contrefactuelle, à contretemps » [1]. Sera-ce un vœu pie ? Ou alors une discipline de la non-coïncidence à travailler, à pratiquer, à renforcer ? Je pencherai pour le second choix, en raison du titre de l’article de Rouvroy qui joue sur l’idée courante que la vie nous a été donnée, alors que nous avons précisément désormais à arracher des parcelles de vie aux données : « La vie n’est pas donnée».

C’est un tournant radical de conception qui est proposé dans ce titre, et j’aimerai le soutenir également du point de vue d’une lecture théologique des débats autour des données. Car le divin est très (trop) souvent de retour dans ces débats. Il est par exemple assez surprenant de lire que le président français, dans un récent discours sur l’intelligence artificielle (IA) aurait affirmé que « désormais, les machines contemporaines aidant l’Homme à agir par calcul, elles le rapprochent un peu du Dieu ». C’est le calcul et la gouvernance qui sont érigés dans ce propos au rang de divinité, rédupliquant une théologie trop immédiate de la volonté qui guiderait toute chose, grand architecte oblige. Mais cette lecture n’a jamais été, heureusement, qu’une piste théologique parmi d’autres.

Si nous voulons réclamer une vie qui n’est pas donnée – ou tout au moins qui n’est pas à tout instant faite d’un tissus de données et peut encore prétendre à des espaces de non-prédictibilité –, il nous appartient de nous initier et de nous exercer à une « culture de la prise », qui était celle des flibustiers sur l’océan au 17èmesiècle, comme le rappelle le théologien protestant Oliver Abel : « on n’est plus [ici] dans une économie du don et de l’échange, mais de la “prise”, que l’on retrouve jusque le titre d’un livre du philosophe hollandais Grotius Le droit de prise ». C’est dans le geste inverse de la dépossession que les sujets pourront encore expérimenter quelque chose de leur « puissance » et réclamer une vie qui n’est pas (que) données. Ou pour le dire avec les mots d’Olivier Abel, « le droit de partir est la condition du pouvoir de se lier ». A nous de décider si le networking aura ou non raison de notre puissance.

  

[1] A. Rouvroy, « La vie n’est pas donnée », Le gouvernement des données. Etudes Digitales 2 (2017), p. 196-217 ; ici p. 198 : « La cible ou le “projet” de la gouvernementalité algorithmique ne serait plus, comme dans le biopouvoir décrit par Foucault, la folie, la maladie, le crime, la déviance, les enfants ou les pauvres, mais plutôt ce qui, des comportements possibles des personnes échapperait au calcul et à l’optimisation, c’est-à-dire, leur “puissance”. On peut définir cette “puissance” comme ce dont ils sont capables mais dont on ne peut à aucun moment être assuré, c’est-à-dire leur capacité à ne pas être là où ils sont attendus, en somme : leur non-coïncidence avec tout “profilage”, toute “prédiction” ».

 

Etre baptisé ou prendre la communion en ligne ? Eglises et virtuel

A l’orée de la semaine des célébrations de Pâques, qui vont rassembler les chrétiens dans les églises, il est surprenant d’observer des premières réflexions ou tests pratiques sur le vécu en ligne de deux rites en usage dans l’ensemble des Eglises chrétiennes : le baptême et la communion (Eucharistie ou Sainte-Cène). Le premier rite implique de l’eau et signifie l’entrée dans la communauté ; il est célébré une seule fois dans la vie d’un/e chrétien/ne. Le second implique du pain et du vin, met le croyant en communion au divin, et est répété fréquemment au cours de la vie des croyants. A priori, rien qui ne puisse donc être vécu en ligne, le pain ou l’hostie pixellisés n’étant pas de mise. Et pourtant.

Arnad (Aosta Valley). Saint Martin parish church: Fresco of the mass of Saint Gregory (15th century) – detail: Eucharist. CC BY-SA 3.0; auteur: Wolfgang Sauber; Wikicommons

En avril se tiendra au CODEC Research Center de l’Université de Durham (UK), premier centre européen de recherche en théologie digitale, un colloque consacré aux « sacrements et à la liturgie dans les espaces numériques ». Le site d’inscription présente ainsi l’événement : « En ces temps de développements technologiques très rapides, la question de l’Eglise en ligne est à la fois d’actualité et très polémique. Le christianisme est profondément enraciné dans l’Incarnation [1] et ce qui est tangible, avec un attachement viscéral aux symboles et sacrements d’appartenance. Joignez-vous au CODEC Research Center et à ses invités de marque pour un symposium qui va explorer les questions des espaces sacramentels et liturgiques numériques ».

Si ce colloque a lieu, c’est que les discussions sur le baptême et la communion en ligne sont déjà présents dans le monde anglo-saxon depuis quelques années. On a  ici une différence de sensibilité culturelle. Si vous cherchez «baptême en ligne» via votre Google préféré, vous ne trouverez pas d’indications de baptême virtuel, mais de quoi être mis en contact avec les Eglises qui célèbrent des «vrais» baptêmes. Par contre, si vous tapez «baptism online», vous en trouverez plusieurs exemples : la vidéo d’une Eglise évangélique américaine ayant célébré en 2008 déjà un baptême en ligne, la candidate s’immergeant dans sa baignoire à domicile, ou des discussions sur ce type de pratiques. En 2016, l’Eglise protestante d’Ecosse l’a même évoqué en Synode, pour y renoncer dans l’immédiat. Le colloque de Durham signale que le sujet n’est pas clos.

Et bien sûr, si vous souhaitez vivre le rite de la communion à domicile, tout existe en ligne via certaines Eglises anglo-saxones : elles proposent de joindre un service organisé à une heure précise, ou des liturgies en vidéo pour communier ad libitum. Les Eglises les plus institutionnalisées, catholique, anglicane, réformée, luthérienne, ne semblent pas avoir franchi ce pas pour l’heure, même en contexte anglo-saxon. Tant mieux, pensera-t-on ! Il paraît bien normal de commencer par être interloqué devant ce type d’initiative, particulièrement si vous appréciez le fait de participer à un service liturgique dans une église de pierres, portés par la musique, la prière et la communauté. Mais si des pratiques s’établissent, même au sein d’Eglises moins traditionnelles, elles méritent d’être observées et réfléchies, comme le fait l’Université de Durham.

En première réaction, il me semble que le baptême, puisqu’il est un geste unique et profondément communautaire, peut difficilement être dissocié de son cadre liturgique public et collectif. L’Eglise Evangélique Réformée Vaudoise a toujours insisté pour que le baptême soit célébré dans le cadre de la communauté qui se rassemble le dimanche, et non pas de manière privée, alors qu’elle célèbre des Sainte-Cènes à domicile. La question de la communion en ligne pose naturellement beaucoup de questions du point de vue de la théologie des ministères, et peut-être faudrait-il trouver un terme spécifique pour ces moments vécus derrière son écran, à domicile. En France, les catholiques ont par exemple nommé «ADAP», assemblées dominicales en l’absence de prêtre, les célébrations dominicales qui ont lieu sans prêtre, conduites par un laïc, et où on distribue la communion sans célébrer la messe. Ces «communions en ligne» pourraient se rapprocher de cet état d’esprit, mais viser, à mon sens, un public différent de ceux et celles qui se déplacent à une célébration dans les églises physiques.

En effet, dans la pratique des visites pastorales, on rencontre fréquemment des personnes qui disent prier tous les jours, mais n’ont aucune autre pratique religieuse. Ce lien au divin très intime, mais fort et régulier, pourrait peut-être s’ouvrir à un aspect plus communautaire avec ce type de participation en ligne à des célébrations, avec ou sans communion. Il s’agirait alors d’un «plus communautaire», et non pas d’une perte de cette dimension. Le monde de l’internet n’est pas qu’une usine à isoler : accompagné par des Eglises qui sont prêtes à s’adapter à leurs contemporains, ce monde virtuel pourrait aussi permettre de rejoindre autrement celles et ceux qui prient régulièrement, mais sans plus avoir de contact avec une Eglise. Ils sont nombreux en Suisse.

[1] On appelle « incarnation » en christianisme l’accent mis sur l’anthropologie, le corps, les chrétiens considérant que Dieu s’est incarné en Jésus-Christ : https://fr.wikipedia.org/wiki/Incarnation_(christianisme)

Vers les «communs» de l’information : la mue des bibliothèques

Le reportage de la RTS En terrain connu «Les bibliothèques: la culture numérique», diffusé samedi soir 10 mars au téléjournal, a mis en lumière ce que nous ne pouvons plus ignorer: la mutation numérique des bibliothèques, ici en particulier les bibliothèques publiques. La bibliothèque de la Cité à Genève inaugurait en effet ce 10 mars un nouvel espace entièrement consacré à la culture numérique, un lieu d’animation et de formation. Il est clairement complémentaire à l’espace papier, comme le souligne Virginie Rouiller, responsable de l’établissement. Ce n’est qu’outre-Atlantique qu’on voit des bibliothèques qui ont entièrement renoncé au papier. C’est tant mieux, en effet, qu’on s’attache à conserver des objets et des espaces «déconnectés», en particulier pour la lecture loisir: qui de nous n’en ressent pas chaque jour davantage le besoin, pour rompre avec le rythme numérique souvent frénétique ?

Il n’empêche, l’espace inauguré est vraiment novateur: sur 110 mètres carrés, on peut par exemple faire de la robotique, s’initier au code ou à la programmation, apprendre une langue, louer un livre électronique, et à tout âge. Sami Kanaan, conseiller administratif de la Ville de Genève, relève judicieusement dans le reportage que la « bibliothèque est un troisième lieu entre la maison et le travail, gratuit, bienveillant, accueillant ». C’est à mon sens effectivement d’un tel lieu tiers dont nous avons besoin pour apprivoiser la tempête des nouvelles technologies. Reste que ce type d’évolution demande au bibliothécaire d’être à la fois un « conseiller, un animateur et un formateur » : ici comme ailleurs, des mutations professionnelles sont à l’agenda, qui demanderont que politique, économie et éducation s’accordent à mettre un accent sur la formation continue.

Université de Sheffield (UK); CC BY-SA 2.0; auteur: Chris J. Dixon; wikicommons.

Et qu’en est-il du côté des bibliothèques académiques? Sans passer en revue ici les nombreuses innovations de nos bibliothèques académiques suisses, menées depuis des années en particulier par la BCU de Lausanne, je mettrai en évidence un exemple particulièrement stimulant, l’Information Commons du campus de Sheffield (UK). Ce nouveau lieu a osé réunir centre informatique et bibliothèque, et les renommer, en 2007 [1]. Un tel regroupement est la reconnaissance que la matière même de la connaissance a muté vers le support d’écriture et d’expression numérique. De cette reconnaissance a naturellement découlé un changement de nom : la «bibliothèque», qui signife «l’endroit où on pose les livres», est devenue à Sheffield l’Information Commons, les «Communs de l’information».

Ce changement a été pensé en profondeur et est commenté sur le site web de l’institution elle-même: «Le terme de «communs» est devenu désuet au Royaume-Uni durant les derniers siècles – à part, bien sûr, pour désigner la maison basse du parlement. Mais c’est un bon vieux mot anglais, utilisé à l’origine pour désigner les pâturages communs, avant que ne soient mises des clôtures entre le 15ème et le 19ème siècle. […] Nous avons choisi ce nom, parce que, comme «bibliothèque», il est enraciné dans l’histoire. En le réintroduisant au Royaume-Uni, nous signalons l’expansion incroyable et innovante de ce nouvel environnement d’apprentissage, qui, par ses ressources partagées, donne accès au monde de la connaissance». Via la référence aux pâturages partagés, Sheffield montre ici la même vision que Sami Kanaan pour les Information commons: des lieux ouverts et libres de partage du savoir.

En osant regrouper centre informatique et bibliothèque, en leur donnant un nouveau nom mais ancré dans l’histoire, l’Université de Sheffield a fait à sa manière la démonstration de l’importance du nom, si bien exprimée par Jacques Derrida dans son ouvrage Sauf le Nom: « Le nom : qu’appelle-t-on ainsi ? qu’entend-on sous le nom de nom ? Et qu’arrive-t-il quand on donne un nom ? Que donne-t-on alors ? On n’offre pas une chose, on ne livre rien et pourtant quelque chose advient qui revient à donner, comme l’avait dit Plotin du Bien, ce qu’on n’a pas » [2].

 

[1] Comme l’expliquer leur site web: «The Information Commons is a joint venture between Corporate Information and Computing Services (CiCS) and the University Library. Delivering high quality IT-enabled study spaces and 24 hour access to student materials, the IC provides a platform for developing innovative learning and teaching techniques».

[2] Jacques Derrida, Sauf le nom, Galilée, 1993. Ce passage se trouve à la première page du feuillet Prière d’insérer qui se trouve glissé au début du volume.

Ce restaurant qui n’existe pas : les réalités du virtuel

Les villages en carton pâte des westerns d’autrefois, on voit bien ce que c’est. Ce phénomène des «villages Potemkine» se donne aujourd’hui de manière franchement raffinée parfois. Exemple AstaZero, un site voulu par Volvo pour ressembler à un village de la région de New York, afin d’y tester leur prototypes. On en verra des images dans cet article, ainsi que d’autres exemples de villages «fake» construits dans le monde.

Mais apparemment, les réseaux sociaux peuvent désormais premettre aux plus habiles des architectes de la toile de construire des morceaux de réel entièrement virtuels. Ou bien est-ce du virtuel réel ? On sent que les mots commencent à manquer pour décrire ce qui est arrivé au vrai faux restaurant The Shed à Dulwich, Londres, sur TripAdvisor, annoncé comme «britannique, végétarian, et options véganes». Grâce au savoir-faire d’Oobah Butler, journaliste, ce restaurant qui n’existe pas va se retrouver pour quelques jours n°1 sur 18’092 restaurants. Butler a rédigé sur le fait divers un article online et deux vidéos.

L’aventure paraît si incroyable qu’on lit bien le texte et scrute les vidéos pour être sûr que le compte-rendu de l’aventure fake ne soit pas lui-même un leurre. Mais l’expérience a bien eu lieu : la nouvelle a passé à la télévision anglaise, comme on le voit dans la première vidéo. L’épisode est décrypté dans d’autres articles également (voir par exemple celui-ci). Il faut dire que l’auteur du canular – c’est ainsi qu’on aurait auparavant appelé cet épisode virtuel – avait l’habitude d’écrire de faux avis sur TripAdvisor, payés pour décrire des restaurants non visités. Butler connaissait donc bien le système. Mais de là à penser qu’on pouvait faire fonctionner la mécanique jusqu’au bout… De nombreux amis ont contribué à la production des recensions, pour conturner la technologie anti-scammer de TripAdvisor. On regarde pensif la vidéo de TripAdvisor qui présente le système de recensions comme garant d’authenticité…

 

Il aura fallu six mois à The Shed pour se retrouver numéro 1, au 1er novembre 2017. L’aventure se terminera par une mémorable réelle soirée avec quelques personnes, au domicile du journaliste, dont le jardin a très bien suffi à fair la promotion en ligne de The Shed. La technique principale aura été de dire que le restaurant n’était accessible que sur réservation… et qu’il était toujours plein.

On sourira naturellement de l’épisode. Mais peut-être pas tant que cela, au fond. Il a aussi quelque chose d’effrayant: il est un cruel reflet de la capacité de nos contemporains à croire sans plus voir pour de vrai, ainsi que de la capacité des réseaux sociaux à faire le buzz sans beaucoup d’efforts. On peut ici parler de «réalité du virtuel», au-delà du simple «effet de réel» bien connu en peinture ou en littérature. En poussant l’argument, on pourrait en effet imaginer que nous mangions dans le futur au restaurant chez nous, lunettes virtuelles sur les yeux, goûtant des aliments incertains dont heureusement le goût et l’odorat auront été modifiés par la puce implémentée dans notre bouche. C’est le statut de l’expérience et de l’expérimentation qui est à refonder… si nous voulons encore du réel dans notre virtuel !