La mémoire et les maux. Collecter les individus

Que signifie porter un regard le plus complet et lucide possible sur l’histoire de son pays, de sa famille? Voir sur les deux en même temps? Est-il possible de «collecter les individus» dans ce qui serait une mémoire au moins partagée, à défaut de commune? De telles questions sont particulièrement vives dans un pays comme la Roumanie, qui a traversé les transformations politiques que l’on sait dans les dernières décennies. Au gré du premier colloque roumain consacré aux humanités digitales à fin novembre, à l’Université de Cluj, j’ai pris connaissance d’un projet à la fois enthousiasmant et questionnant, A collective memory 1950-2000.

Colloque DigiHubb, Cluj, Roumanie, projet Collective Memory 1950-2000; 29.11.2017 © Claire Clivaz

D’une manière coutumière dans les humanités numériques, ce projet transgresse les frontières disciplinaires et mêle histoire, anthropologie, art, sociologie. Une large moisson d’images, privées ou publiques, a été faite dans les archives des citoyens roumains souhaitant participer au projet: familles, cités, régions, événements, individus se croisent. Comme le site l’indique, «cette archive n’est pas juste un assemblage d’images et d’histoires dans un grand album nostalgique de la Roumanie. Notre but est de récupérer, rassembler et faire connaître un nombre d’images considérable, et de faire usage de l’importante charge mnémotechnique de l’archive, propre à être la ressource de futures études culturelles-anthropologiques, artistiques, historiques, sociologiques».

Andrada Catavei, Cluj, colloque DigiHubb, 29.11.2017; © Claire Clivaz

Une exposition organisée le 25 mai 2012 a en particulier sollicité le potentiel numérique pour différentes performances et mises en scènes artisitiques, le public étant convié à interagir numériquement avec les images, à traverser un rideau d’eau digital, etc. Les réactions des visiteurs ont été filmées et analysées: les émotions sont au rendez-vous, et la conférencière a reconnu le potentiel de manipulation d’une telle présentation historique, pointée dans le débat. Mais n’empêche qu’une telle exposition-performance réussit, en partie au moins, à permettre à des citoyens de connecter leurs mémoires individuelles à celle de leur pays.

J’attends toujours qu’on nous aide à faire de même à propos de notre mémoire suisse de la deuxième guerre mondiale. J’avais été sidérée de voir qu’Expo 02 n’avait pas laissé place à une reprise quelconque de notre mémoire de cette période en Suisse. En ce qui me concerne, je trimballe toujours dans ma mémoire individuelle un hiatus entre les récits transmis par ma famille – ce petit Michel, réfugié juif des bombardements français, accueilli pendant deux ans chez mes grand-parents, et qui faisait des cauchemars toutes les nuits, laissant ses hôtes suisses dans un profond sentiment d’impuissance à l’aider – et l’attitude globale de notre pays durant ces années de guerre, que nous n’avons pas fini de digérer collectivement, malgré la vaste enquête menée au plus haut niveau en 2001-2002.

Tenter une exposition-performance qui ose aller sur le terrain de l’émotionnel, reste absolument à expérimenter pour notre mémoire suisse de la deuxième guerre mondiale. Il y a tout le matériel nécessaire à un tel événement historico-artistique dans le fabuleux site «Notre Histoire» de la RTS, qui nous fait prendre conscience de ce que permet un service d’information publique, pour le bien de notre mémoire collective.

Allier l’indivu et le collectif, l’émotionel et la rigueur, est l’équilibre qui me paraît avoir été tenu de main de maître par l’historien français Ivan Jablonka dans sa thèse d’habilitation: il l’a retraversée hier dans une conférence de haute teneur à l’Université de Lausanne [1]. Ne lâchant pas d’une semelle l’honnêteté scientifique prônée en 1954 par Henri-Irénée Marrou, Jablonka a mené un long travail d’enquête pour restituer la vie de deux de ses grand-parents qu’il n’a pas connus, décédés à Auschwitz en 43/44. C’est par le travail de mécanique d’orfèvre de l’écriture qu’il parvient à dépasser les oppositions qu’il juge fausses entre grande et petite histoire, histoire et mémoire, émotion et rigueur.

Replaçant ses deux grand-parents «dans la chaîne des vivants», Jablonka parvient à connecter les individus à la mémoire collective, en racontant «comment deux jeunes gens ont été détruits en moins de 30 ans dans l’Europe du 20ème siècle». A l’heure où la digitalité émancipe l’écriture hors des couvertures, il se pourrait bien que nous ne fassions que commencer à faire histoire de cette manière, en misant sur la collecte des individus, des mémoires et des maux.

[1] Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête, Seuil, 2012 (rééd. poche 2013).

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

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