La génomique n’hésite pas à solliciter le livre comme métaphore pour penser l’écriture de l’ADN : le colloque Wright 2016 a été placé sous le slogan «décoder le livre de la vie». L’impact symbolique
de l’expression a été souligné par l’un des conférenciers, Peter Sloterdijk, rappelant dans les pixels du Temps qu’on a souvent considéré que «Dieu écrivait le monde», et que «chez les généticiens, il y a une intuition spontanée, presque irrésistible, à parler du travail sur le génome comme d’une ‘écriture’». Il en va donc encore une fois de «l’écriture au risque du code».
De fait, le «livre de vie» est une expression issue du livre biblique de l’Apocalypse, aux allures plutôt inquiétantes : le livre de vie, on peut en être effacé (Ap 3,5), et un «étang de feu» est promis à ceux qui en seraient retirés (Ap 20,15), selon le langage imagé de ce récit digne des plus belles scènes du Seigneur des anneaux. Proclamer qu’on décode le livre de (la) vie pourrait donc trahir en négatif notre crainte profonde devant cette génomique apprentie sorcière. Conférencier du 8 novembre, Michael Snyder nous disait avec humour que nous pourrions «tous devenir hypocondriaques» avec les possibilités qui s’offrent à nous de connaître notre patrimoine génétique, bientôt dès la naissance, précisait-il.
Alors que les américains étaient en train de voter, Snyder a su donner à son auditoire la mesure du gigantisme des données accumulables à propos d’un seul individu : sur 10 trillons de cellules humaines et 100 trillons de bactéries (l’individu «noir de monde» pour reprendre Alain Bashung !), tout semble mesurable en nous désormais. Et je songeais que nous troquions allégrément l’adage du philosophe antique Protagoras, «l’homme est la mesure de toute chose» pour en arriver à «l’homme est mesurable en toutes choses»… sans savoir encore ce qui nous sera réellement profitable dans l’aventure. On a le droit de prendre la mesure de ce gigantisme, un sentiment que Frédéric Schütz nous communique clairement dans un eTalk sur la médecine personnalisée : il faudrait publier le journal Le Temps pendant quinze ans pour rendre accessible sous ce format le code génétique d’une seule personne, explique-t-il !
Décoder le génome, vouloir la médecine encore plus personnalisée qu’avant, conduit à de multiples réflexions, et en tous les cas à repenser encore le concept de «personne». Si un individu peut être traduit comme un ensemble de 10 trillons de cellules humaines et 100 trillons de bactéries, n’y a-t-il finalement plus «personne» dans cette personne ? La question philosophique de la personne aujourd’hui est posée par Jean-Paul Fragnière à l’Université de Fribourg en décembre prochain : «Y a personne ?! La personne dans la pensée d’Emmanuel Lévinas». Je ne suis pas sûre que les avancées génomiques seront convoquées dans cette conférence, au demeurant sans doute passionnante. Il est pourtant temps de réunir les discours, puisque l’humanisme est radicalement décentré via la génomique : l’homme n’est plus la mesure de toutes choses, il devient mesurable en toutes choses, sans être assuré de demeurer mesuré.
La semaine prochaine va s’ouvrir sur le campus EPFL le salon planète santé, riche de mille événements. Si l’on cherche sur son site le terme de «philosophie», on ne le trouvera toutefois mentionné qu’une fois à propos de la Fédération Romande des Consommateurs qui rend compte de sa propre philosophie. Espérons que l’an prochain, un Jean-Paul Fragnière ou d’autres philosophes seront associés aux débats sur la santé, pour rassembler les discours sur la personne, à l’heure où il devient de plus en plus évident que nous avons tous besoin de (re)faire nos «humanités».