Ces livres à délivrer

Unbound, littéralement «délivré», est une entreprise éditoriale qui ne peut que fasciner. Intégrant le meilleur de la culture collective et interactive du Web, Unbound se décrit comme un éditeur permettant de donner vie à des idées, via le financement participatif.

Jusqu’à aujourd’hui, 97’521 personnes de 158 pays se sont engagées à verser 2,9 millions de livres sterling pour subventionner 169 livres, dont 5 ont gagné des prix littéraires et 4 sont devenus des best-sellers. On se réjouit de voir ici moult livres délivrés, unbound, dans un bel élan collectif.

Alors que nos auteurs tentent de rassembler de quoi payer leur ticket de train pour aller au salon du livre du coin, c’est ici le 50% des bénéfices qui vont à l’auteur. Synopsis, extrait, possibilité de discuter avec l’auteur sur un forum, tout est mis en oeuvre pour promouvoir une idée d’écriture. Mais c’est surtout la vidéo de présentation qui est en charge de faire la promotion de l’ouvrage à subventionner. Rêvez-vous de lire cette nouvelle post-apocalyptique, Tatterdemalion? C’est une vidéo qui vous en convaincra, musique et dosage émotionnel à l’appui. Et c’est là sans doute la pointe d’humour de l’entreprise: c’est le voir et l’entendre, l’image et le son, qui vendent l’écriture.

Unbound est peut-être en train de tellement bien «délivrer» le livre, que la plateforme pourrait conduire à aller plus loin qu’elle, de fait. Car, j’en suis convaincue, l’enjeu des transformations de la lecture n’est pas ce binôme tristounet «paper or not paper», qu’on nous rappelle régulièrement pour s’en réjouir ou s’en lamenter. Le digital nous met face à une autre radicalité: voir l’écriture devenir une forme d’expression parmi d’autres, provoquée sans cesse par l’image et le son, au sein d’une “littératie multimodale” pour le dire savemment, ou au sein d’une culture qui marie texte, image et son, pour le dire rapidement.

Sans flagornerie, je soulignerai ici combien ce journal qui accueille nos blogs se montre être à temps via les applications multimédia qu’il développe, les «labs». Elles me sont un excellent objet d’étude, à voir les journalistes à l’oeuvre de cette production multimodale: tantôt ils maintiennent ferme le leadership de la voix de l’auteur et conservent un goût pour la linéarité malgré tout, tantôt ils se livrent à des concurrences de points de vue, par exemple dans cette série où l’audio et l’écrit décidément ne vous brossent pas le même tableau. Je fais le pari qu’Unbound, ou son petit frère, offriront bientôt à leurs auteurs de pouvoir créer ce type d’objet culturel. Du côté artistique, certains foncent: allez donc voir/lire/entendre «où le monde double s’effondre» de l’écrivain François Bon. J’y reviendrai dans un autre blog.

Parler plutôt qu’écrire?! Suite de la saga

Qu’il est fascinant et déroutant de suivre les joutes de l’oral et de l’écrit dans la culture digitale, une saga déjà évoquée sur ce blog au mois de mai. Parler va plus vite qu’écrire, on le sait : les systèmes d’écriture rapide – tachygraphie – existaient déjà dans l’Antiquité, lorsque les esclaves lettrés prenaient les notes des discours des orateurs. Il en ira ainsi jusqu’à la sténographie, remplacée inexorablement par les moyens technologiques: c’est en 2005 que l’assemblée nationale française abandonnera ses sténographes pour des «rédacteurs de débat» [1].

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© Claire Clivaz

Le parler prend chaque jour un plus de court l’écriture. L’OBS/Rue 89 racontait récemment avec emphase que la petite Asmine, 5 ans, avait trouvé seule la fonction micro pour faire rédiger son courriel en le dictant à la machine, alors que sa maman n’épelait les mots pas assez vite à son goût. Quant aux quarantennaires, ils sont susceptibles de passer du jour au lendemain des What’s up écrits aux What’s up oraux, reformatés par leurs ados : la graphie en devient à l’évidence bien différente et franchement sibylline si on n’a pas… le son. Dans les What’s up oraux, la voix est là avec son émotionnalité et on a d’un coup beaucoup plus d’infos sur l’état d’âme de l’autre que via quelques mots écrits, abrégés en vitesse.

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Portrait du Fayoum, 160-170 CE; domaine public USA; wikicommons: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fayum_portrait_BM_EA_65346.jpg

On le pressent déjà, garder le rythme d’une écriture lente, reprise, pondérée, sera de plus en plus un défi, et aussi une nécessité. Tôt ou tard, nous ne ferons plus que rêver de moments de retrait loin du rythme continu de la production et de la communication digitales. A voir cet incroyable journal rédigé entièrement à la main par des prisonniers politiques en Turquie, on se sent aussi prêt à tous les combats pour maintenir l’enseignement de l’écriture à la main, si tant est qu’une fois il est menacé, parce qu’on aura considéré que cela ne va assez pas vite…

Mais toujours est-il que le parler tiendra de plus en plus la dragée haute à l’écrit. Dans cette perspective, on a tout avantage à se rappeler que dans l’Antiquité, à peine 10% des personnes savaient lire, et encore moins lire et écrire. Mais que cela n’empêchait pas ceux que nous nommerions aujourd’hui «illettrés» de produire une culture à nulle autre pareille: un ancien papyrus d’Egypte nous parle d’Artémidore, un peintre qui n’avait pas besoin d’être lettré pour faire des portraits magnifiques [2], dans le style de ceux du Fayoum [3].

[1] Delphine Gardey, « Scriptes de la démocratie : les sténographes et rédacteurs des débats (1848‑2005) », Sociologie du Travail, vol. 52, n° 2, avril‑juin 2010, p. 195‑211.

[2] Il s’agit du Papyrus Oxyrhynque VI 896; voir C. Clivaz, “Literacy, Greco-Roman Egypt”, in The Encyclopedia of Ancient History, First Edition, Roger S. Bagnall, Kai Brodersen, Craige B. Champion, Andrew Erskine, and Sabine R. Huebner (ed.), Blackwell Publishing Ltd., Oxford, 2013, p. 4097–4098 ; DOI: 10.1002/9781444338386.wbeah07056

[3] Elle reste superbe à écouter sur youtube cette conférence de Jacques Berger sur le Fayoum, malgré le temps qui passe, et le style avec.