Renverser son point de vue sur le monde? Une question de temps

Un article récent de la RTS a rappelé un projet mené par la Haute Ecole des Arts de Berne (HKB) en 2012-2013, «View points. The World in Perspective». Dans ce projet, un site simple mais efficace vous permet de choisir une entrée pour vous entraîner à voir le monde autrement qu’avec l’Europe au centre. On se prend vite au jeu de ces mondes qu’on peut faire varier à l’infini, sauvegarder sur son ordinateur ou partager sur Facebook.

http://worldmapgenerator.com, projet HKB
http://worldmapgenerator.com, projet HKB

A faire le monde autrement, on pourrait espérer libérer nos esprits des limites imposées par la cartographie occidentale moderne, qui a créé des «positions sans identité» selon les termes de Gayatri Chakravorty Spivak [1]. Daniel Rosenberg and Anthony Gratton ont fait une critique similaire des chronologies qui, depuis 250 ans à peine, ont formaté nos représentations du temps et de l’histoire [2]. La culture digitale, avec sa diversité d’instruments souvent ludiques, va-t-elle permettre l’émergence de la diversité des mondes, ou tout au moins de la diversité de nos représentations du monde?

A lire l’enthousiaste compte-rendu par Carole Kouassi de l’invention d’un «téléphone sans fil, sans carte SIM et plus important encore, sans crédit» par Simon Petrus, Namibien de 19 ans, on se prend presque à croire qu’avec peu de choses, on pourrait renverser jusqu’à l’égalité des chances dans ce monde, qui sait. L’annonce de cette invention m’a rappelé qu’en 2008, un jeune Texan, Zacary Brown, avait gagné 20’000$ de la fondation Rockefeller pour construire un prototype de routeur solaire sans fil, dans le cadre d’un challenge InnoCentive, à destination d’une région en Inde. Le projet avait enthousiasmé Michael Nielsen qui y consacrait tout un passage dans son ouvrage Reinventing Discovery [3]. Que s’est-il passé depuis? Zacary Brown a fait ce à quoi il s’était engagé, et créé deux prototypes de routeurs solaires sans fil, prêts à être testés. Mais je n’ai pas trouvé plus d’information passé ce stade. L’outil a-t-il été efficace? Et si oui, où est la firme qui s’en est emparée et a recouvert les bidonvilles, d’Inde ou d’ailleurs, du précieux instrument? On attend de voir, tout comme pour ce téléphone sans crédit ni opérateur. Le point de vue occidento-centré, qu’il soit cartographique ou économique, ne laisse pas si aisément que cela renverser. A moins que nous n’ayons d’autre raisons plus impératives que les cartes de l’HKB pour devoir nous rendre compte que la culture occidentale n’est plus le centre du monde.

[1] Haring Yan et Gayatri Chakravorty Spivak, “Position without Iden­tity: An Interview with Gayatri Chakravorty Spivak”, Positions: East Asia Cultures Critique 15 (2007/2), pp. 429­448; ici p. 430-431.

[2] Daniel Rosenberg et Anthony Grafton, Cartographies of Time. A His­tory of the Timeline, New York, Princeton Architectural Press, 2010; notamment p. 14.

[3] Michael Nielsen, Reinventing Discovery: the New Era of Networked Science, Princeton, N.J.: Princeton University Press, 2012; kindle 320-355.

Automatisation, subalternes et for intérieur

Dans le flou des informations diverses nous arrivant de Rio, le Washington Post signale “qu’il utilisera des robots pour écrire des récits sur les Jeux Olympiques”. Et ce depuis le 6 août, devenu D-day de l’automatisation journalistique olympique. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes: les “journalistes humains” (on se réjouit de la précision) pourront “travailler à des tâches plus intéressantes et complexes”, alors que se rédigent des comptes-rendus automatiques de scores et résultats. Et le responsable des projets digitaux du journal d’affirmer qu’on ne cherche pas à remplacer les reporters, mais “à les libérer”.

Reviennent alors en tête de nombreux récits de science-fiction, à commencer par le célèbre Littératron de Roger Escarpit (1964) qui racontait, déjà, la machine à écrire des textes. Ironie des situations, un véritable Littératron sera créé au début de notre millénaire par Isabelle Audras et Jean-Gabriel Ganascia, sous la forme analytique d’un logiciel textuel prompt à “extraire automatiquement des motifs syntaxiques à partir de textes écrits en langage naturel”. Le chercheur français m’a attesté de vive voix ne pas avoir consciemment repris le nom du Littératron d’Escarpit. De quoi donner envie de relire le roman, pour nous interroger sur la manière dont une culture peut tous nous imprégner, plus ou moins consciemment.

Gayatri Chakravorty Spivak au Goldsmiths College; CC BY-SA 3.0; auteur: Shih-Lun Chang
Gayatri Chakravorty Spivak au Goldsmiths College; CC BY-SA 3.0; auteur: Shih-Lun Chang

Dans le Littératron (le roman donc) domine la critique féroce des élites quelles qu’elles soient, littéraires, militaires, économiques ou académiques. Je ne crois pas que l’automatisation provoque d’elle-même une somnolence intellectuelle qui conduirait de facto à devenir des “subalternes”, selon le terme mis en scène par Antonio Gramsci. L’auteure indienne Gayatri Chakravorty Spivak, faisant mémoire de Gramsci et Jacques Derrida, nous invite à cultiver une “familiarité critique”, une critical intimacy, avec ce à quoi nous voulons précisément résister.

On nous veut “heureux humains” libérés par l’automatisation? Qu’à cela ne tienne: à nous de cultiver une familiarité critique à ces conditions, au sein-même de ce nouveau bonheur concocté pour nous. En rendant robuste ce qui nous constitue à l’intime: le for intérieur.