«Il n’y a plus ni homme, ni femme» (1er s. ap. JC) : commémorer la fragilité du 1er juillet 1996

La date de 1981, je la connaissais bien : l’inscription dans la loi suisse de l’égalité entre hommes et femmes. Mais ce n’est qu’à l’occasion des manifestations prévues pour ce mardi 14 juin à l’Université de Lausanne que j’ai réalisé que cette loi n’était entrée en vigueur que 15 ans plus tard, le 1er juillet 1996. Cette toute petite vingtaine d’années me paraît aujourd’hui d’une fragilité déconcertante. Car rien ne semble acquis d’un rapport harmonieux entre les genres, quels qu’ils soient.

Domaine public; auteur: Mutxamel (wikicommons)
Domaine public; auteur: Mutxamel (wikicommons)

L’impensable, en effet, se produit. On a appris le 5 juin dernier que le Synode luthérien de Lettonie avait décidé de mettre fin à l’ordination des femmes pasteurs, inaugurée dans cette Eglise en 1975. De fait, 30 Eglises luthériennes sur 145 ont aboli la possibilité d’ordonner des femmes pasteurs, apprend-t-on dans un article de Protestinter qui précise qu’à l’occasion de la discussion en Lettonie, des théologiennes ont «été violemment insultées par des pasteurs sur leur site web, si bien que les commentaires ont dû être désactivés». Du côté de Bâle, on a failli accepter qu’on ne serre plus la main d’une femme en raison de son genre. Et nous tremblons de la tuerie de ce week-end dans une discothèque gay d’Orlando sous revendication d’extrêmisme religieux. Oppression des femmes et des minorités sexuelles se nourrissent souvent des mêmes discours.

Et pourtant dans ma mémoire culturelle résonnent avec obstination ces mots bibliques, sous le style de l’apôtre Paul qui plus est: «en Christ, il n’y a plus ni homme, ni femme» (Lettres aux Galates 3,28). Des femmes courageuses s’inspireront de cette parole jusqu’au 4ème siècle pour former une église minoritaire avec des femmes prêtres et évêques, raconte – courroucé – le père de l’Eglise Epiphane (voir son ouvrage Panarion 2,1-3). Mais l’évêque luthérien de Lettonie avance en 2016 d’autres passages du même apôtre Paul pour interdire aux femmes la prise de parole ministérielle. Le religieux entretient de mémoire millénaire des relations bien souvent désolantes avec les questions de genre, encore que certaines avancées demeurent possibles, comme le rite pour couples partenariés voté à la quasi unanimité par le Synode de l’Eglise évangélique réformée vaudoise en 2012 et 2013.

Si tout est à repenser et à fonder sur de nouvelles bases dans les rapports de genre, c’est qu’il aura fallu deux générations pour prendre la pleine mesure des transformations provoquées par ce tournant décisif : l’invention de la pillule contraceptive dans les années 50. La possibilité de dissocier la sexualité de la procréation, et de pouvoir envisager la vie de couple sans enfants, redistribuent les cartes des rapports entre individus. Jusqu’à l’imposition individuelle qu’on commence enfin à discuter. L’heure est à l’alliance entre individus autonomes pour vivre le couple : c’est de là que pourra peut-être naître la complète mise en oeuvre de l’égalité. Ce n’est que depuis le 1er juillet 1996 que les filles naissent vraiment libres et autonomes dans notre pays, sans encore qu’on leur garantisse un salaire égal à conditions égales. Elève Helvétie, contrôle d’études genre 2016 : se donne de la peine et en a.

Internet avec ou sans majuscule, ou nos fantasmes d’omniprésence

Le 1er juin dernier, l’Associated Press Stylebook, «bible grammaticale et linguistique pour les journalistes américains», a fait perdre sa majuscule à Internet. Tout l’intérêt de cette évolution orthographique est d’observer les différentes raisons qui sont avancées pour s’y opposer ou la motiver. Bob Wyman, expert chez Google, rappelle que la majuscule permettait de le différencier des autres sortes d’internet, mais l’usage est désuet justement.

1600px-Artist’s_impression_of_a_gamma-ray_burst_shining_through_two_young_galaxies_in_the_early_Universe_(original)
Deux galaxies de l’univers primitif. European Southern Observatory (ESO) CC BY 4.0, wikicommons

Dans le camp des pour, Thomas Kent, éditeur de l’Associated Press, s’enthousiasme dans le New York Times du fait qu’internet, pour les jeunes, serait «comme l’eau». Inquiétante comparaison qui ne semble pas concevoir une seconde qu’on puisse être privé de l’un ou de l’autre. Pour l’éditeur, la majuscule impliquait aussi qu’on perçoive internet comme «un lieu physique avec un nom propre», alors qu’il n’y a pas «beaucoup de personnes qui le voient encore ainsi». Si pour Kent la perte de la majuscule à internet en dit l’omniprésence jusqu’à sa capacité fantasmée de se dédouaner des limites des lieux physiques, il y a de quoi rester songeur.

Et ce d’autant plus que des arguments de toute-puissance peuvent aussi bien se retrouver sous la plume de ceux qui défendent une majuscule à l’Internet, tel le philosophe Paul Mathias qui disait dans un interview en 2015 qu’«Internet désigne plusieurs réseaux comme l’Univers désigne plusieurs galaxies. Dans ce cas, pourquoi retirer l’article ? On devrait écrire – et dire – “l’Internet” et doubler la majuscule d’un déterminant». Et Matthias de conclure : « C’est drôle, il n’y a qu’un mot en français où l’on utilise une majuscule et pas de déterminant sans que ce soit véritablement un nom propre : c’est “Dieu”».

Décidément, la culture française ne se remet pas du choix de traduction de computer en «ordinateur» par le professeur de Sorbonne Jacques Perret, justifié théologiquement, voire cléricalement dans cette lettre au président d’IBM en 1955: «Que diriez-vous d’ordinateur? C’est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l’avantage de donner aisément un verbe ordiner, un nom d’action ordination».