J’avais l’intention de clore le projet Yann Marussich en Uruguay, d’abord et passer à la suite après. Une certaine idée de l’ordre que j’ai dû intégrer par inadvertance. J’avais même une petite idée de ce qui viendrait après avoir fini le film. Mais la vie c’est pas comme ça. Elle fait comme elle veut. C’est parfois une sorte d’ouragan qui souffle que l’ordre, ça n’a pas d’importance, ou peut-être même, que ce que l’on avait prévu n’était pas sur la carte du menu.
J’ai voulu croire qu’en 2019, on pouvait travailler à distance, dans notre monde moderne. C’est sans doute vrai pour un tas de choses, mais pas pour faire un film. S’asseoir ensemble face aux images, prendre de grandes décisions en échangeant un regard déterminé, ça ne peut pas se faire sur skype, malgré l’illusion. Alors je suis revenue en Uruguay travailler avec ma monteuse et musicienne Cecilia, cet automne.
Nous avancions dans la construction de ce film qui se rallongeait chaque jour un peu plus. Je cherchais l’histoire universelle qui se cachait dans mes images. Comme cet homme qui sculpte un immense bloc de pierre et finit par trouver la forme qui se trouvait à l’intérieur. Comment à partir du travail d’un seul artiste, parler de l’ensemble de nos problèmes métaphysiques en tant qu’humains… C’est délicat. Je suis une marionnettistes qui par ses choix peut faire dire ce qu’elle veut à ses personnages. Les limites de mon champ de liberté sont toutes estompées. Mon travail consiste à donner du sens à une histoire inventée à partir de bribes de réalité. J’en arrive à me demander si le documentaire n’est pas une invention conceptuelle mal rangée. Bref, j’étais là, tranquillement dans mon élément en train de fabriquer un film.
Et puis la mi-octobre est arrivée et tout ce petit équilibre a basculé. La crise sociale a explosé au Chili. J’ai commencé à écouter la radio, à suivre des inconnus sur les réseaux sociaux, et je n’en ai plus décollé. Je suivais les manifestations, les slogans sur les murs, les chants du peuple, la répression policière, l’inaction du gouvernement, le coeur tout serré.
Quelque chose d’étrange a commencé à m’envahir, j’ai mis du temps à comprendre ce que c’était. J’avais un billet de retour pour Genève le 23 novembre et j’allais avoir du mal à monter dans cet avion et rentrer comme si de rien n’était. J’ai fini par traduire mon implosion intérieure. Ce qui était en train de se passer dans le pays d’origine de mes parents ressemblait de plus en plus à une répétition du scénario de 1973 qui les avait amené à devoir s’exiler. C’était comme si je voyais se dérouler sous mes yeux la raison pour laquelle je suis née en Suisse. Et il fallait que j’aille étudier cette raison de près.
Je suis allée au bout de ce premier montage. Il dure 1h17, ce qui fait 77 minutes, une longueur de bonne augure. Je savais qu’il fallait laisser passer du temps avant de le revoir avec un regard neuf et savoir si ce que nous avions fait avec Cecilia tenait la route. Le 23 novembre, je me suis rendue à l’aéroport comme prévu, et je me suis envolée dans l’autre sens, direction le Chili. Mon père était là-bas, il avait tout fait pour me convaincre de ne pas y aller. Un vrai papa comme on n’en fait plus. Je ne suis pas restée à Santiago pour pouvoir voir de mes propres yeux ces échos du passé. Lui, il se retrouvait à une place qui devait ressembler à celle de son propre père il y a 46 ans. C’était mignon, il m’a défendu d’aller à des marches de protestations. Et effectivement, il n’y avait sans doute personne de mieux placé que lui autour de moi pour savoir de quoi étaient capables les Carabineros. Depuis l’Uruguay, j’avais pu voir sur mon petit écran la violence des forces du désordre de ce pays qui part en lambeaux. Une violence qui paraît inconcevable en 2019, quand on a grandi à Genève.
La cordillère des Andes m’a toujours semblé être comme un mur entre le Chili et le reste du monde, un mur qui vous fait vous sentir loin de tout, et lorsqu’une crise comme celle-ci éclate, la sensation que vous pourrez crier aussi fort que vous le voudrez, personne ne vous entendra.
(Versión español)
Tenía primero la intención de finalizar el proyecto Yann Marussich en Uruguay , y pasar después al siguiente. Una cierta idea del orden que debí asimilar por descuido. Tenía una ligera idea de lo que venía después de haber terminado
la película. Pero la vida no es así de simple. Hace lo que se le antoja. Es una especie de huracán que sopla que el orden no tiene importancia, o tal vez incluso, que lo que habíamos previsto no estaba en la carta del menú.
En 2019 quise creer que se podía trabajar a distancia. Sin duda, esto es cierto para un montón de cosas, pero no para hacer una película. Sentarse juntas frente a las imágenes y tomar grandes decisiones intercambiando una mirada determinada no se puede hacer por Skype a pesar de la ilusión. Así que volví a Uruguay en el otoño para trabajar con Cecilia, mi editora y autora de la música. Avanzábamos bien en la construcción de esa película que se alargaba cada día un poco más. Buscaba la historia universal que se escondía en mis imágenes. Como ese hombre que esculpe un inmenso bloque de piedra y termina por encontrar la forma que se escondía en su interior.
Como a partir del trabajo de un solo artista, hablar del conjunto de nuestros problemas metafísicos en tanto seres humanos…porque, claro, es hacia allá que me quiero dirigir. Es delicado, soy una marionetista que, por sus elecciones ,hace decir lo que quiere a sus personajes. Los límites de mi campo de libertad se van borrando. Mi trabajo consiste a dar un sentido a una historia inventada a partit de fragmentos de realidad. Llego a preguntarme si el documental no es una invención conceptual mal ordenada. En resumen, estaba allí tranquilamente en mi elemento fabricando una película.
Y poco después de mediados de octubre, este equilibrio se derrumbo. El estallido social empezó en Chile. Comencé a escuchar la radio compulsivamente, a seguir desconocidos en las redes sociales, y en ello me quedé. Seguía las manifestaciones, los eslóganes en los muros, los cantos del pueblo, la represión policial y la inacción del gobierno con el corazón acongojado.
Algo extraño comenzó a invadirme. Tenía un pasaje de vuelta a Ginebra para el 23 de Noviembre, supe bastante rápido que me costaría mucho subir a ese avión y volver como si no ocurriese nada.
Finalmente logré traducir mi implosión interior. Lo que estaba ocurriendo en el país de origen de mis padres se parecía cada vez más a una repetición del escenario de 1973 que los había llevado al exilio. Era como si viera ante mis ojos la razón por la cual nací en Suiza. Y tenía que ir a ver esta razón de cerca.
Llegué al final de ese primer montaje. Dura 1h17, lo que hace 77 minutos, es una duración de buen augurio. Sabía que había que dejar pasar el tiempo antes verlo nuevamente con una mirada fresca para saber si lo que habíamos hecho con Cecilia
mantenía su vigencia. El 23 de Noviembre fui al aeropuerto como estaba previsto , y partí en el otro sentido, a Chile. Mi padre estaba allí, había hecho todo lo posible para convencerme de no ir. Un verdadero papá como ya no se hacen. Así las cosas, no me quedé en Santiago, debía ver estos ecos del pasado con mis propios ojos. Él se encontró en un lugar que debía parecerse al de su propio padre, hace 46 años.
Era gracioso, no quería que fuera a las manifestaciones. Y efectivamente, no había nadie mejor que él, a mi alrededor, para saber de lo que eran capaces los carabineros. Desde Uruguay había visto por internet la violencia de las fuerzas de desorden de ese país que se desgarra. Una violencia que parece inconcebible en 2019, para alguien que creció en Ginebra.
La cordillera de los Andes siempre me ha parecido ser un muro entre Chile y el resto del mundo, un muro que te hace sentir lejos de todo, y cuando una crisis así explota, la sensación de que puedes gritar tanto como quieras, nadie te oirá.