Champ-Dollon, 40 ans de détention

La prison de Champ-Dollon, construite en 1977 est, à bien des égards, le récipiendaire d’un héritage, d’une expérience et d’une réflexion qui s’est développée au cours du XXe siècle et qui s’est accélérée après la Seconde Guerre mondiale. Les années Foucault l’ont déterminé en partie, à l’instar d’une vague philosophique interrogeant l’homme et son avenir. La décision de scinder l’unité médicale de la prison, alors Saint-Antoine, des autorités pénitentiaires et judiciaires en 1964, et de refondre le service de patronage la même année ne sont pas un hasard. Ces évolutions étaient les fruits de cette mouvance intellectuelle. 1964, la Guerre froide battait alors son plein, la Chine annonçait la création de sa première bombe atomique, et une nouvelle édition des Rencontres Internationales se tenait à Genève du 2 au 11 septembre, portant sur le thème « Comment vivre demain ? »[i]. Un événement réunissant des scientifiques comme le célèbre physicien Robert Oppenheimer ou Victor Frederick Weisskopf, le directeur du CERN, ainsi que des philosophes et des écrivains dont Jean Starobinski, Jeanne Hersch et Francis Jeanson n’étaient pas les derniers venus, et qui posaient la question de la condition humaine. Et si André Malraux était absent cette année-là, du moins aurait-il pu se reconnaître dans l’énoncé du programme des conférences :

« Nos sociétés, dans la situation révolutionnaire qu’elles vivent : promotion historique des peuples autrefois colonisés, accroissement des populations, inégalité dans la répartition des biens de consommation, accumulation d’armes nucléaires dont la puissance même interdit aux États d’envisager la guerre comme ultima ratio, sont simultanément la proie de techniques bouleversant toutes les conditions sociales et les relations humaines, tant publiques que privées : surindustrialisation, aéronautique, automobile, cinéma, radiotélévision… Tant et si bien que les hommes d’aujourd’hui doivent, pour survivre, non seulement s’adapter à des modes de vie sans précédent historique, mais surtout, s’ingénier à trouver des solutions neuves à des problèmes entièrement nouveaux »[ii].

Ce texte, à lui-seul, résume les défis et les problématiques sociales des années précédant la création de Champ-Dollon. Mais, ces observations pourraient tout aussi bien s’appliquer à notre époque contemporaine tant il est vrai que les hommes d’aujourd’hui, confrontés à des degrés de complexité sans équivalent, doivent s’adapter à des dynamiques évolutives si l’on considère seulement les ressacs de cultures multiples se mélangeant dans le creuset d’un univers mondialisé, les flux de population, l’Internet ou les fossés sociaux devenus les tranchées d’une guerre économique de plus en plus agressive. Un contexte dans lequel faire respecter les valeurs de notre société exprimées au travers de lois, dont la densité des corpus aurait fait grimacer Grotius, est devenu un défi constant, mettant sous pression tant les forces de l’ordre que le ministère public, et dont les effets influent directement et de manière très concrète sur la prison.

Car enfermer l’homme, le punir, le mettre hors d’état de nuire lorsqu’il viole certaines limites n’est pas de la responsabilité de la prison, mais bien des juges. Et la politique appliquée en matière de justice et de répression force à la hausse ou à la baisse le nombre de condamnations et, par effets successifs, les possibilités de réinsertion des détenus, autant que les finances publiques. Une équation dont les résultats divergent dans les pays européens en fonction des choix opérés par les gouvernements respectifs[iii].

Les exemples de la Hollande et de la Suède sont bien connus avec les chutes spectaculaires de leurs populations carcérales, rendues possibles par la mise en place de mesures alternatives à la peine d’enfermement, comme les bracelets électroniques, des injonctions de soins ou les peines d’intérêts généraux, et par les faibles taux de récidive. Des résultats qui sont expliqués en partie par les politiques sociales optées par ces pays qui ont développé des thérapies de «décriminalisation» en misant prioritairement sur la réhabilitation, mais également – pour ne pas dire surtout – par une baisse générale de la criminalité ordinaire. Une diminution dont les causes restent très disputées et qui est expliquée tantôt par des actions soutenues de la police et le développement des systèmes de surveillance, plus rarement par le vieillissement de la population ou l’éducation[iv]. Des résultats dépendant donc d’un faisceau de raisons qui ne sont pas toutes objectivables et qui ne prennent pas forcément en compte toutes les facettes d’une problématique s’étendant au-delà du seul condamné et des institutions, comme les attentes légitimes du besoin de justice des victimes et de leurs familles.

Genève, à l’instar de la France, s’est basé sur un principe de réalité mathématique et a opté pour un scénario de développement de ses infrastructures carcérales pour lutter contre la surpopulation de la prison qui, pour citer le ministre de la justice français Jean-Jacques Urvoas, contribue à un « ensauvagement » de la détention et des personnes détenues[v]. S’en tenir à ce constat serait partial puisque le système de probation développé à Genève depuis bientôt deux siècles s’axe dans le même sens que les modèles de réinsertion utilisés dans le Nord de l’Europe, avec des « sas » de sortie, des encadrements évolutifs dépendant du statut de la personne détenue puis libérée, et un travail de réseaux important. L’histoire de Champ-Dollon reste fortement marquée par les problèmes de surpopulation que l’établissement rencontre depuis les années 90. Et rien ne permet de conjecturer qu’il en ira différemment dans le futur comme le démontre l’histoire de l’enfermement qui met en lumière ce problème de surpopulation à de nombreuses époques. Un problème dont les variables sont nombreuses et difficilement maîtrisables.

Dès lors, l’univers des détenus, des agents de détention et de l’ensemble des intervenants qui évoluent « dedans », entre des murs créés pour obliger et protéger, revêt une dimension éminemment symbolique pour chaque personne intéressée par la gouvernance politique et judiciaire, mais également pour le simple citoyen dont la société, si l’on se rappelle de la phrase d’Albert Camus, se juge à l’état de ses prisons.

Il sera possible demain d’invoquer les figures emblématiques de l’histoire de la prison de Champ-Dollon ; le directeur Denis Choisy, le pasteur Barde, le gardien chef Philippe Schaller ou le directeur Constantin Franziskakis qui, tous, ont marqué de leur empreinte cette institution et qui ont tous démontré que « le temps passé en prison doit être appréhendé comme un temps de vie à investir »[vi].

 

[Photographies Victor Fatio]

 

[i] Rencontres internationales de Genève, Comment vivre demain ? Histoire et société d’aujourd’hui, éd. de la Baconnière, Neuchâtel, 1964.

[ii] Ibid.

[iii] Julien Morel d’Arleux, « Les prisons françaises et européennes : différentes ou semblables », Pouvoirs 135 (2010), pp. 159-170.

[iv] Franklin M. Zimring, The City That Became Safe : New York’s Lessons for Urban Crime and Its Control, Studies in Crime and Public Policy, Oxford University Press, 2012.

[v] En finir avec la surpopulation carcérale, Rapport au Parlement sur l’encellulement individuel, Ministère de la Justice, Paris, 2016, p. 8. Thérèse Delpech, L’ensauvagement, le retour de la barbarie au XXIe siècle, Grasset, 2005.

[vi] En finir avec la surpopulation carcérale, Rapport au Parlement sur l’encellulement individuel, Ministère de la Justice, Paris, 2016, p. 33.