La peur politiquement correcte

« La peur est le commencement de la sagesse » prétendait Mauriac. Mais elle est également le seuil du non-sens et de la haine, de la bestialité la plus primitive. Et quant à faire des citations, celle de Victor Hugo semble préférable à bien des égards, « dans ce moment de panique, je n’ai peur que de ceux qui ont peur »

 

La peur, à l’évidence, est un ressort efficace forçant toute société à modifier ses valeurs ; les exemples sont légion. Il suffit de se pencher sur la presse du XXème siècle, depuis la vénérable Gazette de Lausanne jusqu’à l’infâme Stürmer de Julius Streicher pour en apprécier toute son ampleur. La peur de l’anarchiste à la fin du XIXème siècle, la peur de l’espion durant la Première guerre mondiale, la peur du Bolchévique après 1917, la peur du Juif, allié au Bolchévique, dans les années 30, la peur des Russes au cours des années froides qui suivirent. Et bientôt la peur de l’intégrisme religieux, des terroristes, du Covid et du climat. Autant d’effrois ayant largement impacté nos sociétés pour des raisons parfois justifiables à défaut d’être justifiées, le plus souvent injustifiées jusqu’à la nausée.

Rien d’étonnant que depuis la fin du XIXème siècle, la peur soit systématiquement le ressort premier dominant l’espace médiatique, modelant les opinions jusqu’à une doxa indistinctement promue par la majorité. Il faut relire l’ouvrage de Jean Delumeau « La Peur en Occident » paru en 1978, et comprendre toute la portée de la « pastorale de la peur » initiée par le Christianisme : « l’enfer plus que le paradis, la justice de Dieu plus que la miséricorde, la Passion plus que la Résurrection, l’aveu plus que le pardon » 1 pour s’apercevoir qu’il était préférable d’aller à Dieu par la voie de la peur que de ne pas y aller du tout. Et il n’en va pas autrement aujourd’hui ; l’eschatologie, voire le millénarisme, font toujours recette. La peur demeure ancrée de manière atavique dans l’ADN de l’Occident.

Cette angoisse civilisationnelle pourrait même être devenue le premier influenceur politique – ou du moins son premier instrument – depuis vingt ans, soit depuis la chute des tours de New-York dont l’écho assourdissant a soulevé bien au-delà de la poussière des gravats et du sang des victimes un élan manichéen spectaculaire. En deux décennies, les nuances se sont ainsi largement estompées au profit de jugements roides et décontextualisés soutenus par une machinerie médiatique devenu trop souvent plus propagandiste qu’informationnelle. Ainsi en alla-t-il avec l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 alors que l’Amérique réclamant sa revanche craignait les armes nucléaires de destruction massives de Saddam qui jamais n’avaient existé.

Mais si cette guerre prétexte retint l’attention un temps, à l’instar de cette autre guerre en Ukraine dont le monde semble progressivement se lasser, un nouveau spectre issu d’un passé oublié allait réifier le concept même de la peur durant deux années ; le Covid. Numéro 1 des tabloïdes au plus profond du marasme, le virus – un aimable rhum en comparaison des épidémies qui ébranlèrent l’humanité au cours des siècles précédents –allait tout de même occasionner la mort de 6,44 millions de personnes jusqu’à présent.

 

  • 166 -190 Pandémie de la peste antonine:    7 à 21 millions de morts
  • 542 -767 Pandémie de la peste de Justinien:  25 à 100 millions de morts (En 400, on compte 190 à 266 millions d’individus sur la planète)
  • 1347 -1352 Pandémie de la peste noire:  200 millions de  morts (1347-1352) (En 1250, on compte 400 à 416 millions d’individus sur la planète)
  • 1889 -1890 Pandémie de la grippe russe (H3N8):    1 millions de morts
  • 1918 -1919 Pandémie de la Grippe espagnole (H1N1):   50 à 100 millions de morts (En 1910, on compte 1,75 milliards d’individus sur la planète)
  • 1956 -1958 Pandémie de la grippe asiatique (H2N2) :  2 millions de morts
  • 1968 -1970 Pandémie de la grippe de Hong-Kong (H3N2):    1 million de morts 
  • 2020-2022 Covid-19:  6.290.000 de morts (En 2022, on compte 7,9 milliards d’individus sur la planète) 2

 

Mais si l’épidémie n’est pas terminée, le nombre de décès a suffisamment décru pour que notre inconscience collective se tourne vers d’autres passions morbides plus à même d’assouvir le besoin d’angoisse pulsionnelle de notre société. Et quoi de mieux que l’eschatologie renouvelée de notre environnement ; de cette promesse de fournaises et d’aridité pour ouvrir les portes aux démons de l’épouvante ?

Soumis à la frayeur inconditionnelle de notre apocalypse annoncée et à un stress « pré-traumatique », voilà que nous tombons dans une urgence schizophrénique, en évoquant des centrales à pétrole en plein débat sur l’écologie pour garantir une production d’énergie que nous souhaitons par ailleurs restreindre. Annihiler l’économie de montagne en sapant sa première ressource le tourisme, simplement en interdisant aux remontées mécaniques de fonctionner, semble également pour certains une mesure d’une sagesse extraordinaire, alors que de fiers étendards publicitaires brillent de mille feux nuit après nuit dans nos villes. Les pistes cyclables et les voitures électriques mettront-elles un terme à la transformation climatique en cours ? Les opinions sont arrêtées, jusqu’à l’absurde, fondées sur une mathématique sélective. Guy de Maupassant le relevait déjà en 1882 lorsqu’il écrivait dans les colonnes du Gaulois, à propos des foules, qu’à l’individu conscient et raisonné se substitue une « âme collective » sujette aux émotions et aux impulsions les plus irrationnelles. Le professeur François Walter de rappeler pour sa part, en ouverture des Journées suisses d’histoire 2022 : « le changement climatique est toujours présent avec son potentiel de stigmatisation a posteriori des actions anthropiques (…) la question fondamentale de la coprésence de durées très différentes s’il s’agit de phénomènes naturels ou de simples manigances humaines n’a guère évolué » 3.

Mais il est une question qui jamais n’est abordée, car politiquement particulièrement incorrecte. Car si notre société de la sécurité génère à l’évidence un discours participant de climats anxiogènes 4, jamais elle ne questionne le premier dénominateur commun à l’ensemble des crises que nous traversons, l’évolution démographique. La densité de population qui charge l’environnement, épuise les ressources, favorise les propagations les plus diverses n’est-elle pas une source de risques à maints égards ? Un sujet d’un prochain article.

 

 

 

1 https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2010-3-page-145.htm

2 Christophe Vuilleumier, Conférence « Contagion. Morbus Pestifer : l’agonie des Confédérés à travers les miasmes épidémiques, de Justinien à Alain Berset », Connaissance 3-Unil, novembre 2021.

3 François Walter, Un printemps pour l’histoire, 6es Journées suisses d’histoire, 29 juin 2022, UniGe.

4 François Walter, Catastrophes. Une histoire culturelle XVIe-XXIe siècle, Seuil, 2008.