Plaidoyer pour l’histoire

Il semble curieux à certains de s’intéresser encore de nos jours à l’histoire alors que notre temps se mesure de plus en plus souvent sur le court terme, et se décline en enjeux, économiques ou idéologiques avant tout. La recherche historique, la quête d’une origine, quelle qu’elle soit, contraste ainsi avec notre monde ultra connecté dont les informations qui le parcourent se succèdent à un rythme effréné. Un monde ponctué d’événements qui parfois l’ébranlent et qui tout aussi rapidement disparaissent, recouverts par l’amnésie collective que génèrent nos modes de vie contemporains !

Pourtant, la place du passé, si elle a longtemps interrogé, s’avère maintenant fondamentale. Car le fugace, le transitoire, l’éphémère, le ponctuel ne cessent de fracturer nos identités jusqu’à la nauséeuse perte des référents qui nous permettent de nous situer dans la société qui est la nôtre.

Comment et pourquoi ? Des questions simples que tous les enfants du monde posent dès leur plus jeune âge. Des interrogations auxquelles il convient de répondre. Tous les parents le savent bien. Mais lorsque ces enfants devenus adultes n’ont du passé que la saveur de la galimafrée prise la veille, ignorant tout du sordide du régime de Vichy ou de l’hypocrisie post-coloniale et que leur esprit critique se borne à une conviction forgée dans des feux tisonnés par la rumeur, peut-être convient-il de se poser une autre question, celle de la faillite de nos systèmes de société actuels ?

Mais à l’évidence, tout le monde se fout de cet effondrement duquel émergent ceux qui hier encore se tenaient terrés : les fachos de la 25ème heure, les serviteurs du règlement et de l’ordonnance, les orants de l’omnipotence verte, les serfs de la sourate, de la Halakha et du verset, les éblouis du complot, les terrifiés du hidjab et du masque, les promoteurs d’une culture aseptisée sur les bûchers du politiquement correct, les opportunistes de la plus-value et du dividende, les moulés du cervelet mesurant leur semblable à l’aune d’une taxinomie politique évidemment rivale, les provocateurs de l’inutile.

Et lorsque là-bas, au bout du chemin, nous nous demanderons ce que serons devenues nos libertés révolues, il sera alors trop tard pour nous rappeler de ce que hier pouvait nous apprendre.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

4 réponses à “Plaidoyer pour l’histoire

  1. Ces anthropologies naïves ont fait perdre à l’Homme son précieux temps de cerveau libre (Apocalypse cognitive, G.Bronner,2021). Que l’enseignement de l’Histoire puisse l’aider à mieux se l’approprier. Merci à votre excellent blog.

  2. Historiens et media ne restent-ils pas figés sur leurs positions respectives, se méfiant les uns des autres plutôt que de coopérer? Quoi d’étonnant si cette sacro-sainte immobilité du monde académique et du monde des media suscite toujours plus de méfiance de la part du monde dit “réel”? Les historiens ne sont-ils pourtant pas les journalistes du passé et les journalistes, les historiens de l’instant?

    Tout journaliste, confronté au quotidien à ceux qui font l’Histoire, est un historien de l’instant et tente de mettre en forme le chaos et l’imprévu du temps présent. “In-formare” ne veut-il pas dire “mettre une forme dans”, au sens aristotélicien de l’expression? Aristote n’est-il pas le père des mass media, comme le suggère Roland Barthes dans son précieux Mémoire sur l’ancienne rhétorique?

    Les études d’histoire, elles, permettent d’avoir du recul et de comprendre le présent jusque dans ses manifestations les plus chaotiques. Sinon, faire de l’histoire ne serait que compiler des fiches en bibliothèque et la presse, du tri de dépêches et du “colle-et-ciseaux” en rédaction.

    Tant que ces deux mondes, celui de la théorie, de l’université, indispensable pour développer le sens critique et l’indépendance de jugement, et celui de la pratique, de la presse et, désormais, des media électroniques – informatique est le concaténation des mots INFORmation et autoMATIQUE – ne cesseront de faire bande à part, tant que l’université, comme l’école, n’auront pas d’autre fin que de se perpétuer elles-mêmes et la presse de se vendre – tout organe de presse est d’abord une entreprise -, il y a peu d’espoir que rien ne change.

    Tant que les historiens et les journalistes continueront à se regarder en chiens de faïence et à se méfier les uns des autres, les journaux resteront ce que Balzac, qui était journaliste et savait mieux que quiconque jauger la valeur du plus banal fait-divers, dans lequel il voyait en germe tout le roman,en disait: les lupanars de la pensée. Et l’université restera ce qu’elle était pour Edmond Gillard: “Belle armoire bien fermée, l’université, beaucoup de pots, peu de confitures” (Edmond Gilliard, “L’Ecole contre la vie” (Bibliothèque romande, Lausanne, 1973).

    De nos jours, ce sont les sciences dites humaines et sociales (sciences politiques, sociologie, économie) qui fournissent le gros des bataillons de la presse. On oublie pourtant un peu trop que c’est la littérature qui est à l’origine du journalisme. Dans les années soixante, alors jeune journaliste débutant, j’étais correspondant de la “Gazette de Lausanne” et du “Journal de Genève”, les deux ancêtres du “Temps, aux Etats-Unis où je séjournais comme étudiant non-immigrant. Leurs rédacteurs-en-chef – François Landgraf pour la première et Bernard Béguin pour le second – étaient tous deux licenciés ès lettres. On les appelait encore des “Bellettriens” – et non pas des “lettreux”, et encore moins des “industriels de la langue” et des “humanistes digitaux”, selon les appellations contrôlées du jour. Et ces deux journaux, aux antipodes du lupanar odieux-visuel actuel, avaient une réputation internationale. Avec moins de “hype”, de “woke”, de “bashing” et d’illustrations, voire de “fake news” mais plus de contenu qui méritait le qualificatif de véritablement journalistique.

    Ne serait-il pas temps de se souvenir que “A word is worth a thousand pictures”?

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