Le renseignement dans les pays neutres

Cet ouvrage qui vient de paraître est le fruit d’un colloque organisé en 2018 sur le renseignement dans les pays neutres sous l’égide de l’Association Suisse d’Histoire et de Sciences Militaires. Il aborde une question d’actualité particulièrement sensible, celle des pratiques de l’espionnage dans les pays neutres, et plus particulièrement en Suisse.

Rappelons tout d’abord que l’histoire des services de renseignement et de l’espionnage, plus connue sous l’appellation Intelligence Studies, s’attache à la création, à l’évolution et aux développements des services de renseignement ainsi qu’aux conséquences de leurs activités. Militaire, économique ou politique, les services de renseignement ont connu au cours du XXème siècle des phases successives, inhérentes aux époques, aux tensions internationales, aux nationalités des services concernés ainsi qu’aux pays dans lesquels ils ont étendu leurs activités. Les pays neutres, comme la Belgique avant la Première Guerre mondiale, ou la Suisse, durant les deux guerres mondiales autant que pendant la Guerre froide, ont joué en l’occurrence des rôles éminemment importants en raison des espaces de négociation qu’ils représentent. L’affaire récente de Crypto AG en est sans doute un exemple particulièrement emblématique à l’égard de la Suisse !

Quant à la sacro-sainte neutralité helvétique, celle-ci a été déclarée le 20 mars 1815 lors du Congrès de Vienne. Perpétuelle, cette neutralité a ensuite été codifiée par le droit international en 1907 au travers du traité de neutralité de La Haye, la Suisse ayant alors ratifié la « Convention concernant les droits et les devoirs des puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre ». Un droit de neutralité qu’il faut distinguer d’une politique de neutralité et qui oblige ou permet – c’est selon – au pays neutre d’adopter un devoir d’impartialité et de non-intervention dans un conflit et de rester étranger à ce dernier. Ce droit de neutralité s’est en l’occurrence révélé bien relatif au cours du XXème siècle car si la Suisse a pu être en large partie préservée des deux guerres mondiales, tel ne fut pas le cas de la Belgique par exemple, déclarée neutre pourtant depuis 1831, et envahie par les armées allemandes au mois d’août 1914. Une neutralité soumise donc au bon vouloir des pays belligérants et aux puissances avançant sur des échiquiers géostratégiques continentaux ou planétaires des pions jugés utiles !

Ce droit de neutralité dont jouit la Suisse ne pourrait se suffire à lui seul sans le déploiement d’une politique de neutralité devant concrétiser et garantir cette valeur en la crédibilisant aux yeux de la communauté internationale. L’accueil des «Bourbaki», durant la guerre franco-allemande de 1870-1871, ainsi que, véritable coup marketing, l’internement dans le pays de militaires étrangers blessés en 1916, furent indéniablement des mesures inhérentes à la politique de neutralité réfléchies par la Suisse permettant à celle-ci de renforcer son image de neutralité, comme le colonel Hauser, médecin-chef de l’armée suisse en charge des internements en 1917, devait le relever « l’internement constitue une sérieuse garantie de notre neutralité ».

La neutralité, pourtant, ne constitue pas une fin en soi. Elle est un outil, un instrument servant le principe supérieur que représente l’intérêt du pays. Théophile Sprecher von Bernegg, le chef de l’état-major helvétique en 1916, devait l’exprimer de manière explicite lors d’un autre scandale, celui des colonels, en déclarant que « le service de renseignement peut entrer en conflit avec les exigences de la neutralité », cette dernière « impliquant bien évidemment des devoirs mais également des droits comme l’échange d’informations ». Un discours que cet officier ne renierait certainement pas dans le scandale de Crypto AG !

Cette vision pragmatique, opposée à l’évidence à une acception plus idéologique de la neutralité, s’attache aux réalités mouvantes des tensions internationales, tensions pouvant potentiellement impacter directement ou indirectement la Suisse. C’est là la raison fondamentale pour laquelle la politique de neutralité développée par la Suisse s’adapte aux circonstances extérieures, en adoptant des positions pouvant être flexibles permettant d’assurer sa politique de sécurité et sa politique extérieure. Cette diplomatie, au demeurant, n’est ni nouvelle ni spécifique. Au cours des siècles précédents, les régiments capitulés servant les souverains étrangers étaient proposés par les cantons suisses selon une logique relativement similaire, le principe supérieur relevant alors d’un intérêt économique.

Souvent ambiguë, floue, mal comprise, la neutralité de la Suisse – qu’il faut également distinguer des Suisses eux-mêmes qui ont démontré à bien des reprises des partis pris et des engagements personnels – soulève de nombreuses questions alors qu’il est question d’espionnage ou de ventes d’armes. Bien entendu, la question qui brûle les lèvres de nombreuses personnes est de connaître le niveau d’instrumentalisation du pays, ce d’autant plus dans un contexte historique comme celui de la Guerre froide, la Suisse faisant alors partie du Bloc de l’Ouest tant sur le plan idéologique qu’économique. Et puis, doctrine et propagande allant de pair, notre vision contemporaine est inévitablement soumise non seulement à l’évolution de nos champs de références mais encore au positionnement manichéen dans lequel nous nous projetons plus fréquemment de manière inconsciente que consciente. Les collaborations entre les services de renseignement suisse et les résistants français durant la Seconde guerre mondiale, évoquées dans ce livre par Hervé de Weck ou Yves Mathieu, seraient sans aucun doute saluées et glorifiées par les mêmes qui remettent en question la neutralité de la Suisse dans d’autres contextes. Mais, il faut bien le reconnaître, si ces derniers varient, la position de la Suisse reste invariablement similaire : une adaptation à des situations particulières devant garantir sa neutralité et, tant que peut se faire, les droits de l’homme ! Tant que peut se faire ! Une nuance sibylline dont les conséquences peuvent s’avérer d’une gravité extrême. La décision du Conseil fédéral en 1942 de fermer les frontières aux réfugiés fuyant le régime nazi nous le rappelle périodiquement.

La Suisse est-elle sous couverture, comme se plaisent à l’exprimer les medias helvétiques ? Peut-être un peu plus que d’autres pays, mais pas beaucoup moins que de nombreux états occidentaux ! Car s’il est un aspect que les Intelligence Studies nous apprennent, c’est bien l’interaction continuelle entre les différents services de renseignement qui se surveillent mutuellement et les échanges d’informations, fragmentaires ou pas en fonction des intérêts respectifs, qui sont opérés communément depuis des décennies. Christian Rossé propose ainsi quelques reflets de cette réalité en esquissant dans cet ouvrage la communauté internationale du renseignement qui fonctionnait en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, Pierre Streit évoquant pour sa part l’affaire Masson, le fondateur des services de renseignement helvétiques au début de la Seconde Guerre mondiale, qui allait faire l’objet de critiques et d’attaques à l’issue du conflit le faisant sombrer dans une tragédie personnelle. Évoquer l’affaire de la P-26 semble inévitable alors qu’il est question de réseaux souterrains et de Guerre froide en Suisse dont les différentes facettes sont étudiées par Titus Meier dans son article sur la P 27.

La neutralité, quoi qu’il en soit, apparaît comme un vecteur extraordinaire de l’espionnage dont les opérations se déroulent moins à l’égard du « pays hôte » que d’acteurs tiers présents sur le territoire pour des raisons diplomatiques ou économiques. Une neutralité représentant ainsi une plateforme tant pour les organisations internationales – dont la première, le Bureau de l’Union télégraphique internationale, s’installait en Suisse en 1868 – que pour des organisations de renseignement telle l’unité polonaise établie à Berne au cours de Seconde guerre mondiale analysée par Tadeusz Panecki, ou pour des agents isolés comme le « maître espion » allemand Hans Schreck qui développa ses manigances entre Zurich et Genève de 1915 à 1928. L’espion soviétique Victor Louis, actif en Suisse durant la Guerre froide, et relevé par Jean-Christophe Emmenegger, illustre particulièrement bien la dimension de carrefour que revêt en l’occurrence la Suisse, et plus généralement les pays neutres.

Le jeu consistant le plus souvent pour ces acteurs du renseignement à tromper les regards indiscrets et les réseaux rivaux avec des rideaux de fumée et des stratagèmes aussi complexes que variés, des montages institutionnels alliant, en fonction des configurations, diplomatie, commerce, voire activités culturelles, allaient rapidement être conçus par des tacticiens de la dissimulation pour dissimuler des activités de renseignement. Ainsi devait naître à Berne la Metallum en 1915, imaginée par Walther Rathenau, alors commissaires à l’approvisionnement militaire de Guillaume II, ou Crypto AG établi par les services d’espionnage américain durant la Guerre froide. Une réalité qui ne se dément pas depuis plus d’un siècle et qui se confirme presque mois après mois depuis plusieurs années avec, encore très récemment, une nouvelle affaire d’un agent de renseignement militaire russe, sous couverture de l’OMC, ayant tenté d’éliminer un marchand d’armes bulgare à Genève.

Cette évidence est telle d’ailleurs que le code pénal suisse, de 1937, prévoit en l‘occurrence cinq articles portant sur l’espionnage, soit les articles 272, 273 et 274 qui préviennent des tentatives d’espionnage politique, économique ou militaire au préjudice de la Suisse, et les articles 300 et 301 qui interdisent tout acte d’hostilité contre un belligérant étranger et toute activité visant à recueillir « des renseignements militaires pour un État étranger au préjudice d’un autre État étranger ». Dès lors, ceux qui évoquent une trahison de la neutralité ou un déshonneur de la Suisse, alors qu’il est question d’espionnage en lien avec la Confédération, martèlent des mots dans un théâtre médiatique comme on agite des marottes devant des enfants, démontrant surtout leur méconnaissance de tensions internationales sous-jacentes a des enjeux auxquels la Suisse est inévitablement confrontée, et la réalité de ce que l’on peut parfois nommer des « guerres secrètes ».

 

 

Introduction

Première Guerre mondiale

Jean-Michel Gilot

Organisation et articulation des services de renseignement français en Suisse en 1918

Olivier Lahaie

La guerre du service de renseignements français en Suisse (1914-1918)

Gérald Sawicki

Le service de renseignement de Belfort et la Suisse pendant la Première Guerre mondiale

Christophe Vuilleumier

Hans Schreck, Maître espion allemand, 1915-1932

Gérald Arboit

Mata Hari Un escroc au renseignement

Emmanuel Debruyne / Elise Rezsöhazy

Les Pays-Bas base arrière de l’espionnage et du contre-espionnage en pays occupé en 14-18

Seconde Guerre mondiale

Hervé de Weck

Saillant de Porrentruy 1939-1945… Service de renseignement stratégique de l’Armée et Service de renseignement de la brigade frontière 3

Christian Rossé

La communauté internationale du renseignement en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale

Pierre Streit

L’affaire Masson (1945-1967) : genèse et effets d’une affaire d’Etat devenue une tragédie personnelle

Yves Mathieu

Une résistance franco-suisse : le réseau Micromégas

Tadeusz Panecki

Les services de renseignement polonais en Suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale

Guerre froide

Jean-Christophe Emmenegger

Victor Louis. Un «agent du KGB» en Suisse (1962-1989)

Titus J. Meier

Geheime Nachrichtendienste in der Schweiz während des Kalten Krieges – vom System ZOL zum Projekt 27

Autoren/Auteurs

 

 

 

 

 

Le renseignement dans les pays neutres, Christophe Vuilleumier (dir.), Arès V, Association Suisse d’Histoire et de Sciences Militaires, Slatkine/Hier&Jetzt, 288 pages, Genève/Zurich, 2020.

 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

2 réponses à “Le renseignement dans les pays neutres

  1. Bonjour Monsieur,
    Je me permets d’attirer votre attention sur un travail historique et artistique relatif à la déroute et à l’internement consécutif de l’Armée de l’Est en février 1871. Une double exposition devait avoir lieu l’an passé déjà, au musée de Pontarlier pour la partie historique et au château de Joux pour la partie artistique.Mmais la pandémie est passée par là. Nous espérons pouvoir monter et montrer ces deux expositions cette année. Dans l’intervalle, le catalogue est déjà paru:
    “Au pays des Bourbaki, 150 ans de la retraite de l’armée de l’Est”
    Si l’ouvrage vous intéresse, je peux vous en faire parvenir un exemplaire.
    Vous trouverez les détails de cet ouvrage à l’adresse: https://laurentguenat.blogspot.com/2020/11/parution-du-catalogue-bourbaki.html
    Je reste à votre disposition pour tout complément d’information.
    Avec mes meilleures salutations
    Laurent Guenat

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