Scandale, histoire et codes cryptés

Malgré les épidémies mondiales, les couvre-feux et les quarantaines, la littérature perdurera. J’ai ainsi le plaisir d’annoncer la sortie d’un nouvel ouvrage dans la collection que j’ai la chance de diriger Études Historiques, au sein des éditions Slatkine. Un livre portant sur l’un des plus gros scandales que la Suisse n’ait jamais connu, l’affaire des colonels, en pleine Première Guerre mondiale, et qui révise largement l’histoire officielle grâce à de nouveaux documents d’archives auxquels l’auteur, Fritz Stoeckli, a eu accès.

D’Ephialtès de Trachis qui trompa les Grecs aux Thermopyles à Talleyrand qui servit tous les régimes de la France révolutionnaire, les affaires de trahison sont légions au cours des siècles. Certains de ces actes sont passés inaperçus alors que d’autres se sont transformés en scandale, notamment au cours du XIXème et du XXème siècles, parvenant parfois à ébranler certaines valeurs constitutives des sociétés concernées. L’affaire Dreyfus en est sans doute un bon exemple. En Suisse, éclatait en 1916 la fameuse affaire des colonels. Fameuse du moins pour les historiens travaillant sur le destin de la Suisse contemporaine puisqu’après un siècle, rares sont les personnes pouvant prétendre connaître cet épisode peu glorieux qui, s’il n’avait pas été maîtrisé par le Conseil fédéral, aurait pu mener le pays dans une situation dramatique. La presse de l’époque en fit ses gros titres, provoquant inévitablement un scandale international autant que la colère des autorités françaises civiles et militaires. Comment des officiers supérieurs suisses appartenant à l’État-major général d’Ulrich Wille avaient pu livrer des informations potentiellement sensibles aux Empires centraux alors que la Confédération était neutre ?

Le scandale finirait par se tasser, la Suisse devant toutefois accepter un arrangement militaire contraignant avec la France en lui apportant son soutien et une liberté de passage sur son territoire si l’hypothétique manœuvre stratégique d’un corps d’armée français prévoyant de contourner les lignes allemandes par le plateau helvétique avait été activée. Le cours de la guerre devait toutefois éviter à la Confédération cette humiliation alors que le statut de la Suisse était confirmé et que le chef de l’État-major général, Théophile Sprecher von Bernegg, justifiait les actes de ses deux officiers en dissertant sur la politique de neutralité armée du pays.

L’affaire était-elle terminée pour autant ? Non, car bientôt chroniqueurs et historiens s’en empareraient en utilisant cet événement pour illustrer des argumentaires en marge de discours sur la neutralité helvétique sacralisée à l’issue de la Première Guerre mondiale. Les deux colonels « fautifs » allaient ainsi devenir omniprésents jusqu’à nos jours dans la littérature consacrée d’une histoire devenue, sous le poids des décennies, largement officielle. Ainsi devait se constituer l’historiographie de l’Affaire ! Et pourtant, toutes les archives n’avaient pas émergé des abysses de l’oubli dans lesquelles près de cent ans les avaient plongées. Manquaient encore les documents du renseignement russe, plombés par des décennies soviétiques, littéralement impossibles à consulter.

Négociations, interventions diplomatiques discrètes et pugnacité devaient mener l’auteur de ce livre, Fritz Stoeckli, à obtenir ces archives. Durant plusieurs années, il allait ainsi analyser et passer au crible de la critique ces nouvelles sources qui, en s’ajoutant aux archives existantes permettent d’éclairer d’une lumière nouvelle non seulement cette affaire qui secoua la Suisse mais aussi les codes cryptés dont l’auteur a pu percer les mystères.

 

Fritz Stoeckli, L’affaire des colonels, 1915-1916, révélations des archives, Études historiques, éd. Slatkine, Genève, 2020, 282 pages.

 

 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.