Les scandales helvétiques sous la loupe des historiens

Paru en 2016 aux éditions Antipodes, une année avant l’affaire Weinstein qui allait libérer la parole des femmes, et deux ans avant que n’éclate l’affaire Maudet à Genève, ce livre dirigé par Malik Mazbouri et François Vallotton, Scandale et Histoire, propose onze contributions portant sur des « affaires » ayant donné lieu à des scandales. Un ouvrage captivant à plus d’un titre puisque les sujets évoqués, résolument contemporains, n’ont guère fait l’objet de travaux universitaires – ou du moins ces derniers sont-ils restés dans l’orbite de quelques spécialistes – et que l’optique du livre vise à expliciter les rouages ayant présidé à l’émergence de ces scandales. Des histoires sulfureuses, donc, qui nous reviennent en mémoire et qui attisent inévitablement la curiosité des lecteurs. Pierre Jeanneret le faisait très justement remarquer dans un article critique de janvier 2017, publié sur le site Domaine public. Mais l’objectif poursuivi par les instigateurs de ce volume est bien de présenter des analyses multiples qui décryptent le fonctionnement d’un phénomène auquel nous sommes accoutumés sans pour autant en percevoir toutes les subtilités !

À la suite des auteurs du chapitre sur l’affaire des fiches de 1990, Hervé Rayner, Fabien Thétaz et Bernard Voutat, il faut rappeler en effet que le scandale est devenu un objet à part entière des sciences sociales. Sans doute fallait-il bien trois chercheurs pour traiter des répercussions de cette affaire qui ébranla les institutions helvétiques, quand bien même le second acte de cette pièce que n’aurait certainement pas renié Max Frisch, la polémique de la P-26, n’a pas suscité grande attention de leur part ! Ces auteurs procèdent à l’anatomie de ce scandale national, de son expansion et de l’angoisse populaire suscitée par ce que nombre de personnes estimaient alors être une remise en question des libertés fondamentales. De la politique de sécurité à la transgression, l’écart est fragile !

Thématisé par les historiens et les sociologues, le scandale naît donc de la violation d’une norme partagée qui est dénoncée et médiatisée, comme le relèvent les deux auteurs qui traitent de l’affaire DSK, Philippe Gonzalez et Fabienne Malbois. Plaie ouverte dans le tissu moral d’une collectivité, le scandale tend in fine à renforcer des valeurs sociales lésées qui doivent être recousues, parvenant même parfois à entraîner une modification des liens entre société civile, professionnels du domaine incriminé, administration, justice et media. C’est du moins l’avis que Sophie Chauveau nous démontre dans son développement sur les crises sanitaires françaises de la fin du XXe siècle. Le scandale provoque ainsi une réponse institutionnelle et politique faisant de temps à autre évoluer brutalement des pratiques comme dans le cas des maisons d’éducation helvétiques au cours des années 1970, évoquées par Sara Galle et Gisela Hauss qui ont déterré la sombre affaire de l’établissement zurichois de Uitikon.

Olivier Dard dans sa contribution sur la corruption laisse, quant à lui, entendre que la fin du XXe siècle représente le début d’une nouvelle ère, compte tenu des désirs de transparence, de l’explosion des réseaux sociaux via le Web et de la judiciarisation croissante des rapports sociaux, diminuant d’autant le seuil de tolérance vis-à-vis des incartades de nos politiciens et générant une nouvelle fonction, celle du lanceur d’alerte. Une période de transition, donc, comme le relèvent Joëlle Droux et Véronique Czaka dans le chapitre sur le placement des enfants en Suisse au cours du XXe siècle, deux auteures qui observent à leur égard qu’il n’y avait aucune reconnaissance du statut de victime dans les sociétés occidentales jusque dans les années 1980, un statut officialisé en Suisse en 1991 au travers de la loi fédérale sur l’aide aux victimes. Et il y a fort à parier que le scandale financier de l’Investors Overseas Services (IOS), à la charnière des années 1960-1970, que Marc Perrenoud fait ressurgir du passé avec élégance, ne pourrait plus de nos jours se développer sur autant d’années. L’affaire des Panama Papers, dévoilée l’année même de la publication de ce livre, nous le laisse du moins envisager.

Au fil des pages, le lecteur perçoit rapidement le rôle éminemment important de la presse, puisque – c’est une évidence – sans presse, pas de scandale. Opérant comme un révélateur essentiel à l’éclatement d’une ou de vérités, les media sont ainsi l’arène où se font et se défont les opinions publiques en fonction des mobilisations d’émotions quelque fois savamment orchestrées. C’est l’une des constatations de Coralie Fournier-Neurohr qui traite de la problématique sanitaire du fluor en Valais, avec pour toile de fonds deux industries lourdes, Alusuisse et Aluminium Martigny SA qui, lorsque le scandale éclata en 1975, déployèrent diverses tactiques pour le juguler, entraînant de multiples réactions et une émission spéciale de Temps présent. Cette affaire intervenait quatorze ans après celle des « vignes maudites », ce western valaisan fait de contestations, de fusillades et d’une intervention musclée des forces de l’ordre ourdie dans le secret, rappelée par Grégoire Luisier. Ce dernier met également en lumière dans cette affaire l’importance de la presse et la dimension médiatique que prit l’histoire des vignerons valaisans lorsque l’ATS s’en empara. Et, à l’instar de l’auteur précédent, il pointe du doigt les sphères d’intérêts économiques liées à ces événements en déclinant les rivalités croisées de deux régions, Martigny et Sion, de deux tendances politiques divergentes, et de deux sociétés concurrentes, Provins et Orsat.

Ces oppositions faites de compétitions et de dénonciations qui modifient les perceptions des enjeux, ont inévitablement une dimension imprévisible entraînant une part de risque lors d’une intervention publique, celle-ci pouvant même devenir matière à scandale. Charlotte Dichy le démontre dans son étude sur la création de la fondation Alberto Giacometti à Zurich en mettant en regard les visions contraires d’experts reconnus qui s’affrontèrent dans les colonnes de la NZZ et de la Zürcher Zeitung au cours des années 1960.

C’est également et prioritairement de presse dont il est question dans la contribution de Léonore Cabin dont l’attention s’est portée sur le traitement de l’affaire Assange par le journal Le Temps. Mais, alors que la plupart des auteurs de cet ouvrage soulignent le rôle de catalyseur des medias – rappelons que lorsque ce livre était publié, la presse romande était en train de vivre des heures sombres – Léonore Cabin laisse entrevoir une instrumentalisation ou du moins un parti pris de la part du plus grand quotidien romand. Selon elle, ce media entremêla les déboires judiciaires que Julian Assange rencontrait en Suède avec les attaques subies par Wikileaks. Reprises et priorisées par Le Temps, les explications, évoquant une machination politique états-unienne, que le fondateur de Wikileaks avait avancées pour décrire le scandale sexuel dont il était l’objet, allaient atténuer inévitablement ce dernier. L’auteure s’expose alors, peut-être un peu trop, en parlant d’un « travail de décrédibilisation » mené par des journalistes telle Joëlle Kuntz, allant même jusqu’à prétendre que, si cette dernière avait été un homme, elle eut été « taxée de misogyne ». D’autres estimeront sans doute que la journaliste en question, pour plagier Philippe Gonzalez et Fabienne Malbois, avait mené « un travail de mise en sens et en forme des événements » successifs. Que penser dès lors des rebondissements récents dans l’affaire Assange dont la temporalité permet difficilement de porter un regard historique pour le moment ? L’occasion de revenir sur cette histoire sera peut-être donnée à des historiens qui, « en tant qu’auteurs responsables des paroles et des opinions émises » pour reprendre les mots de Léonore Cabin, se pencheront sur les culpabilités individuelles, sur l’attitude de la presse ainsi que sur les modalités de pouvoirs intervenant dans ce scandale, lorsque ce dernier ne sera plus sujet à conflit d’intérêts ! C’est que, pour citer Simone de Beauvoir, « ce qu’il y a de scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue ».

(paru dans Revue historique vaudoise 127/2019)

 

Scandale et Histoire, sous la direction de Malik Mazbouri et François Vallotton, 240 p, Antipodes, Lausanne, 2016.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.