Smartphone, un lent poison ?

En 1454, Gutenberg inventait l’imprimerie. Une révolution technologique qui devait inéluctablement modifier l’évolution de l’Occident puisque dès lors, la multiplication et la diffusion de textes imprimés, de livres et de gravures allaient irriguer de savoirs et de connaissances des populations ancrées dans l’oralité. Dès lors, écriture et lecture devinrent progressivement usuelles, permettant l’accès aux sciences et aux idées à un nombre grandissant de personnes. Une invention avait créé une opportunité, générant en peu de temps un besoin, modifiant finalement des normes sociales, concourant notamment à la redécouverte d’une érudition antique, à un schisme religieux et à l’émergence d’une conscience de l’individu.

En 1992, IBM inventait le premier smartphone qui serait commercialisé deux ans plus tard. On sait ce qu’il adviendrait ! De progrès technologiques en campagnes marketing, la téléphonie mobile allait être popularisée, devenant le compagnon de tous les instants de l’écrasante majorité de la population. Et pour cause ? Téléphonie bien sûr, mais également accès à de multiples messageries, et, évidemment, Internet.

Omniprésent, presque omniscient, Internet, nouveau « dieu », ne devait pas être celui de la sagesse puisque tout, des plus belles réalisations aux aspects les plus sombres et les plus vils de l’humanité, allaient en constituer les épitres et les versets. Un catalyseur extraordinairement efficace, une porte dont nous avons donné les clés à nos enfants puisque ceux-ci à présent possèdent, parfois dès leur dixième anniversaire, un smartphone. Cet outil sans précédent, autorisant des jeux sans cesse renouvelés, abrutissants pour la plupart, violents et dénués de cohérence, permet les réseaux sociaux, bien souvent caniveaux des aspirations les pires, et le spectacle de Youtubeurs, nouvelles stars numériques balançant aux quatre vents des contenus se voulant attractifs et dépassant rarement le niveau du vulgaire.

Tous les parents le savent, le smartphone est devenu une « drogue » profondément addictive dont les enfants sont les victimes les plus sensibles. Sensibles car les dynamiques d’émulation, de construction identitaire et d’appartenance au groupe auxquelles sont soumis les enfants ne permettent guère aux parents de faire l’économie de cette technologie qui, à défaut, est génératrice d’exclusion. Et tout comme la presse de Gutenberg, le smartphone modifie inéluctablement les champs de références, les valeurs et les normes sociales rendues bien plus perméables à la violence, au sexe et au cynisme qu’elles ne l’étaient jadis par l’effet conjugué d’Internet et du premier de ses media, le smartphone.

Ne pourrait-on pas se poser la question d’une législation prohibant le smartphone pour les mineurs, à l’instar de l’alcool ? Une telle interdiction ne serait pas la panacée, mais du moins permettrait-elle aux enfants d’éviter l’usage de ces objets dans les lieux publics et les écoles et ainsi d’en restreindre quelque peu les effets. Car en définitive, il serait également possible à contrario de se demander ce qu’il en sera des normes sociales qui seront celles de nos enfants une fois devenus adultes en laissant à l’addiction aux démons du Net la possibilité de s’étendre sans entraves.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

13 réponses à “Smartphone, un lent poison ?

  1. Né 500 ans après l’invention de l’ami Gutenberg (qui n’en serait pas directement l’inventeur, mais le promoteur), un vieux con comme moi adore le livre, dans lequel on a aussi à boire et à manger.

    Le progrès technique va toujours plus vite que les lois qui deviennent un tel embrouillamini qu’elles ne servent qu’aux aux plus riches. Et là on retombe sur les “malfaisants génies” créateurs des réseaux sociaux. Car le côté dangereux est là, non dans le web lui-même.

    Alors, serait-ce le serpent qui se mord la queue, on a tellement brûlé de livres depuis son invention, mais on aurait mieux fait de les mettre à disposition.

    J’en arrive à la conclusion qu’il faut laisser le monde prendre le tournant qu’il veut, soit durable, soit catastrophique et qui sait, le génie humain redonnera du pouvoir à la jeunesse, à condition de lui donner une éducation digne?

    1. C’est bien ce que je regrette, dans l’exemple du Web. Nombreuses sont les inventions ou idées géniales qui peuvent rendre la vie meilleure, souvent dans la première vision de leurs auteurs. Et les commerciaux effrénés s’en emparent pour les détourner de leur but premier, cherchant toutes les voies possibles à leur profit direct. Mais finalement qu’en retirent-ils ? Est-ce qu’ils sont vraiment plus heureux ? J’ai pensé au cas de figure plus simple du fabricant de pâte à gâteau bourrée d’huile de Palme, il en choisit certainement une autre plus saine pour le gâteau mangé en famille. Mais quand il met le pied dehors, il retrouve quand même le sale monde qu’il a construit, et ses enfants en prendront plein la figure encore plus que lui, grâce à lui.

      1. Oui, et c’est un peu l’ambiguïté des start-up, ne pas les financer avec les deniers du contribuable, afin qu’une fois (et si ça marche) profitables, elles soient vendues aux GAFAM, au pur profit d’un ou deux génies!

  2. Je comprends votre inquiétude, car je suis confronté à ma petite fille de 2 ans et à d’autres petits enfants dans la famille. Le smartphone exerce une fascination !
    Dans la famille nous avons introduit la règle du contrôle parental stricte. Les enfants regardent une émission ou un dessin animé qu’en notre présence et la durée de l’exposition à l’écran TV ou celui de l’iPad est limité à environ 30 minutes et au maximum une fois/j, en général 1x/semaine (attention aux effets secondaires médicalement prouvés sur le développement de l’appareil oculaire chez les < 4-5 ans). En parallèle nous privilégions le livre papier et sa lecture.

    1. Certes, il est possible d’exercer une surveillance et une gestion efficace avec des enfants en bas âge. Mais, avec l’école et les débuts de l’indépendance, les dynamiques de groupe rendent vains toute volonté de préservation de l’innocence qui s’effrite invariablement devant l’exemple des “plus grands”, hélas!

  3. La Conseillère d’Etat et Cheffe du Département vaudois de la Formation et de la Jeunesse (DFJ) n’a-t-elle pas déjà fait interdire les portables pendant les heures de classes dans quelques établissements scolaires, ceci à titre d’expérience? Souhaitons que celle-ci soit bientôt étendue ailleurs.

    Entre-temps, voici un lien à l’adresse des défaitistes:

    https://www.facebook.com/ipnoze/posts/2171090659604358/

  4. Je ne parle pas et n’écris pas la langue française et un traducteur web m’aide. C’est le seul commentaire que j’ai fait depuis la création du blog, et je le fais car je me sens identifié à la relation que l’auteur établit entre le smartphone et le livre, en ce sens que ce livre était l’invention qui a le plus impact sur l’humanité. Cela fait longtemps que je n’arrête plus de juger si les choses et les hommes (au sens d’espèce) sont intrinsèquement bons ou intrinsèquement mauvais. Je ne sais pas si les créateurs du Smartphone ont évalué s’il allait être bien utilisé ou mal utilisé, c’est ainsi que je pense que les complexes de la culpabilité d’Alfred Nobel l’ont amené à léguer l’essentiel de sa fortune à la Fondation Nobel. Pour la destruction que leurs inventions ont causé l’humanité sur les champs de bataille.

    Cordialement, de la ville de Santiago du Chili, Amérique du Sud

  5. Permettez-moi de vous suggérer la lecture (ou la re-lecture) du livre “Le nom de la rose” de Umberto Eco; il devrait pouvoir vous aider à répondre à votre question. S’il ne le peut, c’est probablement qu’il est donc inutile d’en débattre, mais j’espère qu’il vous aura tout au moins distrait.
    Oh, une dernière chose: libre à vous de le lire en format papier… ou pas…

    1. Tout est sujet à interprétation! Je préfère pour ma part imaginer que vous vous référez à Guillaume de Baskerville plutôt qu’à Bernardo Gui… défense de l’humanisme contre l’obscurantisme!

      1. Manifestement… Cet obscurantisme qui s’est si souvent attaqué aux différents moyens, quels qu’ils soient, de diffusion et de partage du savoir dans le but le contrôler… Rappellez-moi: quelle était votre question?

  6. Pour ma part, je pense aussi que le monde se porte pas mal et que dans toute forme de services qu’on puisse mettre à disposition, il y aura toujours des personnes addictes de technologies comme il y a aura toujours de alcooliques. Ma fille de 9 ans se porte bien avec un téléphone portable et un ipad, un abonnement et à un abonnement à Netflix. Certes il faut lui demander d’arrêter de temps à autre, mais elle grandi avec son son temps et les jouets de son temps. A mon époque nous passions de longues heures et je parle d’y il y a 30 ans sur les jeux premiers jeux vidéos. On s’en est bien sorti pour autant. Par contre quand je vois le niveau qu’il y a dans les écoles (Echallens par exemple) complètement dépourvue de matériel scolaire numérique et voyant nos enfants ramener du papier à n’en plus finir à la maison, je m’interroge vraiment sur le niveau que vont avoir nos enfants quand une telle révolution est ignorée par le corps enseignant tout entier. L’école numérique se passe donc à la maison, et oui, ma fille lit des livres aussi tout comme moi, sous format papier ou parfois numérique. Merci pour votre article

  7. Si l’interdiction de l’alcool me paraît bien justifiée pour les mineurs, je pense que l’analogie avec le smartphone est fausse. Voici pourquoi : Les boissons alcoolisées ont bon goût, mettent de bonne humeur, favorisent le désir de communiquer… Mais il faut reconnaître qu’en dehors du plaisir gustatif ce n’est pas du tout un réel fortifiant de l’humeur, pas plus qu’un moyen permettant réellement de mieux communiquer. Même à dose moyenne, que l’on dit raisonnable parce que son effet toxique reste limité, ce n’est finalement qu’un moyen acceptable pour passer un bon moment en oubliant ses soucis. Et le smartphone ? Il peut faciliter la vie réellement, et le seul point commun avec le vin c’est qu’il peut nous engouffrer dans un monde d’illusion jusqu’à perdre le temps de vivre, ou d’autres conséquences plus négatives encore pour notre santé. Interdire le smartphone aux moins de 18 ans irait en sens contraire d’une éducation favorable à les responsabiliser, dans l’espace entier de la vie. Le smartphone est un outil de communication, d’accès aux informations, de sécurité, qui il est vrai devient facilement un jouet nocif entre les mains des plus jeunes. Le problème n’est pas le smartphone ! Interdire cet outil reviendrait à couper la langue à l’enfant qui dit des gros mots, lui ôter les dents s’il continue à grossir en mangeant trop, lui supprimer les livres parce qu’il va chercher les images pornographiques, etc… Vous me répondrez alors que l’absence du smartphone n’empêche pas l’accès aux informations, ni la communication, ni tout le reste… Je suis d’accord, mais considère l’interdiction comme une aberration dans le raisonnement adulte. Et vous me direz peut-être : « Ah ?.. Vous avez une solution meilleure ?.. » A court terme, aucune, alors s’il y a urgence pourquoi pas une privation de 3 mois, à la manière du permis de conduire ? Bien, bien, difficile à appliquer… Et la solution à moyen ou long terme ? L’éducation, seule chance pour qu’un enfant ne se coupe pas dès qu’il a un couteau en main, ou n’avale pas en entier le bocal de vitamines pour croire devenir plus fort. L’éducation autoritaire de l’époque, avec ses multiples balises et son « bon sens » n’a pas réussi à procurer un développement complet des adolescents, sinon créer des adultes connaissant les bonnes manières mais ignorant le vrai respect. Désolé de penser ainsi, mais la génération de jeunes qui s’asseyaient par terre il y a 50 ans est celle qui, à l’âge adulte, ne considérait plus les orphelins et orphelines comme bons à devenir aides de chantier ou bonnes, avec le devoir de reconnaissance à ceux qui leur ont offert cette chance. Ce n’est qu’un exemple parmi une quantité, où les notions de droits humains et d’équité sont aujourd’hui reconnues, et il en a fallu du temps ! Il en faudra tout autant pour que les jeunes générations à venir soient capables d’user plus intelligemment de leur liberté pour la gagner vraiment, avec ou sans smartphone dans la poche pouvant occasionner des effets secondaires en cas d’abus. Tout autre que le vin qui peut être remplacé du jour au lendemain par du raisin frais sans que l’on perde son contenu de calories et de vitamines.

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