Historiens contre politiciens

Entre 1990 et 1994, le Rwanda sombrait dans l’enfer d’une guerre civile et ethnique. Le génocide des Tutsis fut alors largement relayé par la presse devant les yeux de l’Occident qui découvrait avec effarement que le massacre de masse n’était pas l’apanage de son histoire. La France, championne des commémorations, a souhaité marquer ce funeste événement en opérant un devoir de mémoire. Une entreprise louable que de nombreux pays, notamment d’Europe de l’Est, n’ont jamais entamé à propos d’autres épisodes historiques aussi macabres.

On pourrait toutefois se demander pourquoi le gouvernement français a décidé de commémorer des événements s’étant déroulés à des milliers de kilomètres de ses frontières. Quel fut le rôle de la France dans cette sombre affaire, en sus de son intervention du 4 octobre 1990 pour aider à évacuer des occidentaux et de son soutien militaire (Opération Noroît) au régime du président Habyarimana jusqu’à la mise en place des troupes de l’ONU en 1993 ? Faut-il que des fantômes hantent les corridors de l’Elysée ou que la constitution du gouvernement intérimaire rwandais sous l’égide de l’Ambassade de France à Kigali en 1994[1], quelques jours avant le déclenchement des massacres, ne nécessitent quelques éclaircissements, quelques justifications, aux yeux de certains[2] !

L’Elysée a donc voulu instituer une commission d’enquête constituée d’historiens pour investiguer dans les archives de la République sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, une commission d’experts comme la Suisse en a l’habitude. Celle-ci a vu en effet des commissions similaires se créer notamment la fameuse commission Bergier en 1995, celle sur les relations de la Suisse avec l’Afrique du Sud quelques années plus tard[3], ou encore celle sur l’internement administratif qui est en train de boucler ses travaux[4].

La France débute ainsi un exercice fort respectable. Mais voilà, avant même la constitution de son cénacle d’experts, que la polémique faisait déjà rage. Deux historiens, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, des spécialistes du sujet salués par leurs pairs, étaient en effet récusés par la présidence alors même que leur implication dans cette commission semblait naturelle. Cette décision, dans le contexte de la crise des gilets jaunes, ne pouvait que déclencher l’ire d’un grand nombre d’historiens français, soutenus par plusieurs de leurs collègues étrangers.

Aussi, Christian Ingrao, chercheur au CNRS et historien dont la renommée internationale est incontestée, s’est-il attelé à la rédaction et à la diffusion d’un manifeste pour s’insurger contre une décision qui n’a de cesse d’étonner et de soulever des questions dérangeantes pour la France de Mitterrand[5]. « Quelle légitimité aura une commission qui se prive ici de la seule chercheuse française spécialiste du génocide parlant le Kinyarwanda ? Quelle perspective peut avoir une commission qui exclut un historien dont la très grande expérience en matière d’anthropologie historique des violences de masse et partout reconnue ? ».

Un questionnement qui tombe sous le sens et qui met en lumière soit les jeux de clientélisme régnant dans les universités, soit une véritable volonté politique confinant à une instrumentalisation du passé. Or, parmi les quelques centaines de signataires du manifeste, Henry Rousso dont la notoriété s’étend au-delà du cercle des historiens pour ses travaux autour de la présence et des usages du passé ! Un historien qui, lors du procès de Maurice Papon, avait été cité à comparaître en tant que spécialiste de la Shoah et qui avait refusé de se présenter à la barre, soulignant le risque d’une confusion entre le rôle de l’historien et celui du juge. Un historien faisant office pour beaucoup de référence déontologique, et dont le soutien à la démarche critiquant la constitution de cette commission d’enquête laisse entendre la pertinence de la revendication.

L’anthropologue Pierre Clastres s’exclamait « l’histoire des peuples dans l’histoire, c’est l’histoire de leur lutte contre l’Etat ». Il semblerait qu’il en aille de même pour les historiens. Mais ces derniers pourront-ils suffisamment se faire entendre ?

 

 

[1] Le gouvernement intérimaire rwandais est mis en place après la mort du président Habyarimana, le 6 avril 1994, dans l’attentat visant son avion.

[2] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/05/genocide-au-rwanda-personne-ne-peut-obliger-bertinotti-a-ouvrir-les-archives-mitterrand_5446343_3212.html

[3] Rapport final de synthèse du PNR 42+, rédigé par le Professeur Georg Kreis.

[4] https://www.uek-administrative-versorgungen.ch/la-cie#Equipe. Cela sans compter encore les études spécifiques telle celle dirigée sur l’affaire des fiches par Georg Kreis, Staatsschutz in der Schweiz, die Entwicklung von 1935-1990, Bern, Stuttgart, Wien : Haupt, 1993.

[5] https://medium.com/@christianingrao/le-courage-de-la-v%C3%A9rit%C3%A9-a50534b3d3bb?fbclid=IwAR2gyMV2ujEnL3HbabqR2UTcXBwR_BZNGi1UFtRWC9z0mRzKdLinf4hcHZo

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

Une réponse à “Historiens contre politiciens

  1. Il faut inventer l’historien 4.0.
    Oui, ce serait un historien qui expliquerait le présent, grâce au passé!

    Ah non, pardon ça existe déjà.
    On appelle ça un spécialiste élu, en géopolitique de la politique et c’est aussi subjectif que l’histoire et ses sources 🙂

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