Des cadavres dans les placards

Il n’est pas d’épisode historique important sans qu’un flot de commémorations en découle a posteriori. Et lorsque cent années se sont déroulées, les célébrations revêtent vite les atours d’une Grand’messe. Cent ans, période symbolique dieu sait pour quelle autre raison que la rondeur de ce nombre !

Devoir de mémoire, occasion de regonfler les voiles de la nation à l’heure du réveil des souverainistes en Europe – les deux peut-être – les commémorations historiques sont soutenues par les uns, critiquées par les autres, polémiques lorsque le souvenir d’un général héros d’une guerre et traître lors de la suivante est évoqué. Ces solennités permettent quoi qu’il en soit des regains d’intérêts dans une communauté historique qui se saisit de ce passé pour revivifier les recherches et dégager de nouveaux objets d’étude. Quelle en est la raison ? Les historiens se laissent-ils submerger par une thématique poussée sur le devant de la scène médiatique par des journalistes à l’affût d’un « événement mémoriel » ? Sont-ils conscients des enjeux de mémoires et des dérives potentielles si ce passé était laissé à la seule compétence d’une société civile travaillée par de multiples tendances politiques ? Participent-ils de cet inconscient collectif qui, à l’instar des hirondelles qui prennent instinctivement les routes du sud en automne, les incite à se tourner vers ces moments forts du passé précisément lors de dates anniversaires ? Certains auront peut-être des éléments de réponse à cette question bien que l’on puisse sans doute imaginer que la réponse ne soit ni unique ni bien singulière.

Le centenaire de la guerre de 14-18, puisque c’est de cela dont il est question, a donc été porteur pour la discipline historique. Dans les pays occidentaux, hantés par ces souvenirs de fer et de sang, s’organisèrent bien vite des expositions et des conférences. Des livres allaient paraître et des documentaires plus ou moins bien faits être proposés à l’appétence d’un public attentif aux mots « Guerre mondiale »[1].

En France, championne toutes catégories de la commémoration, le gouvernement mettait sur pied en 2012 le projet « Mission du centenaire » au travers de ses institutions dont l’objectif était de proposer le « programme commémoratif de la Grande Guerre »[2]. Cette vaste Geste patriotique de six ans devait générer d’innombrables recherches basées sur des démarches heuristiques le plus souvent sévères, et un nombre encore plus considérable d’événements, du plus modeste au plus spectaculaire. L’Allemagne, quant à elle, obsédée par une autre guerre, allait rester en retrait, ou du moins évoquer avec moins d’ostentation ce conflit, qui, il est vrai, avait été une défaite pour elle[3].

La Suisse, pour sa part, quand bien même elle n’avait pas été au nombre des belligérants, participa également à l’effort mémoriel en procédant tout d’abord à une forme d’anamnèse au travers d’une exposition proposée par des historiens, zurichois pour la plupart, qui en publièrent l’essentiel en 2014 dans le livre 14/18 La Suisse et la Grande Guerre.

Aucune verbigération de souvenirs coprolithes, comme certains auraient pu s’y attendre, n’était à déplorer dans cet ouvrage se voulant un état des lieux de nos connaissances, mais, au contraire, plusieurs chapitres d’une portée historique passionnante, et notamment celui de Jakob Tanner, « Plaidoyer pour une histoire transnationale », pouvaient être relevés. Dans le même temps sortaient de presse le Insel der unsicheren Geborgenheit, die Schweiz in den Kriegsjahen 1914-1918 de Georg Kreis qui s’inscrivait dans la droite ligne d’Edgar Bonjour, dont le livre de 1952 sur la neutralité helvétique fait encore référence, ainsi que l’ouvrage de Erika Hebeisen, Peter Niederhäuser et Regula Schmid, Kriegs- und Krisenzeit: Zürich während des Ersten Weltkriegs. Konrad Kuhn et Béatrice Ziegler publiaient, quant à eux, un travail fort original sur le souvenir laissé en Suisse par cette guerre Der Vergessene Krieg. Spuren und Traditionen zur Schweiz im Ersten Weltkrieg[4].

 

Et en parallèle à ces initiatives se développait à l’autre bout du pays, un projet de colloque ayant pour but de proposer des sujets moins convenus, telle la propagande à travers les affiches, la dimension littéraire helvétique face à la guerre, la participation des Suisses dans les armées étrangères ou les forces politiques à l’œuvre au sein de la Confédération. Cette fois également, une publication venait ponctuer le florilège de conférences, La Suisse et la guerre de 1914-1918.

Puis, paraissaient successivement trois ouvrages, le premier sous ma plume La Suisse face à l’espionnage, 1914-1918, le second, en 2015, L’émigration allemande en Suisse pendant la Grande Guerre de Landry Charrier, et le troisième, en 2017, d’Alexandre Elsig, sur la propagande effrénée alors développée en Suisse par les pays en guerre et plus particulièrement par l’Allemagne, Les shrapnels du mensonge. Un quatrième travail devait parachever ces thématiques spécifiques, proposé par Olivier Lahaie, La guerre secrète en Suisse (1914-1918) : espionnage, propagande et influence en pays neutre pendant la Grande Guerre.

 

Manquaient encore à ce paysage historiographique des contributions portant sur l’armée helvétique. Certes, Hans Rudolf Fuhrer avait publié son Die Schweizer Armee im 1. Weltkrieg – Bedrohung, Landesverteidigung und Landesbefestigung, mais le livre datait de 1999. Quant à l’ouvrage de Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit, Face à la guerre. L’armée et le peuple suisses 1914-1919/1939-1945, plus récent puisque de 2007, il portait sur un continuum temporel plus long. Aussi, l’Association suisse d’histoire et de sciences militaires décida d’éditer en 2015 et 2018 les actes de deux autres colloques intitulés An der Front und hinter der Front, Der Erste Weltkrieg und seine Gefechtsfelder, et Am Rande des Sturms: Das Schweizer Militär im Ersten Weltkrieg.

 

Vinrent encore participer au concert de ces études les livres d’Hervé de Weck et Bernard Roten Jura et Jura bernois pendant la Première Guerre mondiale, et de Maurizio Binaghi et Roberto Sala, La tentation du sabre. La Suisse, l’Italie et le canton du Tessin de l’âge des empires à la Grande Guerre. Cédric Cotter, quant à lui, allait nous proposer son volumineux S’aider pour survivre, fruit de ses années de doctorat traitant des bons offices de la Confédération au cours de ces sombres années. En 2018 sortait encore de presse les actes du colloque organisé par l’Université Savoie Mont Blanc Les Pays de Savoie et la Grande Guerre : 1917 une année terrible ? dans lesquels la Suisse était évoquée.

Mes lecteurs attentifs auront bien évidemment remarqué mon intérêt pour cette période de l’histoire et ma participation à certains de ces projets. Ils ne s’offusqueront pas dès lors à ce que je renonce à me livrer à un exercice critique, pourtant si souvent jubilatoire, dont le périlleux pour moi serait vite concurrencé par l’abscons pour le profane. Ils ne m’en voudront pas plus de leur avoir épargné la liste des articles scientifiques portant sur le sujet et publiés dans des revues spécialisées !

Et je me contenterai de relever que si l’excellence de la plupart de ces travaux peut et doit être notée, il faut bien reconnaître que nous sommes passés à côté d’un sujet fondamental, celui des relations économiques de la Suisse avec les pays belligérants. Certes, quelques contributions ont abordé les rives touffues de ce sujet, notamment la contribution de Roman Rossfeld sur le matériel de guerre exporté[5], mais sans jamais pourtant forcer l’exploration plus loin que ne l’avaient fait précédemment Sébastien Guex et Malik Mazbouri à propos des banques helvétiques[6]. Serait-ce là les stigmates d’un tabou historique, le signe dramatique d’une capitulation intellectuelle devant le diktat d’une évidence trop bien dissimulée, ou les affres d’une anorexaphobie – que l’on me concède cet hapax – de nos têtes les mieux faites ?

Et pourtant, quels sujets passionnants pourraient être encore développés ! Ainsi, quelles furent, à l’issue de la guerre, les relations de la Suisse avec le Gouvernement provisoire de La Sarre d’où provenait l’essentiel des fournitures de charbons alimentant la Confédération ? Quid des échanges scientifiques et de leurs applications concrètes, entre la Suisse et les belligérants, au travers de sociétés comme Brown&Boveri ou Hispano Suiza[7] ? Et quelles furent les implications helvétiques réelles d’Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG), seconde mamelle de l’effort de guerre allemand après les industries Krupp, et qui bien avant la Première Guerre mondiale avait commencé à racheter des parts dans de nombreuses entreprises suisses avec comme but l’obtention du marché de l’électrification des chemins de fer du pays ? Paradoxe de l’histoire, cent ans plus tard, AEG fusionnée partiellement dans le groupe Alstom[8] parvenait à inscrire les CFF sur ses listes de clients en fournissant à la régie fédérale des locomotives électriques !

Aussi nous faudra-t-il encore attendre de futures études en relisant le Satrape du Collège de Pataphysique qui nous nargue de sa tirade « le génie est une longue patience, c’est une réflexion de génie pas doué », et se consoler avec les travaux portant sur la grève générale de 1918.

 

[1] A noter l’excellent Apocalypse la 1ere guerre mondiale de l’éternel Daniel Costelle.

[2] http://centenaire.org/fr/la-mission/la-mission-du-centenaire

[3] A noter notamment l’excellent livre de Gerhard Hirschfeld et Gerd Krumeich, Deutschland im Ersten Weltkrieg, 2013.

[4] Il faut également citer le livre d’Urban Fink-Wagner, Der Kanton Solothurn vor Hundert Jahren. Quellen, Bilder und Erinnerungen zur Zeit des Ersten Weltkriegs, Hier&Jetzt, 2014.

[5] «Schweigen ist Gold : Kriegsmaterialexporte der schweizerischen Uhren-, metall- und Maschinenindustrie im Ersten Weltkrieg» in An der Front und hinter der Front, Der Erste Weltkrieg und seine Gefechtsfelder, Hier&Jetzt, 2015.

[6] La Suisse et les Grandes Puissances, 1914-1945, 1999. « L’historiographie des banques et de la place financière suisses aux 19e-20 siècles », Traverse 17 (2010). « Conflits et marchandage autour du secret bancaire en Suisse à l’issue de la Grande Guerre », L’année sociologique 63 (2013/1). « La Première Guerre mondiale et l’essor de la place bancaire helvétique, l’exemple de la Société de Banque Suisse », Histoire, économie et société (2013/1).

[7] On sait que la première fabriquait des éléments de torpilles pour la Kriegsmarine alors que la seconde développa un moteur pour les avions de chasse français.

[8] En 1996.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

3 réponses à “Des cadavres dans les placards

  1. « Verbigération de souvenirs coprolithes », « anorexaphobie », « hapax »… C’est beau ces mots savants. On en sait des choses quand on a de l’instruction!
    A part ça, article très intéressant.

  2. Bah, les cadavres, c’est Infrarouge.

    Le sieur Alexis Favre n’a pas peur de convier à une même table, BHL (artisan de la destruction de l’Europe reconverti en apôtre), le pseudo cinéaste Baier (avec ses films à chier), Ory (la déesse suisse à Bruxelles) et Slobodan Despot, le mal embouché.

    Bon, pour faire le buzz, tout est à donf
    🙂

    p.s. même le ps vaudois Maillard se prête au jeu, c’est dire où on vit!!!!!

    1. p.s. Mamarbachi avait mal démarré, c’est vrai et ce ne doit pas être facile pour une femme…!
      Mais au moment où elle s’accomplit, devient souriante et maîtrisant son sujet et bla, pffff, on la remplace?

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