LA PORTE HELVÉTIQUE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Il y a cent ans, le 26 mai 1918, se terminait la bataille de Sardarapat, une victoire arménienne sur les forces turques bloquant à ces dernières l’accès à Erevan. En Russie débutait la guerre civile entre armées rouges et armées blanches. Et le 27 mai, commençait l’offensive allemande du Chemin des Dames dans l’Aisne.

En Afrique, le général allemand von Lettow-Vorbeck résistait encore et toujours en Rhodésie face aux Belges et aux Anglais alors que dans le Pacifique, le major Hermann Philipp Detzner n’en finissait pas d’échapper à la Force expéditionnaire australienne. Ses derniers 24 soldats se rendraient le 5 janvier 1919 en Nouvelle-Guinée.

La guerre est alors globale, totale, le monde vacille. Il vacille car les plaques tectoniques des grands Empires s’entrechoquent depuis quatre années, emportant avec elles les petites nations, les colonies, les protectorats, les tribus d’Afrique et celles du Tonkin, les clans berbères du Proche-Orient et les hordes cosaques du Don. Le séisme est complet. Il mènera à la perte de la Sainte Russie des Tsars et à celle de l’empire pluriséculaire des Sultans, il écrasera l’Allemagne de Guillaume II forgée par Bismarck, et fera de la France le grand vainqueur du conflit, la championne républicaine des pays où règne la démocratie…. À la fin de l’année 1918, les Empires ont vécu ! Les Empires mais pas l’impérialisme qui échoit principalement à deux nouveaux titans, les USA bien entendu, et bientôt l’Union soviétique, à côté desquels la vieille Angleterre et ses possessions ne tardent pas à faire pâle figure.

L’échiquier mondial est alors complètement modifié, ses équilibres se sont transformés, faisant du Proche-Orient, libéré du joug turc, une mosaïque de revendications et de peuples éclatés dont les ambitions et les rivalités feront le jeu des Occidentaux durant un âge. L’Allemagne, quant à elle, humiliée par le traité de Versailles, déchirée par des luttes intestines, étrillée par les nations européennes, se relèvera ivre de vengeance et subjuguée par la passion d’un nouveau tyran baroque et sanglant sorti des ombres des tranchées.

Et la Suisse dans tout cela ?

Au cœur d’une Europe en guerre, neutre, épargnée, dénuée d’enjeux coloniaux, ce petit pays allait échapper à la mitraille. Est-ce là un miracle, un « coup de chance majeur du destin fédéral » pour plagier l’historien zurichois Ernst Gagliardi ? Ce dernier écrivait ces mots en 1937. Et sa remarque, Edgar Bonjour allait la reprendre à son compte après la Seconde guerre mondiale ! C’est, bien évidemment poser la question de la neutralité, une question largement étudiée sous l’angle historique, juridique, voire philosophique depuis un siècle. Neutralité active, neutralité souhaitée, neutralité imposée ? Une question éminemment délicate qui implique à l’évidence les relations de la Suisse avec l’étranger, son activité diplomatique, sa politique intérieure, ses stratégies de défense de sa souveraineté et les réalités de la société dite civile.

Il semble de prime abord que la Suisse et sa neutralité aient été respectées par les belligérants, contrairement à la Belgique dont l’invasion souleva les passions en Suisse romande. L’offensive allemande n’avait effectivement pas prévu de passer par la Suisse. Et si les Français imaginèrent le Plan H, que l’historien militaire Hervé de Weck (Des deux côtés de la frontière 2012) a mis en lumière, soit une invasion du plateau helvétique calculée par le général Joffre pour prendre l’Allemagne par son travers méridional, en occupant le massif du Gempen, jamais ce projet ne fut appliqué. La guerre terrestre, à l’Ouest, se livrerait ainsi sur une ligne de front s’étendant de la mer du Nord, obstacle naturel, jusqu’au mur invisible de la frontière helvétique.

Irène Hermann et Georges Andrey le rappelaient il y a peu lors d’une table ronde organisée lors du Salon du livre de Genève (2018). Les nations d’Europe, en 1815, avaient voulu faire de la Suisse un glacis contre une France belliqueuse sortant à peine de l’aventure napoléonienne. Cent ans plus tard, la promesse serait tenue, la Suisse devait faire office de tampon entre les deux grands belligérants, l’Allemagne et la France, écrasant encore du poids de ses montagnes toute velléités éventuelles que l’Italie ou l’Autriche auraient pu nourrir.

Et pourtant, bien que neutre, la Suisse allait jouer un rôle prépondérant au milieu du choc colossal de la Première Guerre mondiale. Elle allait être la Porte, volontairement laissée entrouverte par les nations en guerre, permettant de servir les intérêts des uns et des autres.

À la suite de Georg Kreis, nous pouvons ainsi nous demander si la Suisse fut cette île de paix et de neutralité, ou cette Insel der unsicheren Geborgenheit (2014), en français, cette Île de sécurité insécurisée. Car si les internés militaires, allemands, belges, français et anglais y trouvèrent soins et repos, mais également parfois haine et mépris de la part de Suisses dont les cœurs battaient pour l’adversaire, la société helvétique se scinda en deux camps, germanophile d’un côté et francophile de l’autre, dans une rivalité interne reflétant la guerre extérieure, simulacre de conflit soutenu par la presse et la propagande. Un antagonisme devenu un fossé linguistique durant lequel de nombreux enjeux liés à la guerre se résolurent en Suisse. Alors, plutôt que de parler d’île, peut-être serait-il plus judicieux d’évoquer une autre image, celle d’un paravent sur lequel, en ombres chinoises, se déroula le théâtre d’une guerre de mots, et derrière lequel, négociations, enjeux et machinations se succédèrent.

Gaston Pageot, l’attaché militaire français à Berne durant presque tout le conflit, devait l’écrire : « La Suisse a été le principal centre de renseignement et de propagande » (Vuilleumier La Suisse face… 2015). Propagande distillée quotidiennement par des agences et des réseaux se livrant une guerre souterraine d’influences pour, selon Alexandre Elsig (Les shrapnels… 2017) « l’embrigadement moral des neutres ». Une recherche de légitimité forcée auprès de neutres faisant office de caution morale sur le front de la guerre psychologique dans un pays – pour reprendre les mots de Landry Charrier (L’émigration allemande en Suisse… 2018) – un pays qui faisait office de centre intellectuel de l’Europe pendant ce conflit. Une position avantageuse selon Landry qui nous indique que la Suisse était « un balcon privilégié depuis lequel il était possible d’espérer agir sur le monde, en fournissant l’inspiration à l’organisation d’une paix durable pour les uns, et en renouant les fils rompus de l’Internationale ouvrière, voire en en préparant une nouvelle mouture pour les autres ». Landry évoque bien évidemment la conférence de Zimmerwald, organisée par le socialiste suisse Robert Grimm, lequel avait réuni, du 5 au 8 septembre 1915, trente-huit délégués de différents pays d’Europe afin d’appeler au travers d’un manifeste à l’union des travailleurs de tous les pays dans la lutte contre la guerre considérée comme une barbarie capitaliste. C’est évoquer également l’affaire Grimm-Hoffmann de 1917 dont François Bugnon a dénoué tous les fils dans sa contribution lors du colloque de Penthes en 2014 (L’affaire… 2015).

Je n’entrerai pas à présent dans la thématique de la Grève générale et des clivages sociaux qui se développèrent durant les années de guerre pour en rester à cette idée de Porte helvétique. La question de cette grève a en effet été très largement étudiée, encore très récemment par Bernard Degen avec sa contribution « Die Schweiz als Zentrum des internationalen Sozialismus », paru début 2018 à Berlin dans l’ouvrage collectif de Frank Jacob « Krieg und Frieden im Spiegel des Socialismus ».

La Suisse… Une porte, donc, qui permit aux deux camps d’obtenir du matériel de guerre et des marchandises. Les exemples sont à cet égard nombreux. Qu’il s’agisse de l’entreprise Piccard & Pictet qui fournit des grenades pour l’armée française, de Brown-Boveri qui livrait des éléments de torpilles à la marine allemande, d’Hispano-Suiza dont les moteurs vinrent équiper les chasseurs français et anglais, ou encore de Jules Bloch dont les fusées d’obus créées dans ses usines alimentèrent l’armée française, des entreprises helvétiques furent ainsi les fourriers des belligérants tout au long du conflit.

Une activité commerciale et industrielle largement tolérée par les uns et les autres, quand bien même, l’Entente imposa à la Suisse, par le biais du projet de Francis Oppenheimer, un organe de surveillance devant centraliser les commandes passées à l’étranger par des sociétés helvétiques et s’assurer de leur utilisation dans le pays. Cette Société suisse de surveillance économique, tel en était le nom, ressort diplomatique concédé à la Confédération, devait permettre à celle-ci de ne pas perdre les livraisons allemandes de charbon et de fer dont elle dépendait dans une large mesure. Les Allemands feraient de même avec un office fiduciaire créé à Zurich et avec la Metallum, une entité commerciale autant que de renseignement dont l’objectif officiel était de promouvoir les échanges économiques entre la Suisse et l’Allemagne.

Cette perte de liberté économique qui intervint en 1915 illustre bien la volonté des pays belligérants de conserver à la Suisse sont statut d’État tampon, puisqu’à cette surveillance aurait pu se substituer des mesures autrement plus efficaces ! Une Confédération salonnière, telle Anna Eynard-Lullin en 1815 à Vienne, qui mena à un business juteux pour des industriels. En 1919, en proie à quelques déboires avec le fisc helvétique, Jules Bloch se verrait ainsi confisquer treize millions et payerait près de trois millions d’impôts de guerre. Des sommes faramineuses qui démontrent les bénéfices qu’une guerre peut procurer et qui, en l’occurrence, permit de sauver en partie le tissu économique de l’Arc jurassien. Un business intéressant également des banquiers tel Adolf Jöhr, secrétaire général de la Banque nationale suisse qui, en 1912 déjà, déclarait qu’en cas de guerre « des valeurs significatives pourraient se réfugier dans les banques suisses » (Tanner Plaidoyer pour… 2014). Des valeurs non seulement financières mais également des œuvres d’art, comme ces œuvres pillées en Belgique par des profiteurs de guerre allemands et revendues en Suisse. Un Adolf Jöhr qui deviendrait directeur du Crédit suisse, la même banque, curieusement, qui parvint à maintenir une ligne télégraphique avec la Deutsche Bank à Berlin, lorsque la censure coupa le monde industriel suisse de tout lien direct avec l’étranger. Et pour cause ? Les deux banques étaient partenaires depuis septembre 1914 dans un projet visant à accroître leur influence sur le marché suisse du pétrole. Un projet pour lequel Pierre Luciri relevait en 1976 (Prix de la neutralité…) l’intervention de l’industriel et Conseiller national Ernest Schmidheiny, lequel s’était rendu en Roumanie et à Vienne pour sa mise en œuvre. Et Dominique Dirlewanger de relever encore dans son étude (L’Allemagne a-t-elle encore besoin de la Suisse 2008) que les deux banques s’étaient « associées pour créer l’Orientbank et ainsi investir les marchés ottomans et balkaniques, dans les chemins de fer principalement, avant de fonder l’Elektrobank, spécialisée dans le financement et le développement des entreprises actives dans le secteur de l’électricité ».

Une porte helvétique donc volontairement conservée par les uns et les autres qui n’impliqua pas forcément d’instrumentalisation de la neutralité par la Suisse elle-même, comme nous le propose Jakob Tanner dans son chapitre « Plaidoyer pour une histoire transnationale » qui assène une expression forte : « la neutralité proclamée sert à camoufler une partialité prononcée ». Mais une neutralité conservée pour un utilitarisme par les pays tiers. Non seulement pour des motifs d’industrie de guerre, comme indiqué précédemment, mais également pour des perspectives commerciales anciennes impliquant l’Allemagne. Celle-ci, par le biais principalement d’un magna de l’industrie impériale, Walther Rathenau, patron de l’Allgemeine Elektrizitäts Gesellschaft (AEG), avait entamé, bien avant le commencement de la Guerre mondiale, une guerre économique contre la Suisse. Des actions et des parts de nombreuses entreprises helvétiques avaient en effet été acquises avant le conflit. La banque suisse de crédit de Zurich, celle d’Argovie, la Motorbankgesellschaft de Baden étaient ainsi tombées sous sa coupe, à l’instar de multiples fabriques de Rheinfelden, de Chippis, d’Olten ou d’Aarburg produisant de l’aluminium, de l’acide nitrique ou du ferrosilicium (Vuilleumier La Suisse face… 2015). André Soulange-Bodin remarquait déjà en 1918 que Walther Rathenau siégeait dans le conseil d’administration de Brown-Boveri (L’Avant-guerre allemande…) !

Si Alfred Krupp et ses aciéries formaient le fer de lance du complexe militaro-industriel allemand, Walther Rathenau et AEG en étaient assurément l’âme d’autant plus facilement que Rathenau avait été nommé commissaire du ministère de la Guerre allemand, chargé de l’office d’approvisionnement. Or, pour Walther Rathenau, la Suisse représentait un marché stratégique puisqu’il souhaitait négocier avec la Confédération l’électrification des chemins de fer suisses sous l’égide de son entreprise avec à la clé, en guise de compensation, des tarifs ferroviaires et douaniers favorables à l’Allemagne. Un projet qui s’inscrivait à la suite de la création du tunnel ferroviaire du Saint-Gothard inauguré le 25 mai 1882, dont la gestion avait été confiée à la Compagnie du chemin de fer du Saint-Gothard, créée en décembre 1871 et dirigée par Alfred Escher. On sait le rôle joué par ce dernier depuis les travaux de l’historien Félix Bossard en 1973 (Der GotthardVertrag…). Alfred Escher, fondateur du Crédit suisse dont les liens avec l’Allemagne impériale mériteraient décidemment d’être approfondis par des recherches historiques avait fait appel à l’Italie et à l’Allemagne pour financer ce projet de tunnel, n’hésitant pas à corrompre un député allemand pour qu’il soutienne le projet devant le Reichstag.

Pour rappel la participation italienne s’était montée à quarante-cinq millions de francs, et l’apport allemand, à vingt millions !

La Confédération devait nationaliser cette ligne en 1909 malgré le désaccord allemand et italien, entraînant une série de négociations qui allaient aboutir en 1913 à la Convention du Gothard prévoyant pour les deux pays des avantages tarifaires sur l’ensemble du réseau ferroviaire suisse servant au trafic de transit contre l’abandon de leurs doléances. Cette convention avait été mal acceptée en Allemagne pour qui la perspective de l’électrification des chemins de fer suisses aurait permis de reprendre la main sur cet axe Nord-Sud. L’implication de l’Allemagne dans l’économie suisse poursuivait cet objectif, tout en captant des marchés afin de profiter de l’internationalité du marché suisse et utiliser ce réseau pour étendre ses propres activités, assujettissant inéluctablement les cantons à leur grand voisin. Une vassalité rappelée par l’empereur Guillaume II en 1912 lorsque ce dernier visita la Suisse, arrivant dans le pays revêtu de l’uniforme des officiers du bataillon neuchâtelois qui servit la Prusse jusqu’en 1848 ! En 1914 encore, plusieurs patriciens neuchâtelois servaient comme officier dans ce bataillon composé alors presque exclusivement de Prussiens….

Outre ces intérêts économiques multiples, la Suisse représenta également une porte pour de toutes autres motivations. Intellectuels pacifistes – 30’000 dissidents trouvèrent ainsi asile en Suisse au cours de la guerre – anarchistes dont la Suisse était le refuge depuis la fin du XIXe siècle ; déserteurs de tous horizons – en 1918, la police des étrangers recensait plus de quatre mille déserteurs originaires de France, d’Allemagne et d’Italie ayant trouvé un abri à Genève – passèrent ainsi le seuil du pays. Déserteurs tellement nombreux qu’un comité se format en janvier 1916 à Genève, sous la houlette du député Marcel Guinand, afin de proposer au Conseil fédéral un projet de loi visant à interner dans des camps ces déserteurs étrangers qui n’avaient pas de domicile en Suisse avant la guerre…. La Suisse, une terre promise pour tous les insoumis autant qu’un pays de cocagne pour les services de renseignement des pays en guerre.

Car la Suisse devait être le principal terrain d’actions des espions. Gaston Pageot l’avait évoqué. Son rival allemand, le colonel Walter Nicolaï l’officialiserait au travers de deux livres parus dans les années 20 (Nachrichtendienst, 1920 / Geheime Mächte 1923). Voisin direct des belligérants, la Confédération helvétique ne pouvait être qu’une opportunité extraordinaire pour les services de renseignement français et allemands, une voie sûre et ne présentant que peu de difficultés pour accéder chez l’ennemi et pour recruter du personnel dédié à des tâches subalternes, enrôlé au sein d’une population subissant les affres d’une paupérisation grandissante…. La Suisse, boulevard de l’espionnage !

Plusieurs études sont venues en effet démontrer ce phénomène avec, en dernière date, l’ouvrage de l’historien français Olivier Lahaie (La Guerre secrète 2017). Je me contenterai de rappeler qu’entre 1914 et début 1919, alors que les derniers procès pour espionnage dans le pays se terminaient, plus de 120 affaires ont été dévoilées, de la plus modeste à la plus spectaculaire. J’aimerais rappeler l’une d’entre elles, sans doute l’affaire la plus considérable, dont les enjeux furent autrement plus importants que la médiatique affaire des colonels, soit l’affaire des bombes de la Nordstrasse. Un cas qui démontre particulièrement bien le rôle de boulevard que la Suisse joua au cours de ce conflit.

En 1918 s’ouvre en effet un grand procès à Zurich, celui de la Nordstrasse. Sur le banc des accusés, des officiers du contre-espionnage allemand, des anarchistes italiens, et des complices suisses. Près de 200 personnes impliquées dans un large complot dévoilé lorsque des espions français avaient dénoncés à la police zurichoise la cache abritant plusieurs tonnes d’armes que les agents allemands utilisaient depuis de nombreux mois. Le procès était particulièrement important et compliqué, puisque étaient mêlés de nombreux intervenants d’horizons différents dont le but était d’organiser une révolution désespérée en Italie. L’affaire n’était en outre pas récente puisqu’elle avait débuté en 1915 avec un réseau anarchiste italien actif depuis plusieurs années en Suisse (Vuilleumier La Suisse face… 2015).

En été 1914 déjà, des membres de cette organisation avaient essayé de faire passer en Italie des bombes et de la dynamite sans y parvenir. Aussi furent-ils faciles à convaincre lorsque des agents de l’Allemagne impériale les approchèrent en 1915. Ces agents étaient en l’occurrence bien peu germaniques puisqu’il s’agissait de partisans indiens du leader indépendantiste Lala Har Dayal, ennemi juré des Anglais, réfugié en Californie en 1912. Considéré comme chef du parti révolutionnaire indien aux États-Unis, Lala Har Dayal avait été arrêté en mars 1914 par les autorités américaines à la demande du gouvernement anglais et, libéré sous caution, il était parvenu à s’enfuir chez un compatriote à Zurich. Lorsque la guerre éclata, Dayal envisagea le soutien potentiel pour sa cause que pouvait représenter l’Allemagne et décida de rentrer dans le service de renseignement impérial, lequel n’était pas insensible à la perspective de déstabiliser l’Empire britannique dans ses colonies.

Les services de renseignement allemands souhaitaient en effet non seulement soutenir sa cause en lui mettant à disposition des fonds, mais également s’en servir dans des opérations en lien avec des anarchistes européens. L’argent, et bien évidemment les instructions, étaient remis des mains mêmes du consul général allemand de Zurich Georg Friedrich von Faber du Faure aux activistes indiens. C’est ainsi que Dayal demanda à ses complices, sur ordre de l’Empire, de rentrer en contact avec le fameux Louis Bertoni à Genève et son réseau d’anarchistes italiens. Bertoni refusa de s’impliquer dans le projet d’insurrection en Italie, mais permit aux révolutionnaires indiens achetés à la cause allemande de rentrer en contact avec une autre cellule anarchiste italienne qui poursuivait un projet de déstabilisation en Italie.

L’affaire fut vite conclue et validée par l’Allemagne qui ne tarda pas, par le biais de la valise diplomatique, à livrer à son consulat zurichois explosifs, mines, grenades, capsules explosives, cordeaux Bickford, poisons et bactéries, ainsi que des appareillages de mise à feu à retardement. Le but poursuivi dans cette opération était l’assassinat des ministres italiens Salandra et Sonnino, la destruction de la gare centrale de Milan, de la Banque de Roma et d’une fabrique de poudre à Gênes.

En 1918, Les Allemands, estimant sans doute que le stock d’armes était suffisant, intervinrent alors directement, en prenant le pas sur leurs complices indiens et chargèrent les anarchistes, italiens, de faire passer un premier chargement d’armes en Italie. La première partie consistait à transférer un lot d’armes du Consulat général d’Allemagne à Zurich dans une écurie de la Nordstrasse. Le transport était compliqué à réaliser compte tenu de son importance et plusieurs mois furent nécessaires pour le réaliser progressivement. Ces allées et venues n’échappèrent pas aux réseaux de renseignement français qui attendirent le moment le plus opportun pour dénoncer les activités de leurs ennemis aux autorités helvétiques. Une première vague d’arrestation intervint le 20 avril 1918. Nombre de comparses furent alors interrogés et envoyés à la prison de Regensdorf.

Ce réseau de différentes cellules, pour les unes anarchistes, pour les autres au service de nations étrangères, allait être condamné en vertu des lois fédérales sur les matières explosives et sur le maintien de la neutralité. Dayal, quant à lui, ne devait pas être arrêté dans cette affaire qui aurait pu changer le cours des événements européens. Après la guerre, il allait s’installer à Stockholm quelque temps en tant que professeur de philosophie indienne avant de devenir professeur de sanskrit à Berkeley. Voilà une affaire, relativement romanesque qui fit tout de même un certain nombre de victimes parmi les complices eux-mêmes, plusieurs d’entre eux ayant été retrouvés suicidés dans leur cellule de la prison Regensdorf. Elle démontre quoi qu’il en soit à quel point la Suisse servit de plate-forme pour des opérations stratégiques de premier ordre.

Cette voie ouverte entre nations en guerre, la Suisse allait également l’exploiter en usant de sa neutralité comme d’une arme de paix, quand bien même celle-ci fut parfois bien peu respectée par des personnages publics, comme le lieutenant-colonel et avocat vaudois Aloïs de Meuron qui, en mars 1917, s’élevait au sein du Conseil national, dont il était membre depuis 1899, contre les déportations en Allemagne de civils français et belges en prononçant un vibrant discours qui n’est pas sans rappeler dans l’esprit celui d’André Malraux en 1964. Je le cite : « Il faut savoir placer les intérêts moraux au-dessus des intérêts matériels. Et puis, à ceux qui ont peur, nous dirons qu’il ne faut jamais hésiter à remplir un devoir moral de la conscience supérieure quelles qu’en puissent être les conséquences. » (Vuilleumier L’ordre… 2018). Le Vaudois participa à l’œuvre de Mary Widmer-Curtat qui permit d’accueillir en Suisse au cours de ces années de guerre plus de neuf mille enfants et exilés belges. Un épisode mieux connu depuis la parution du livre de Jean-Pierre Wauters (Mary Widmer-Curtat et le Comité suisse 2015).

Et bien sûr, la Suisse allait offrir par ailleurs ses services aux pays belligérants au travers d’un accord humanitaire pour, à partir du 2 mars 1915, permettre de convoyer à travers le pays des blessés sous l’égide de la Croix Rouge, puis pour admettre sur son sol des soldats blessés ou tuberculeux, détenus dans les camps de prisonniers allemands et français, en échange d’un financement. Ce sujet est à présent mieux connu depuis les travaux et la publication de la thèse de doctorat de Cédric Cotter (S’aider pour survivre 2017). Le principe était simple. Les pays belligérants prenaient en charge les frais d’hospitalisation de leurs ressortissants, la Suisse quant à elle, pourvoyant à l’installation matérielle, à la nourriture, et aux soins médicaux apportés aux internés. Paris allait accepter dès le 18 février 1915 cette nouvelle offre, alors que Berlin devait se montrer plus réticente malgré l’intervention du Pape Benoît XV. L’Allemagne allait céder au mois d’août afin de soulager ses camps de prisonniers dont l’approvisionnement devenait de plus en plus difficile. Au final, de 1916 à fin 1918, la Suisse allait accueillir près de 75’000 hommes, civils et militaires, dont 35’515 soldats français, 4’326 Belges et 4’081 Anglais.

Acte de neutralité, acte démontrant aux yeux du monde cette neutralité, cet effort humanitaire de la Suisse est l’une des facettes, seulement, du rôle de la Suisse…

Issue commerciale, échappatoire pour les déserteurs et les proscrits, lieu de rassemblement pour une intelligencia révolutionnaire, couloir humanitaire, voie de passage pour les espions, seuil depuis lequel Lénine devait faire s’écrouler l’empire des Tsars, la Porte helvétique allait être officialisée comme le Guichet diplomatique des nations puisque la Sociétés des Nations devait y élire domicile. Car si le grand projet pour la paix avait tenu sa première réunion à Londres le 10 janvier 1920, ses instances dirigeantes devaient s’établir à Genève le premier novembre de la même année et y tenir une assemblée générale deux semaines plus tard sous la présidence du ministre des affaires étrangères belge Paul Hymans. L’aura de Gustave Ador et de son initiative promue par le CICR, soit l’Agence internationale des prisonniers de guerre, contribuèrent à cette élection genevoise du siège de la SDN, étayée encore par les réseaux belges d’Aloïs de Meuron dont Charles Dejongh, chef de cabinet du ministre belge de la guerre-intendance, Emile Vandervelde, était l’un des pivots principaux.

Cette dimension internationale n’allait dès lors qu’augmenter. Trois exemples simples permettent de le démontrer, d’abord de manière institutionnelle avec le traité de Lausanne de 1923.

Cette grand-messe visant à réviser les dispositions de Sèvres et enterrer le vieil Empire ottoman, durant laquelle le chef de la délégation soviétique fut assassiné par le fameux Maurice Conradi, se tint en Suisse. À Lausanne, quelques mois à peine après le sanglant massacre de Smyrne du 22 septembre 1922 commis par les troupes de Mustafa Kemal, le destin du Proche-Orient devait être arrêté avec les suites que l’on connaît. L’affaire Conradi, quant à elle, et le procès qui s’en suivi, devint une geste politique. Un procès historique que l’on considérerait plus tard comme le procès du Bolchevisme et qui donna du grain à moudre à Théodore Aubert – et c’est là le seconde exemple – puisque Théodore Aubert fut le fondateur et la principale cheville ouvrière d’un mouvement antibolchevique fondé à Genève qui devait vite prendre des dimensions internationales, et dont nous connaissons à présent l’histoire grâce à l’ouvrage de Michel Caillat (L’entente internationale anticommuniste 2016). Dernier exemple pour illustrer la portée que la Suisse avait acquis au travers de la Première Guerre mondiale, celui de l’activisme bulgare auprès de la SDN dans les années vingt et trente, qu’Oliver Schulz a mit en lumière dans sa contribution au colloque sur l’émigration politique en Suisse tenu à Reims en 2017 (Die bulgarisch-makedonische … 2018).

Le centenaire de la Première Guerre mondiale a permis de renouveler les études sur la Suisse au cours de cette période, dont nous comprenons aujourd’hui mieux les enjeux. Mais le centenaire n’en est pas la seule raison puisque les transformations de notre monde au cours des dernières décennies nous permettent, pour reprendre les mots de Christopher Clark, de mieux appréhender ces années : « De toute évidence, juillet 1914, nous est moins lointain, moins illisible aujourd’hui qu’il ne l’était dans les années 1980 » (Les somnambules 2013). Clark évoque bien évidemment la désagrégation du bloc soviétique illustrée par l’emblématique chute du mur de Berlin en 1989, et les logiques nationalistes qui en ont découlées… !

La Première Guerre mondiale, au-delà de ses impacts à court terme sur la Suisse, devait promouvoir celle-ci sur le plan international en raison de sa position géographique, de sa neutralité maintenue par les nations en guerre, de sa position économique soutenue par ses banques, de son rôle humanitaire, de sa tolérance vis-à-vis des dissidents politiques et de ses aptitudes diplomatiques baignées par une culture fédéraliste. Et, en faisant disparaître les grands empires, le conflit devait encore brouiller les cartes géopolitiques de larges parties du monde. Une instabilité confortant la Suisse, pacifique et neutre, dans le rôle de « Porte » inaugurée au cours de la Première Guerre mondiale, rôle qui, de nos jours encore, est criant d’actualité.

 

 

Dr. Christophe Vuilleumier

Membre du Comité directeur de la Société suisse d’histoire

Président de la Société d’Histoire de la Suisse Romande

Membre du Comité de l’Association Suisse d’Histoire et de Sciences militaires

 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

3 réponses à “LA PORTE HELVÉTIQUE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

  1. Merci Christophe pour ce post autant détaillé qu’éclairant.
    Bruno (ancien attaché de défense en poste à Madrid et Ankara)

  2. Merci pour ce texte magnifique. Tout y est dit (ou presque) avec une plume claire et belle.

  3. Oui, un grand merci. Votre recit m’interesse fort car j’ai un lien personnel avec cette histoire. Mon pere etait dans l’artillerie suisse alors que mon grand-pere travaillait encore pour la Badische Anilin Soda Frabrik (BASF) a Ludwidgshaven pour les premiers mois de la guerre. Refusant la nationalite allemande, il a demissione (avec un “golden handshake”) et il est rentre en Suisse.

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