Sorties littéraires sur les 100 ans de la révolution russe

La révolution d’octobre 1917 a un siècle. Un événement dont les causes sont disputées depuis cent ans et dont les conséquences auront été mondiales. La désintégration de l’empire des tsars, véritable séisme dont les effets se sont répercutés jusqu’à nos jours, devait permettre l’application d’une utopie vieille alors de près de soixante ans et qui allait devenir un cauchemar pour les uns, un exemple pour les autres ! Le centenaire de ce grand bouleversement suscite évidemment de nombreuses publications.

Parmi elles, le livre de Jean-Jacques Marie, La Guerre des Russes blancs, l’échec d’une restauration inavouée, qui revient sur un épisode relativement méconnu du grand public occidental, celui de la résistance des armées fidèles au Tsar. Cette épopée, faite de batailles, d’alliances, de trahisons et d’aventuriers tels le général Wrangel, est dépeinte par un spécialiste de l’histoire russe au fait d’une historiographie destinée à des universitaires. L’auteur ne se prive pas d’évoquer le « culte actuel des Blancs », en vogue à Moscou depuis le temps de Boris Eltsine, une reviviscence liée aux mouvements nationalistes russes et à la politique de Vladimir Poutine qui vise à « célébrer la grandeur passée de la Russie ». Mais la force de cette monographie relève moins de la mise en perspective de l’actualité de notre monde que d’une analyse fouillée et maîtrisée, donnant les clés de lecture nécessaires à la compréhension de la révolution bolchevique.

Olivier Besancenot a opté, quant à lui, pour une approche que l’on imagine volontiers originale avec son essai Que faire de 1917 ? La révolution confisquée. Que faire de cette révolution qui a réussie ? S’agit-il d’une révolution ou d’un vulgaire coup d’État ? Cette relecture de l’un des événements fondateurs de l’histoire du XXe siècle que nous propose l’auteur se révèle bien argumentée mais moins audacieuse que l’on aurait pu l’espérer. Car opposer stalinisme et communisme n’est pas une réflexion inédite. On connaît les dérives que le petit père du peuple a fait prendre à l’idéologie du parti : nationalisme contre internationalisme, libertés publiques contre autoritarisme, travail réduit à la notion d’exploitation contre stakhanovisme. Boris Souvarine, dans sa biographie sur Staline, évoquait déjà ces aspects en 1935. Par ailleurs, l’opposition n’est pas aussi évidente car si Staline exerça une influence sur le fonctionnement du parti, il se borna à développer et renforcer le diktat déjà mis en place par Lénine. La contre-révolution bureaucratique, initiée au cours des années vingt, mise en avant par l’auteur n’apparaît donc pas aussi inédite qu’il n’y paraît.

Dans la même veine, l’essai critique sur l’historiographie récente de la révolution russe de Lucien Sève, Lénine et la terreur, qui cible plus particulièrement l’historien Nicolas Werth – un rival ? – en reprenant et en critiquant les arguments de ce dernier. Des arguments tendant à démontrer une filiation entre Staline et Lénine, succombant tous deux à la violence et à la terreur. Lucien Sève entend ainsi déconstruire une historiographie idéologisée, tout en sombrant dans une autre forme d’appréciation. Un petit livre stimulant pour ceux qui se délectent des discussions de salons parisiens.

Si la biographie est un genre qui a été battu en brèche des années durant, il revient en force, notamment sous la plume de Stéphane Courtois qui, dans son Lénine, l’inventeur du totalitarisme, en manie l’art avec brio. L’auteur nous plonge avec passion dans la vie du révolutionnaire né à Simbirsk dans une famille noble, en nous menant sur les chemins de traverse que celui que l’on appelait encore Vladimir Oulianov emprunta. Un cheminement à travers les plaines de Russie jusqu’à Krasnoiarsk et dans la lointaine Sibérie, à Chouchenskoïé, ou Lénine, après son arrestation par l’Okhrana, purgea une déportation confortable « sans commune mesure avec le calvaire de Dostoievski ». Le lecteur suit également un autre parcours, celui d’un éveil, véritable quête psychologique que l’avocat de Samara, impressionné par des penseurs rejetant l’ordre établi comme Netchaiev, Marx ou Plekhanov, allait accomplir. Un Gueorgui Plekhanov que Lénine rencontra le 24 août 1900 à Genève, entraînant une formidable déception pour Lénine qui vénérait l’inventeur du mouvement social-démocrate en Russie. Cette quête « n’allait pas tarder à semer une formidable pagaille dans la bergerie des marxistes russes. Désormais, Vladimir Oulianov allait devenir son propre héros », assassinant la démocratie russe et faisant de son rêve d’absolu un absolutisme menant à la réification de ses peuples.

C’est à une autre biographie que l’écrivain français Christian Salmon s’est attelé dans son ouvrage Le projet Blumkine. Celui-ci se dévore comme un roman. Il en prend d’ailleurs la forme oscillant entre les observations d’un narrateur contemporain sur la piste d’un mythe vieux d’un siècle, et la mise en récit de son sujet, Iakov Grigorievitch Blumkine. Une biographie d’investigation, pourrait-on dire, sur le personnage o combien énigmatique de cet agent de la Tchéka dont certains estiment qu’il fut inventé de pied en cape par les services secrets soviétiques. Blumkine, à qui l’on prêta des dons exceptionnels, « les prouesses physiques d’un cascadeur, l’instinct d’un fauve, la sensibilité d’un poète, l’érudition d’un vieux rabbin […] parlant plusieurs langues parmi lesquelles l’allemand, le français et l’hébreu sans oublier l’arabe, le chinois et le persan ancien », aurait ainsi participé à l’assassinat d’un ambassadeur d’Allemagne avant de réorganiser le réseau d’espions soviétiques du Proche-Orient, opérant de la Turquie à l’Égypte, créant à Jaffa une blanchisserie ou l’on chiffrait les rapports, allant jusqu’à conseiller le bandit révolutionnaire persan Koutchouk-Khan. L’auteur se plait à laisser planer le doute, évoquant à la fin de son livre les recherches menées à Vincennes dans les documents des services de renseignement français confisqués par les Russes à Berlin en 1945 et rendus à la France en 2001, tout en tendant le voile diaphane de l’intrigue sur un personnage appartenant au panthéon alternatif du bolchevisme.

Moins romanesque, le livre de Claire et Claude Torracinta-Pache sur les lettres de Julien Narbel est touchant de sincérité. Le témoignage émouvant de ce Vaudois parti comme précepteur à la fin du XIXe siècle dans la Russie des Tsars nous relate une révolution observée par des yeux étrangers. Un regard porté depuis la résidence du prince Orloff à Saint-Pétersbourg, là-même ou devait éclater les premières insurrections en février 1917. Les auteurs ne font pas œuvre d’historien dans cet ouvrage Ils ont pris le palais d’hivers car sa dimension analytique en est réduite à sa portion congrue, mais c’est bien plutôt un documentaire historique qui sous-tends à l’ensemble de ces lettres écrites entre 1917 et 1919.

En perspective à cette relation épistolaire, l’ouvrage de Victor Serge, L’an 1 de la révolution russe, paru en France en 1930, propose la vision d’un dissident du parti aux prises avec le Stalinisme à Leningrad. Une œuvre qui paraît à nouveau aux éditions Agone, pourvu d’une préface de Wilebaldo Solano, révolutionnaire antistalinien espagnol qui fut l’ami de Serge, et d’une postface que l’auteur rédigea en 1947, peu de temps avant sa mort. Ce texte que l’on peut considérer à certains égards comme une source fait écho à un autre livre historique, l’essai autobiographique de Trotsky, intitulé Ma vie, réédité par Alfred Rosmer. Fresque s’étalant sur des décennies, le récit du célèbre révolutionnaire idéologue doit être lu avec recul quand bien même il constitue une mine d’informations.

 

Jean-Jacques Marie, La guerre des Russes blanc : l’échec d’une restauration inavouée : 1917-1920, Tallandier, 2017.

Léon Trotsky, Ma vie, Alfred Rosmer (dir.), Folio, (1929), 2017.

Victor Serge, L’an 1 de la révolution russe, Agone, (1930), 2017.

Claire et Claude Torracinta-Pache, Ils ont pris le Palais d’hiver, Slatkine, 2013

Olivier Besancenot, Que faire de 1917 ?: La révolution confisquée, Autrement, 2017.

Stéphane Courtois, Lénine, l’invention du totalitarisme, Perrin, 2017.

Christian Salmon, Le projet Blumkine, La Découverte, 2017.

Lucien Sève, Lénine et la terreur, Éditions sociales, 2017.

 

 

(Paru dans Aimer Lire, septembre 2017)

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

2 réponses à “Sorties littéraires sur les 100 ans de la révolution russe

  1. Excellent article sur la révolution qui a créée le principal ennemi des parties nationalistes dans les années de l’après-guerre et un des deux participants principals de la Guerre Froide.

  2. Je suis en train de lire “Aube de vie. aube de mort”, le journal d’Alia Rachmanova, une étudiante russe pendant la révolution. Je le lis au jour le jour, avec un siècle de retard, et je ne sais donc pas encore comment cela va se terminer pour elle et sa famille (probablement pas très bien car l’auteure s’est finalement réfugiée en Autriche où le livre a été initialement publié au début des années 1930).
    Ce n’est pas une nouvelle parution, loin de là, mais c’est une vision intéressante des événements vécus au quotidien par la population russe.

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