Démocraties échouées

Le pouvoir interroge, le pouvoir inquiète.

Durant des décennies, l’Occident ne s’est guère préoccupé des réalités du pouvoir politique car ce dernier, policé depuis la guerre, ne remettait plus en question les fondements démocratiques qui sont les socles de nos pays européens et nord-américains. Nous avons bien connu Mai 68 et ses revendications. Nous avons évidemment suivi quelques scandales dignes de sitcoms, oscillant entre boudoirs dorés et pourboires évaporés. Nous avons bien vu des dérives dans les États de l’ancienne Europe de l’Est…, mais enfin, rien de véritablement problématique de notre côté de l’hémisphère. Et puis, du temps de la guerre froide, le monde était évidemment divisé entre le bien et le mal, une vision manichéenne permettant de fixer clairement des repères et de dénoncer les Mauvais autant que de célébrer les Gentils. Mais le monde a changé. L’éclatement du bloc de l’Est, il y a près de trente ans, a redistribué les cartes. Le grand théâtre des nations a réparti depuis lors maintes fois les rôles pour de nouveaux actes auxquels nous assistons, avec à présent comme décor une Union européenne en perdition, un printemps arabe raté, un intégrisme religieux mortifère, et une montée des extrémismes.

L’avènement de Donald Trump aux États-Unis, le renforcement du président Erdogan en Turquie dont la victoire au referendum du 16 avril dernier vient remettre en question les libertés démocratiques de son pays qui assiste aujourd’hui, impuissant, à la fermeture des accès à l’encyclopédie Wikipedia[1], autant que la course à la présidence française de Marine Le Pen, sont les résultantes faites « hommes » de ces tensions. Des visages menaçants, issus d’un gruau de frustrations et d’inculture, incarnant les pulsions les plus funestes de l’humanité dont de nombreux partis sur notre continent – comme le parti conservateur catholique polonais (PiS) ou le Nationaldemokratische Partei Deutschlands – sont porteurs. Ce club des « damnés » fonctionnant sur un principe d’opportunisme, imposant des dynamiques réactionnaires, fait naître des craintes quant à la liberté de l’individu et des peuples. « Il n’y a pas de dictature sans consentement » prétend l’écrivain algérien Kamel Daoud dans la revue des Deux Mondes du mois de mai consacré au rapport de l’écrivain au pouvoir. Là résident l’enjeu et la crainte à l’égard du pouvoir politique. Les peuples tomberont-ils tous dans le piège d’un populisme justifiant par l’absurde et l’hypocrisie des lois d’exception conçues pour faire taire les oppositions réelles ou potentielles, ou préféreront-ils un principe de liberté telle que prônée par un pape se profilant de plus en plus comme un leader humaniste en marge de son magistère[2] ?

Pourtant les lois d’exception, en-deçà des tyrannies de la Syrie de Bachar el-Assad ou de la Coré du Nord de Kim Jong-un, nous rappellent quelles peuvent être les faces du pouvoir. Pouvoirs décrétant des purges en Turquie en 2016, ou un Patriot Act aux USA en 2001, laissant toute latitude à l’interprétation discrétionnaire des dirigeants. Chateaubriand observait qu’une loi d’exception introduite dans une constitution libre, est toujours une loi dangereuse. L’histoire lui a donné raison à bien des reprises tout au long du XXe siècle. Et malgré les souvenirs de honte et de souffrance, les lois d’exception deviennent la norme en Europe[3], car les masses se moquent du passé. Seul compte le présent et la harangue d’écornifleurs forts en gueule et prodigues en promesses. Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir se plaisait à commenter le maréchal Foch… Nous verrons bien de quoi sera fait demain. La France le découvrira dans peu de temps, elle, si fière de ses lumières, de sa culture et de ses maquis de résistance.

[1] http://www.tdg.ch/monde/ankara-bloque-acces-wikipedia/story/29784302

[2]https://www.ted.com/talks/pope_francis_why_the_only_future_worth_building_includes_everyone?utm_campaign=social&utm_medium=referral&utm_source=facebook.com&utm_content=talk&utm_term=global-social%20issues

[3] https://www.franceculture.fr/geopolitique/letat-durgence-nouvelle-normalite-en-europe

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

2 réponses à “Démocraties échouées

  1. C’est certain qu’il y a une grosse pression sur les États démocratiques. Je pense que le problème le dedans c’est que la plupart des gens sont maintenant tellement habituées à un système démocratique que les défauts, comme le manque de changement drastic face aux challenges d’aujourd’hui, arrivent à convaincre les peuples en difficulté face à la globalisation.

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