L’omertà des universités suisses

 

Quel est l’avenir des universités suisses ?

La Confédération a ratifié les accords de Bologne, issus des négociations des ministres européens de l’éducation menées en 1999, et dont le but était l’harmonisation de l’enseignement supérieur tout en renforçant la mobilité des étudiants et en facilitant la reconnaissance des diplômes. Ces objectifs ont été atteints en partie avec, pour conséquence, une explosion des tâches administratives pour les corps enseignants. Des tâches encore accrues par les incessantes modifications du règlement du Fonds national de la Recherche autant que par la politique, ô combien louée par les rectorats, du Ranking, cette course à la reconnaissance des établissements dans laquelle l’université de Genève s’est classée à la 58ème place mondiale en 2015 et l’université de Lausanne dans le rang des 201 à 200 meilleures[1].

Un score remarquable ?

On est loin des universités américaines d’Harvard, de Stanford, de l’Institut de Technologie du Massachusetts ou de Berkeley qui occupent respectivement les première, seconde, troisième et quatrième places. On est loin surtout d’une gestion saine de nos établissements qui, au nom du sacro-saint Ranking, sont les promoteurs d’un mercenariat international de professeurs laissant pour compte un nombre extraordinaire de chercheurs suisses au profit d’éminentes vieilles barbes venant lisser leur fonds de retraite dans le pays. Une balance économique entre cerveaux et prestige pesant largement du côté du paraître. Voilà un domaine dans lequel le développement durable ne s’est pas attardé !

Un système consumériste dont la matière première n’est autre que les doctorants dont les plus entêtés peuvent atteindre le stade de professeur boursier FNRS avant d’éventuellement postuler quelque part dans le monde mais rarement en Suisse. Et pour quels salaires ? 800 Euros à Milan dans tel institut, 1’300 Euros comme maître de conférences à Bordeaux…. ! Quant aux autres, le recyclage les attend. Et pour les plus courageux d’entre eux qui sollicitent un rattachement scientifique sans solde à la faculté des Lettres de l’Université de Genève, par exemple, le glas du grand inquisiteur, pardon du grand administrateur, résonne : « Ce n’est pas possible, ce statut n’existe pas dans nos tabelles administratives ». Un rattachement scientifique impliquant zéro dépense pour l’université, si ce n’est une adresse mail, et 100% de retour scientifique pour elle ! Faut-il que l’activité administrative domine l’activité scientifique jusqu’à lui nuire ? « On peut mesurer le degré de civilisation d’une société en visitant ses prisons » disait Dostoievski. Qu’aurait-il prophétisé en visitant nos universités ?

On ne peut que douter de la pertinence d’adresser cette question au Secrétaire d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation Mauro Dell’Ambrogio, cet avocat-notaire et ancien commandant de la police cantonale tessinoise, très introduit à Berne, qui chapeaute depuis bientôt dix ans le destin de la science dans notre pays. On imagine, sans doute trop aisément, ses réponses de maréchal des logis chef. Plus intéressants, par contre, ces retours de professeurs, à la sortie de colloques organisés « ailleurs », qui critiquent le mercenariat du Ranking autant que la loterie du Fonds national de la Recherche et la tyrannie des administratifs des universités – qui sont ceux par qui transitent les budgets des facultés lorsque ce ne sont pas eux qui les répartissent – et qui regrettent l’omerta régnant au sein des collèges professoraux. Un silence oblitérant toute critique du système !

 

 

[1] www.shanghairanking.com/fr/index.html

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

6 réponses à “L’omertà des universités suisses

  1. J’approuve. Le système est d’autant plus mal fait, que vu les salaires des professeurs en CH, il est aisé pour les facultés de recruter le top du top, qui arrivent avec des fonds européens, déjà distribués, ou sur le point de l’être (p ex Consolidating ERC grant). Ca bouche l’accès des chercheurs suisses junior, et ça permet aux Uni de pavoiser et se dire champion européen des fonds ERC. Les Uni CH recrutent encore leurs chercheurs au H-index. Inutile de dire qu’il n’y a plus la place pour la recherche fondamentale (la vraie). Autre souci, la recherche fondamentale dans le domaine de la biologie médicale. Pas de MD ? pas de poste clinique? oubliez tout de suite, vous resterez dans un coin de votre fac, avec des fonds de misère. You have been chopped. Mais on vous avait prévenu ! signé: un Suisse expatrié pour avoir le droit de faire de la recherche.

    1. J’approuve également. J’ai deux noms de professeurs, qui remplissent toutes les condition de l’article, qui me viennent à l’esprit. Pour la question de la recherche fondamentale: l’EPFL avait même “créé” le titre de “Docteur es Sciences technique”, pour pouvoir décerner le titre de docteur aux candidats malheureux qui avaient fait de la “recherche” sur un mandat d’industrie.
      signé: un Suisse qui a quitté le milieu depuis plus de 20 ans car il ne voulait pas s’expatrier (pourquoi laisser le salaire et la qualité de vie aux autres ???)

  2. La pertinence de ce propos est indiscutable et fidèle à la réalité vécue quotidiennement.
    Environnement nocif, obsédé par les concours de beauté au détriment de la formation et de la relève. J’en suis même venu à décourager des jeunes très intelligent par mes simples récits.
    Triste monde qui n’ira finalement qu’en s’appauvrissant faisant ainsi gagner les administratifs et comptables d’une excellence académique toute relative.
    Anonymat évident.

  3. Je vous remercie pour ces témoignages qui viennent confirmer les constats que j’entends également trop souvent de la part de nombreux universitaires!
    Bien cordialement

    Christophe Vuilleumier

  4. Vous me permettez de ne pas être d’accord. Je fais partie de cette caste de professeurs suisses grassement payés par l’université et je n’en ai pas honte. De plus, j’ai fait partie pendant huit ans de cet organisme – le Fonds national suisse de la recherche scientifique – qui semble fonder sa politique sur la loterie et je n’en ai pas honte. Sans nier l’existence de problèmes liés à ce qu’on appelle la relève académique, je ne peux admettre des propos qui montreraient nos universités fermées aux chercheur.e.s suisses et uniquement enclines à recruter des ‘d’éminentes vieilles barbes venant lisser leur fonds de retraite dans le pays’ sans parler du FNRS qui expédierait sans scrupule ses prof. boursiers hors de ses frontières. Vos propos sont caricaturaux. D’une part, ils englobent dans un même ‘sac’ des facultés et des disciplines qui n’agissent pas de la même façon et, d’autre part, ils méconnaissent des réalités personnelles qui sont à mille lieues de celles que vous décrivez. On peut penser ce que l’on veut de M. Dell’Ambrogio, mais arrêtez, je vous en supplie, de jeter le bébé avec l’eau du bain.
    Un professeur suisse enseignant en Suisse
    Je suis prêt à en parler plus longuement avec vous quand vous voulez et où vous voulez.

    1. Cher Professeur,

      Je vous remercie pour votre réponse et de la signer de votre nom. Je suis heureux de lire une contribution dans ce débat qui tranche avec les avis recueillis jusqu’à présent. Vous constaterez, je l’espère, que mon propos est dénué d’affects et qu’il est question d’un constat. Un constat basé sur les témoignages d’un certain nombre de vos collègues, dans des disciplines comme l’Histoire, les sciences politiques ou la médecine. Des professeurs qui, pour l’un d’entre eux du moins, est très proche de vous. Cet éventail n’est pas complet, évidemment, mais permet de déterminer une tendance. Et ce n’est pas à un professeur d’histoire économique que je préciserai la notion de “tendance”.
      Vous remarquez qu’il n’est pas question de honte dans mon texte qui, j’en suis désolé, semble être culpabilisant! Tel n’était pas le but. A dire vrai, à relire mon texte, il me semblait également que les traits étaient grossis, mais au vu des témoignages de chercheurs et autres professeurs suisses qui figurent dans les commentaires précédents, il apparaît que mon article ne soit pas si caricatural que vous le pensez… hélas aimerais-je dire.
      Maintenant, si je vous comprends bien, vous écrivez donc qu’il est possible de passer sa thèse et, l’année suivante, de remplir la fonction de suppléant d’un PO, comme vous l’avez vous-même expérimenté en 1986 avec André Lasserre! Cher professeur, je ne crois pas que ce qui était possible il y a trente ans le soit encore de nos jours. Et en cela, je suis d’accord avec vous, les réalités personnelles diffèrent très largement, d’autant plus lorsqu’il s’agit de générations différentes.
      Quant au FNRS, je souhaiterais méconnaître la réalité de ce jeu de poker menteur, mais, fort malheureusement, j’en ai quelque expérience. Et il me semble que les arguments du FNRS sont basés moins sur une démarche scientifique que sur des quotas financiers, au demeurant fort compréhensibles. Le plus regrettable dans le positionnement de cette institution n’est pas que ses réponses aient tendance à prendre les candidats pour des imbéciles. Pour l’exemple: “votre projet est intéressant mais vous avez déjà écrit un livre sur le sujet et ce dernier nous semble déjà traité”. Une réponse qui est insultante pour tout scientifique…. Non, le plus regrettable relève du gâchis d’un nombre impressionnant de chercheurs patentés et expérimentés dans un pays pour lequel plus d’un politique rappelle que la matière grise est la première de ses ressources.
      C’est avec plaisir que je partage un café avec vous à l’occasion.
      Bien cordialement
      Christophe Vuilleumier

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