Les migrants suisses d’Helvetia

L’immigration est une histoire qui est née avec l’humanité, du temps où celle-ci était encore nomade. À travers les siècles, les hommes n’ont eu de cesse de bouger, de fuir, d’explorer, de rechercher ce que la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 allait appeler « la recherche du bonheur », un état indissociable de la dignité humaine et de l’espoir.

Quelles que soient les populations, à quelques exceptions près, leur histoire est toujours marquée à un moment ou à un autre par un phénomène migratoire. La Suisse n’échappe pas à ce processus, les cas ne manquent pas. Nova Friburgo au Brésil en est un exemple, tout comme l’éphémère colonie genevoise d’Irlande du début du XIXème siècle.

Et c’est un autre exemple qui illustre parfaitement cette quête du bonheur, celui d’Helvetia.

L’histoire débute comme un film d’horreur de série B.

1869, la guerre de Sécession américaine est terminée depuis quatre ans à peine. Des groupes de rebelles sudistes devenus « outlaws » sillonnent encore le pays. Et voilà qu’entre les collines couvertes de bois noirs de Virginie occidentale arrivent à pied des immigrants. Misérables, épuisées, les quelques dizaines de personnes s’exprimant dans un idiome étrange et guttural décident de s’arrêter. Là, au milieu de nulle part, elles mettent fin à leur odyssée débutée dans la lointaine Suisse allemande, et stoppée un temps à New-York. Fermiers et éleveurs, les hommes mettront quelques semaines à construire les premières cabanes, la première église, le premier cimetière. Et puis, il allait falloir donner un nom au lieu. La décision fut-elle prise autour du feu, lors d’un prêche à l’église, ou avaient-ils déjà choisi le nom de leur nouvelle patrie ? Helvetia !

La destination n’était toutefois pas un hasard. Le projet avait été formé par un dénommé Isler. Travaillant pour le compte d’une société de Washington, l’homme avait pu se faire une idée de ce coin de terre lors de voyages d’affaires, et avait appris à ses compatriotes que la région pouvait être un asile plus agréable que la cité atlantique ou se pressait toute la misère du monde. Six hommes allaient prendre les rênes du projet, rassembler leur famille et quitter Brooklyn le 15 Octobre 1869 en prenant le chemin de fer jusqu’à Clarksburg. Dans cette petite ville aux allures exotiques pour des Bernois et des Argoviens du XIXème siècle, ils allaient acheter « sur plan » la terre de leurs rêves. La petite communauté helvétique de migrants, qui s’étaient donnée pour nom Grütliverein, allait finir le voyage à pied, à travers les ronces, sur les pentes de collines arides, et arriver dans un territoire hostile et sévère, inhabité, éloigné de 60 kilomètres de la première ville.

On peine à imaginer l’indigence et le total dénuement de ces gens livrés aux éléments des jours durant, dans un pays inconnu.

Au début de l’année 1871, les colons, coupés presque totalement du reste du monde, étaient au nombre de 32, affrontant des hivers glaciales autour d’un accordéon ou d’une bible. Dans les mois qui allaient suivre, un homme devait venir s’installer dans la communauté, un certain C.E. Lutz, qui, fort de ses accréditation officielles, allait faire office de promoteur immobilier. Faisant les trajets d’Helvetia à Clarksburg, il allait déployer des efforts considérables pour essayer de faire fortune en vantant les avantages de la colonie suisse à travers les États-Unis, au Canada ainsi qu’en Suisse. Et son entreprise allait fonctionner. En trois ans, ils allaient venir, nombreux, des quatre coins du Nouveau Monde, et de Suisse. En 1874, la communauté avait décuplé, se montant à plus de 300 âmes. Le village devait y gagner un docteur, un pasteur ainsi qu’un maître d’école.

En 1910, le développement des villes de l’Est aidant, et la construction d’une voie ferrée à proximité étant en cours, une industrie de bûcheronnage allait naître au sein de la colonie, changeant la vie de la communauté d’ermites. Ces derniers allaient dès lors cesser le troc qui était le commun de la plupart de leurs échanges économiques, et travailler pour de l’argent permettant d’acquérir mieux, et plus loin. Des lettres furent-elles alors envoyées à la famille restée au pays ? Peut-être !

En 2010, il reste 59 habitants à Helvetia, une population qui maintient contre vents et marées la tradition des colons d’antan. Moment fort de l’année, le premier août célébré force de bratwurst, de frites et de cookies, avant que le bal traditionnel ne débute !

Une histoire simple, qui, toute proportion gardée avec d’autres exemples « plus récents », démontre que les Suisses également ont été chercher ailleurs ce qui leur manquait chez eux. 

 

Sutton, David H (1990). One's own hearth is like gold : a history of Helvetia, West VirginiaNew York: Peter Lang

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.