Innovation ? Foutez-vous la paix !

Innovateurs, commencez par refuser la pression à l’innovation et tournez plutôt un regard curieux sur votre organisation. C’est seulement alors que vous pourrez imaginer insuffler un peu de nouveauté. 

On doit rendre justice au discours sur l’innovation : il fait preuve d’un dynamisme et d’un évangélisme à toute épreuve. Les injonctions à l’innovation permanente et disruptive à tout prix dominent. Cet infatigable activisme n’est pas sans effet sur le moral du dirigeant, ou du manager, mis sous pression et culpabilisé s’il ne prend pas la mesure de l’impératif qui lui est signifié. Pas de conditionnel, pas d’interrogatif ! Du prescriptif et de l’injonctif exclusivement. Au-delà du caractère oxymorique de ces injonctions à la création libre et inspirée, cette conception de l’innovation culpabilisante risque fort de mener à l’échec.

Au cours d’une discussion avec une amie il y a quelque temps autour de la question de savoir ce que l’on peut conseiller à une cheffe d’entreprise en matière d’innovation, est apparue l’idée que le meilleur conseil que l’on pourrait formuler est celui de lui “foutre la paix” ! De lui conseiller de “lâcher prise” et de ne pas se laisser happer par le commandement du “Que faire?”, du “Quoi faire ?” ou du “Comment faire ?” pour innover à tout prix.

Le jeu de l’innovation

Les organisations sont des configurations d’acteurs interdépendants coalisés, plus au moins harmonieusement, autour d’une action collective finalisée encadrée par des règles, des structures et des procédures. En interagissant, ces acteurs jouent. Les enjeux ? La collaboration, la compétition, l’indifférence, l’obstruction. Les ressources de ces acteurs ? Leur expertise, leur positionnement, bref leur pouvoir au sein de l’organisation. Comme l’a relevée depuis longtemps la sociologie des organisations et plus particulièrement l’analyse stratégique, concevoir le fonctionnement des organisations en terme de jeux stratégiques de pouvoirs entre acteurs permet de porter un regard bien plus pertinent et informé sur les enjeux de l’innovation (ou plus généralement du changement organisationnel) :

Le changement n’est ni une étape logique d’un développement humain inéluctable, ni l’imposition d’un modèle d’organisation sociale meilleur parce que plus rationnel, ni même le résultat naturel des luttes entre les hommes et de leurs rapport de force. Il est d’abord la transformation d’un système d’action.” Crozier & Frieberg (1977: 383).

Cette transformation se fait par l’intermédiaire de jeux et implique une rupture dans l’équilibre existant. Elle provoque une crise, une perturbation dans le système d’action d’une organisation. Sont “en jeu” autant les finalités de l’organisation que ses règles et la distribution de pouvoir des acteurs en son sein.

Il y a dès lors innovation ou changement :

1° lorsque les tensions produites par la crise sont suffisamment fortes quelles ne soutiennent plus le système d’action existant et qu’elles menacent de le faire éclater. Dans cette situation, le changement peut soit échouer ou aboutir à un nouvel équilibre débouchant sur de nouvelles pratiques et de nouveau modes de régulation de l’organisation, pas nécessairement plus optimaux car susceptibles de renforcer les dysfonctionnements pré-existants;

2° lorsque la crise débouche sur de nouveaux mécanismes de régulation interne découlant d’un processus d’apprentissage. Dans ce second cas, il est nécessaire qu’il y ait “du jeu” (slack en anglais), c’est-à-dire un espace à disposition des acteurs pour jouer et expérimenter. Il faut que les acteurs puissent disposer d’une marge de manoeuvre pour inventer de nouveaux modèles d’interaction et de nouvelles règles, voire de nouvelles finalités à l’action collective. C’est cela l’innovation.

La tarte à la crème de la “résistance au changement”

On comprend alors mieux comment l’impératif de l’innovation à tout prix et l’injonction à la transformation inévitable réduisent les chances d’aboutir à une innovation dans une organisation. Une innovation décrétée, rendue inéluctable et obligatoire a en effet toutes les chances d’échouer ou de faire s’effondrer le système d’action existant et d’en renforcer les dysfonctionnements en empêchant les acteurs de jouer avant même d’avoir entamé le jeu de l’innovation.

Tout changement est accepté dans la mesure où l’acteur pense qu’il a des chances de gagner quelque chose et, en tous cas, sent qu’il maîtrise suffisamment les leviers et les conséquences du changement. Celui-ci doit se raisonner en termes de pouvoir : celui qui a le sentiment de perdre ne peut que refuser le changement ou tenter de le freiner. Une étude préalable en termes de pouvoir est donc toujours nécessaire à qui veut impulser un changement.” Bernoux (2009 : 235).

Dès lors, expliquer les réticences des acteurs face à l’innovation en invoquant une “résistance naturelle au changement” des individus illustre une incompréhension profonde de la vie des organisations et relève plus de la paresse intellectuelle que d’une évidence empiriquement fondée. Cette tarte à la crème de la “résistance aux changement” fait partie de ces “idées”, avec la “zone de confort”, à karchériser.

Le dirigeant de toute organisation devrait donc commencer par “se foutre la paix” et mettre de côté l’injonction “morale” qui lui est formulée de se transformer impérativement et sans délai. Il devrait se concentrer d’abord sur une analyse de son organisation. Cela passe par une analyse stratégique qui visera à identifier les marges de manoeuvre, les enjeux, les freins et les opportunités et les acteurs concernés. Il contribuera ensuite à créer les jeux qui sont susceptibles de mener à un apprentissage collectif générateur d’innovation. Cela nécessite notamment de créer des espaces de jeu. A défaut, décréter le changement et réduire la marge de manœuvre des acteurs en les contraignants par la culpabilisation sont les plus surs moyens d’échouer. A l’inverse, s’ils ont la possibilité de jouer avec l’innovation, ils pourraient bien finir par la désirer et ne plus la craindre.

Références

Bernoux, P. (2009). La sociologie des organisations. Paris : Seuil.

Crozier, M & E. Frieberg (1977) L’acteur et le système. Contraintes de l’action collective. Paris : Le Seuil.

 

Jetons nos livres de management !

La littérature managériale contemporaine est globalement de piètre qualité. Pourquoi continuons-nous à nous infliger sa lecture, malgré ses faiblesses méthodologiques et ses propos superficiels et vaseux ? Et si on s’en débarrassait ?

Tapez dans votre moteur de recherche : “Best management books” ou “Best leadership books” et contemplez les résultats qui s’affichent : une succession d’ouvrages dont les titres évocateurs vont droit au but. Lorsqu’il ne s’agit pas de devenir plus efficace, plus riche ou plus innovant, on vous propose des méthodes de management et de leadership qui se résument au titre de l’ouvrage : “Turn the Ship around”, “Lean In”, “First Break all the Rules”, “Good to Great”, “Tribes”, “Drive” etc. Cette “littérature” consiste essentiellement en une série de récits d’entrepreneurs “successful” qui livrent leurs secrets souvent liés à des hygiènes de vie “The Seven Habits of Highly Effective People”, lorsqu’ils ne sont pas des supports à des disciplines spirituelles.

La “Science” de l’anecdote

Toute approche théorique est une simplification de la réalité à fin d’explication. Le problème de cette littérature managériale est sa myopie analytique. Non seulement, elle ne voit même pas ce que ses axiomes et ses concepts seraient censés lui permettre de voir, mais elle s’est progressivement détachée de tout lien avec la démarche scientifique, soit à la mise des théories à l’épreuve des faits. Ces ouvrages sont une compilation plus ou moins organisée des récits anecdotiques ou de “théories” fumeuses. La réthorique a remplacé les études de cas, les analyses quantitatives et qualitatives. L’anecdote racontée en deux ou trois paragraphes a remplacé la référence à une publication scientifique ou à une étude de cas présentée en détail. Pas d’hypothèse, pas d’analyse comparée, mais l’énonciation d'”évidences” “confirmées” (on dirait plutôt assenées) par des anecdotes ou des récits et surtout peu d’évaluations. Comme le relève Stewart (2009 : 247), “Les théories que les gourous offrent peuvent tout expliquer mais ne sont capables de ne rien prédire parce qu’elles ne sont pas des théories. (…) elles sont en fait des agglomérats de truismes infalsifiables.”

L’angle mort sociologique et anthropologique

Pour le politologue que je suis, ce qui frappe le plus à la lecture de cette littérature c’est son mutisme sur la question du pouvoir. Alors que l’on parle de conduite, de management, de gestion, les relations de pouvoir sont absentes, comme si le monde de l’entreprise ou de l’organisation était débarrassé de ce “sale objet”. Tout n’est désormais qu’affaire de processus, de méthodes, d’attitudes et de valeurs à adopter pour conduire les hommes et femmes d’une organisation. Pire, le pouvoir est si indésirable qu’il faut délibérément s’en débarrasser au plus vite pour adopter des organisations plates, chères à l’approche holacratique out TEAL. Comme dans “1984” d’Orwell, il suffirait d’agir sur les mots pour que la réalité s’adapte d’elle-même. Il suffit de dire qu’il n’y a plus de hiérarchie et que l’intelligence collective va conduire l’organisation pour que tout rapport de pouvoir s’évapore. On nage en plein “Jediisme“. Cette illusion est au coeur du récit qui s’est progressivement construit autour des “Start-ups” (cf.  Ramadier. 2017).

Il y aurait beaucoup à dire sur les raisons de ce mutisme, formulons l’hypothèse que celui-ci est dû à l’absence d’une démarche sociologique et anthropologique qui caractérise cette littérature. Nous sommes loin des études des Weber (Economie et Société), Michels (Loi d’airain de l’oligarchie), Crozier (L’acteur et le système ou Le phénomène bureaucratique), Mintzberg (Le pouvoir dans les organisations), sans compter la vaste littérature, notamment anglo-saxonne, de la sociologie des organisations ou de l’anthropologie qui ont toujours eu à coeur d’analyser les rapports de forces qui ne manquent pas de surgir au sein de toute organisation humaine et qui expliquent en grande partie leur fonctionnement.

Le management n’est malheureusement plus une science sociale – l’a-t-il d’ailleurs jamais été ? – avec tout ce que cela implique de modestie, de prudence, d’erreurs et de confrontation aux faits. Il est devenu un dogme enseigné dans les plus prestigieuses écoles et dont les Livres sont écrits comme des articles de journaux, des posts ou des tweets; c’est-à-dire très loin de ce qui est attendu en matière de méthodes et d’analyses en sciences sociales. La preuve en est que les “théories” exposées dans cette abondante littérature ne s’exposent pas à la vérification des hypothèses par les faits et par l’argumentation de la démarche scientifique. Bien au contraire, il s’agit pour chaque auteur de se distinguer de son compétiteur par “sa” démarche, “sa” méthode sans préoccupation pour l’édification d’une discipline ou d’une école menant à l’approfondissement du savoir. La littérature managériale est un marché. Un marché économique avant que d’être celui des idées ou du savoir. En 1984, quatre des dix “top ten Business books of the Year” aux Etats-Unis étaient écrits par des académiques. En 1991 et 2001, un seul l’était (Stewart 2009 : 250)… Qu’en est-il aujourd’hui ? On ose à peine chercher une réponse, de peur de constater que les rares académiques qui publient encore quelque chose ne se soient progressivement transformés en gourou mous du cortex.

Pourquoi cela est-il si important ?

Au fond, pourquoi s’émouvoir de la faiblesse théorique et scientifique de cette littérature managériale et du leadership ? D’abord parce que celle-ci compte. Parce qu’elle inspire et initie des pratiques au quotidien dans les organisations, non sans succès parfois. Mais il est un côté obscur de ces pratiques. Celles-ci provoquent aussi des dégâts sur les individus et sur les organisations elles-mêmes. Et de cela, cette littérature ne parle pas. Non seulement, les résultats ne sont souvent pas au rendez-vous, ou ceux qui sont annoncés ne sont que rarement confrontés aux faits, mais on aboutit souvent à des organisations gangrénées par l’absurdité et le non-sens (Graeber 2018 ; Bouzou & De Funes 2018), sans compter les dégâts causés sur la santé des collaboratrices et des collaborateurs des organisations (Pfeffer 2018 ; Lyons 2019). Ensuite parce qu’elle repose sur des illusions et des histoires qui n’ont la plupart du temps rien à voir avec la réalité de l’exercice du management au quotidien (Pfeffer 2015).

Ce n’est qu’en renouant avec les sciences sociales que le management pourra prétendre à redevenir une science, avec sa dimension critique et modeste. C’est renonçant à son caractère publicitaire et à sa forme journalistique que la littérature managériale pourra à nouveau prétendre à quelque intérêt autre qu’anecdotique. Bref, c’est en considérant la conduite des organisations comme un phénomène global, complexe et changeant que les ouvrages de management pourront à nouveau trouver un place sur le rayonnage de nos bibliothèques.

D’ici-là, nous pouvons jeter nos manuels de management et de leadership. Nous ne perdons pas grand chose !

 

Références

Bouzou, N & De Funes, J. 2018. La comédie (in)humaine. Paris : Editions de l’Observatoire

Graeber, D. 2018. Bullshit Jobs. London : Penguin Books

Lyons, D. 2019. Lab Rats. Why Modern Work Makes People Miserable. London : Atlantic Books

Pfeffer, J. 2015. Leaderhip BS. New York : Harper Business

Pfeffer, J. 2018. Dying for a Paycheck. New York : Harper Business;

Ramadier, M. 2017. Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups. Paris : Premiers parallèles

Stewart, M. 2009. The Management Myth. Debunking Modern Business Philosophy. New York : WW Norton

 

L’innovation par le conflit

L’intelligence collective fait émerger l’innovation dans les organisations grâce aux ateliers de brainstorming, de gamestorming, ou de design thinking. Vraiment ? Si ces techniques permettent de générer des idées, elles ne garantissent en rien la matérialisation de la nouveauté. Victimes de myopie organisationnelle ces approches conçoivent l’innovation comme un processus fluide de création harmonieuse et font l’impasse sur l’existence même de ce qu’est l’innovation dans les organisations : un conflit créateur.

Malgré le titre de son ouvrage séminal “Change by Design. How Design Thinking Transforms Organizations and Inspires Innovation“, Tim Brown, l’un des papes du Design Thinking est avare en conseils sur comment on prépare ou on adapte une organisation existante. Tout au plus nous conseille-t-il de “prototyper” les organisations selon les principes du DT (sic), d’organiser des workshops, de réformer le leadership, de constituer des équipes interdisciplinaires, bref de développer une approche systémique (p.174 ss.).

Dans le plus récent “Guide du design thinking“, M. Lewrick, P. Link et L. Leifer, (2019) consacrent quatre pages sur près de trois cents cinquante à la question “Comment préparer l’organisation à une nouvelle mentalité?” (p. 190 à 193), dont une intégralement destinée à répondre à la question : “comment faire pour inscrire le design thinking dans l’organisation?” (p. 193). Voici en vrac les réponses : “reposer (le DT) sur un réseau d’utilisateurs et de soutiens dans toute l’entreprise“; “l‘idéal est que tous les salariés se considèrent comme et agissent comme des entrepreneurs“; “les dirigeants devraient faire de la centricité client un thème crucial, stratégique et le dire à tous leurs collaborateurs“; “vision claire“; “socle de confiance“; “mentalité ouverte“; “structure et cultures ouvertes“; “mise en oeuvre holistique” etc.

Convenir que dans les deux cas, les considérations organisationnelles développées sont faibles – quand elles ne sont pas teintées d’une charmante naïveté – ne revient nullement à remettre en question l’intérêt de l’invention organisationnelle que constitue le Design Thinking. Cela revient simplement à dire que faire appel à l’intelligence collective ou aux changement de “mindset” ne suffit pas et que les “faiseurs-inventeurs” ne sont pas de très bons innovateurs, n’en déplaise à la doxa.

L’innovation ordinaire

Dans une précédente chronique, nous tendions avec Michel Crozier et Ehrard Friedberg un lien intrinsèque entre l’innovation et la politique conçue sous le prisme du rapport de force. Norbert Alter, un autre sociologue des organisations – tout aussi essentiel – nous offre également une approche riche en enseignements. Son ouvrage majeur a été publié en 2000 et porte le titre magnifique de “L’innovation ordinaire“.

Selon Alter, l’innovation est essentiellement une déviance dans l’ordre établi. Elle introduit une forme de chaos, elle est caractérisée par l’ambiguïté des buts et est un processus fondamentalement incertain. Rien de bien décoiffant jusque-là. Sauf que cette déviance n’est pas le fruit d’un processus créatif harmonieux piloté par les idées, le mindset ou les prototypes, mais la résultante d’une inversion des normes le plus souvent introduite de façon volontaire et unilatérale, résultant plus du fait accompli que de la génération d’idées.

Le processus d’innovation suit ainsi invariablement un processus en quatre étapes. La première est celle de l’initialisation, caractérisée par des “croyances” et une forme “d’irrationalité” dans le lancement du processus d’innovation qui consiste à introduire de manière parfois arbitraire une “invention”. La seconde étape est celle de l’appropriation de la déviance créée par l’invention, de l’expérimentation, du conflit entre individus et groupes, et de la transformation de l’invention en quelque chose d’autre. Dans une troisième phase, le conflit ayant abouti, l’invention est métabolisée et normalisée. La déviance (re)devient alors règle, ordre. Enfin, il y a innovation, c’est-à-dire nouvelle pratique sociale, lorsque l’invention s’est diffusée dans le groupe social et qu’elle en a modifié les interactions.

Pour Alter, loin du chemin de fleurs de la maturation des idées surgies de l’intelligence collective des innovateurs, l’innovation naît sur un champ de bataille sur lequel s’affrontent les tenants de la déviance d’un côté et ceux de l’ordre de l’autre. Deux logiques s’affrontent : celle de l’innovation et celle de l’organisation.

Logique de l’innovation

  • Elle se construit initialement sur l’ambiguïté, le vide ou le caractère paradoxal des décisions prises pour transformer une situation. “
  • Elle est portée par les acteurs de cette nouvelle donne.”
  • Elle s’appuie sur un réseau d’alliés qui partagent au moins momentanément la logique défendue par les acteurs de l’innovation.”
  • Elle dispose de règles de fonctionnement internes au groupe lui permettant de jouer successivement le registre de la publicité ou de la clandestinité.”
  • Elle ne négocie donc pas. Elle accomplit ce qui lui semble devoir être fait et tente de légitimer cette action après coup.” (Alter 2000 : 102)

Logique de l’organisation

  • L’enjeu majeur du groupe est de repréciser les fonctions et rôles au fur et à mesure que se développe l’innovation.
  • Pour ce faire, il dispose de ressources, comme la collaboration ou d’autres liées à la position formelle, la gestion administrative, les moyens budgétaires qui permettent de contrôler partiellement l’innovation.”
  • Si les tenants de la règle s’opposent trop frontalement à ceux de l’innovation, ils ne sont plus que « légaux ». S’ils acceptent de coopérer, ils doivent accepter de perdre une partie de leur influence et de leur reconnaissance sociale.”
  • La stratégie dominante du groupe est alors celle de la réorganisation. Ce dernier réduit les incertitudes du processus de travail en formalisant les mécanismes d’innovation pour parvenir à transformer les stratégies des innovateurs en simples fonctions.” (Alter 2000 : 102-3)

C’est donc du conflit entre ses deux logiques, incarnées par des acteurs que l’innovation naît ou pas. Le succès ne dépend pas de la qualité de l’invention à l’origine du processus, du mindset de l’organisation, ou de la qualité du prototype produit par l’application des outils du Design Thinking, mais bien d’un affrontement, d’une confrontation, d’une lutte de pouvoir au sein de l’organisation.

La coopération conflictuelle

Mais si tout est conflit, quelle place pour la coopération ?

Si coopération il y a, c’est que celle-ci est préférée à une stratégie d’opposition, par exemple. C’est donc bien qu’il y a rapport de force.

La force des idées ne vient pas d’elles en tant que telles mais des conflits ordinaires qu’elles trahissent, des embarras qui les précèdent dans le réél dont – au mieux – elles nous permettent de sortir. Sans organisation matérielle et symbolique, autrement dit sans institution pour instruire les engorgements de l’action en conflits, une idée – fût-elle vraie – n’a pas de force.” (Clot et al. 2021 : 30)

Un ouvrage récent formidable (Clot et al. 2021) vient à point nommer illustrer que la production d’innovation peut émerger d’une coopération fondée sur l’opposition et la confrontation des conceptions et des idées.

A l’inverse de la technique du design thinking qui consiste notamment à ne pas formuler de contradiction ou de négation, mais que des compléments aux propositions générées, les trois études menées par ces sociologues montrent comment un conflit organisé autour de la définition des critères de qualité du travail a produit du neuf et relégitimé leur participants au sein de l’organisation. Dans un EHPAD (EMS en Suisse), dans le service de propreté d’une grande ville et dans une usine automobile, les auteurs montrent que l’acceptation et la reconnaissance d’un conflit de conception autour de ce que constitue un travail bien fait par les équipes de terrain a permis non seulement d’innover, mais de redonner un sens à la coopération. D’un côté, les travailleurs de terrain ont affirmé leurs compétences, de l’autre ils se sont réaffirmés comme groupe capable de changement face à une hiérarchie dépassée par les événements et embourbés dans les process, loin des tartes à la crème de la “résistance au changement“.

Au final, pas de post-it, pas de méditation pleine conscience, pas de positivité exacerbée, pas de quête de la fausse unanimité, mais l’expression et la prise au sérieux de conceptions divergentes de l’action collective.

Le conflit de critères “dialogué”, systématiquement documenté, en quête de la différence des points de vue sur le même objet à transformer, rassemble davantage en réalité que les plans d’actions consensuels pour le “bien-être” qui rassurent à bon compte.” (Clot et al. 2021 : 43)

Innover consiste moins à cultiver l’harmonie, rechercher le consensus ou faire appel à des méthodes de génération fluide d’idées, qu’à organiser la déviance, cultiver l’opposition et stimuler la coopération conflictuelle.

C’est donc plus une affaire de management que de méthode ou de techniques.

 

Références

Alter, N. (2000). L’innovation ordinaire. Paris : Presse Universitaires de France

Brown, T. (2009) Change by Design. How Design Thinking Transforms Organizations and Inspires Innovation, New York : Harper Collins

Clot, Y et al. (2021). Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations. Paris : Editions de la Découverte

Lewrick M., Link, P.,  Leifer, L. (2019), Guide du design thinking. Activez la méthode, Paris : Pearson

 

Fermer L’ENA ? Fermons aussi les Business Schools !

Le Président français Emmanuel Macron a annoncé la fermeture de l’Ecole Nationale d’Administration accusée de produire des élites coupées des réalités et de produire en masse des hauts-fonctionnaires formatés. Certainement. Mais alors, il nous faut aussi envisager de fermer les Business Schools qui formatent tout autant les managers d’aujourd’hui sur un modèle unique et simpliste.

En 2017, la “Grenoble-Ecole de management” a mené une enquête auprès de ses étudiants de dernière année en leur demandant de résumer leur aventure académique en un mot. Le mot “bullshit” a été majoritaire, suivi de “33’000 euros”, le coût de leur formation… (Midena 2021 : 105). Le constat est sévère. Ancien étudiant de l’une de ces école de commerce française, Maurice Midena dresse un tableau peu reluisant de ces moules à formater les élites managériales : faiblesse du niveau intellectuel des cours, apprentissage d’une posture unique, vie sociale estudiantine pauvre et compétitive etc.

Les cours de management, qui s’appliquent à décrire le fonctionnement de ces organisations que sont les entreprises s’appuient sur les bases les plus superficielles et les moins stimulantes de la recherche en science de gestion et se limitent souvent à la restitution de courants de pensée néolibéraux.” (Midena 2021 : 107)

Au final, plutôt que de former des individus à penser, les enseignements censément académiques de ces écoles se limitent à “rendre les étudiants capables de s’intégrer parfaitement au moule de l’entreprise” (Midena 2021 : 146). Constat limité au monde français ou francophone ? Pas du tout ! répond Martin Parker, professeur de management à l’Université de Bristol et qui a publié avec un certain fracas un ouvrage intitulé “Shut Down The Business Schools” (Parker 2018) développant l’argument d’un article publié dans la presse la même année.

Ecoles du managérialisme

Nées au XIXème siècles, ces écoles de commerce en devenant des “Business Schools” se sont progressivement émancipées dès les années 1970, pour ne pas dire séparées, des facultés instituées sur les disciplines traditionnelles : anthropologie, économie, sociologie, science politique etc (1). D’institutions académiques censées produire du savoir sur le management, elles sont devenues au fil du temps des machines à produire du savoir pour le management (Parker 2018: 36). Cela ne serait pas en soi problématique s’il n’en était pas progressivement résulté une conception dominante, pour ne pas dire unique du management centrée sur deux présupposés rarement remis en question : 1° le modèle actuel du capitalisme et sa conception du management est inévitable, 2° les comportements humains (employés, managers, clients etc) doivent être conçus sur le modèle de l’égoïste raisonnable (rational egoist). C’est deux postulats sont au coeur du managérialisme dispensé dans la plupart des Business School. De discipline de recherche, le managérialisme s’est constitué en véritable idéologie d’une forme spécifique du management excluant d’autres regards, sociologique ou anthropologique des organisations et de leur conduite.

Pourtant, d’aucuns montreront que les “innovations managériales” ne manquent pas, démontrant ainsi le renouvellement de la discipline et sa capacité à se questionner. Au premier abord, on serait tenté de souscrire à cette vision. “Responsabilité sociale d’entreprise”, “leadership transformationnel”, “organisation libérée”, les nouveautés ne manquent pas et se succèdent à un rythme soutenu, puisque que comme chacun le sait “dans le business, ce que l’on sait aujourd’hui sera obsolète dans dix-huit mois”. Sauf que rares sont les approches ou les innovations qui remettent en question le modèle managérialiste. Si on observe certes la constitution d’approches “centrées sur l’humain” ou le “bonheur en organisation”, celles-ci ne sont que des formes superficiellement subversives, lorsqu’elles ne sont pas plus prosaïquement les idiotes-utiles du statut quo.

Pour mesurer le degré d’homogénéité, pour ne pas dire de conformisme, des enseignements procurés par les Business School, il suffit d’aller lire et de comparer leur “visions” ou “missions” et leur curriculum. On y trouve des “commitments” similaires en diable, des “purpose” invariablement proches et des “deliverables” analogues. La diffusion globale de la Business School de sa forme et de son curriculum est l’illustration paradigmatique de l’isomorphisme institutionnel mis à jour par Di-Maggio & Powell (1983) il y a quarante ans. De biodiversité, bien peu en réalité, mais une armée de managers formatés sur un même modèle, interchangeables, dont les différences ne portent que sur les détails de la nouvelle “révolution managériale” qui succède à la précédente, sans que fondamentalement rien ne change.

Pour des écoles de l’organisation

Alors s’il nous faut fermer l’ENA pour des crimes d’uniformités, force est de conclure que les Business School devraient en toute logique suivre le même sort.

Bien, mais alors on propose quoi à la place ?

Une idée consisterait à proposer des “écoles de l’organisation”. C’est-à-dire des institutions académiques qui proposent un double élargissement : celui du champ d’investigation et celui des approches et disciplines. L’entreprise capitaliste contemporaine n’est dans l’histoire humaine que l’un des derniers avatars de structures permettant l’action collective. Aucune raison de se limiter à penser, étudier et fournir des outils de conduite pour elle seule. Et puis, pour sortir du managérialisme, il faut y faire revenir des disciplines qui en ont été progressivement chassées : anthropologie, sociologie, philosophie, science politique, histoire, littérature.

Au centre de ces écoles, l’organisation, sous toute ses formes et analysée avec plusieurs loupes ou lunettes.

Ce dont les managers et managés souffrent le plus, c’est l’appauvrissement de leur discours dans des formats bureaucratiques qui étouffent leur capacité d’agir et de penser. (…) L’enseignement et l’apprentissage des humanités, au sens large – l’histoire, la géographie, la littérature, la philosophie mais aussi l’art -, paraissent encore la meilleure façon, peut-être la seule, sinon de rééenchanter le monde, du moins de le reconnecter avec celui de la vie et de développer chez les “décideurs” des capacités interprétatives (…).” (Deslandes 2016 : 149)

Critiques injustes, proposition irréaliste ? C’est possible. Car au final, l’ENA ne fera que de changer de nom pour devenir un “Institut du service public”. Peu de chance donc que les Business Schools entament spontanément une mue pourtant nécessaire. Dommage. A l’heure où on nous rebat les oreilles sur l’invention d’un nouveau monde et sur un changement dans le monde du travail, voilà une occasion ratée de faire un pas. En avant.

(1) On peut lire à bon escient l’extraordinaire ouvrage de J. Chapoutot (2020). Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui. Paris : Gallimard qui retrace la trajectoire de l’une de ses Business School en Allemagne créée après guerre sur le modèle de ses consoeurs comme l’INSEAD ou la Harvard Business School et qui incarne à la perfection cette rupture épistémologique, pour le pire, d’avec les sciences humaines et les Humanités.

Références :

Deslandes, G. (2016). Critique de la condition managériale. Paris : PUF
DiMaggio, Paul & J. Powell, W. W. (1983). The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields. American Sociological Review, 48(2), 147–160.
Midena, M. (2021). Entrez rêveurs, sortez managers. Formation et formatage en école de commerce. Paris : Edition de la Découverte
Parker, M. (2018). Shut Down The Business Schools. What’s Wrong With Management Education. Pluto Press : London

De “mètis” en “hybris” : quand l’exercice du pouvoir nous fait chuter

Dire que l’exercice du pouvoir corrompt, ce n’est pas encore dire comment cette corruption opère, et moins encore si cette mécanique est implacable ou évitable. La liste de celles et ceux qui sont passés du “côté obscur” du pouvoir est longue et s’allonge au fil des jours. Et si tout était question de mesure et de prudence ?

Dans le chant XXII de l’Odyssée, on lit avec effroi le récit du déploiement de la fureur d’Ulysse qui exécute dans une scène d’une grande violence les prétendants à son trône et à la couche de son épouse Pénélope. Cette scène n’a pas manqué d’interroger au fil du temps les auditeurs et les lecteurs. Comment Ulysse, l’ingénieux, le rusé, celui qui incarne la “mètis”, cette intelligence de la ruse, de l’adéquation aux circonstances et du savoir faire, peut-il tomber dans une telle violence vengeresse ? De retour à Ithaque après vingt années d’errance et d’épreuves dont il ne survit que grâce à son ingéniosité, serait-il soudainement victime d’un sentiment de surpuissance, d’invulnérabilité et d’arrogance caractéristique de cet “hybris” (ou hubris) qui nous fait tomber dans la démesure et la violence ? Comme on tombe de “Charybde en Scylla”, Ulysse serait-il tombé de “mètis” en “hybris” ? Cette lecture est plausible. Dans nombre de ses pérégrinations, celui qui est loué pour son intelligence et sa modération est victime d’actes de colère et d’impulsivité, comme si la figure du rusé n’empêchait pas d’illustrer aussi l’ambivalence des vertus : l’intelligence et la ruse peuvent autant nous élever que nous aveugler et nous mener à la stupidité et à l’intrigue. Les figures héroïques ou divines grecques sont toutes ambivalentes. Il y a une raison simple à cela : loin de l’idée du péché – qui leur est tout à fait étrangère – les grecs jugent les comportements à l’aune de l’harmonie et de l’équilibre. Le sang qu’Ulysse répand en son palais d’Ithaque à son retour ne lui est pas reproché, parce que l’assassinat des prétendants de Pénélope permet un retour à l’équilibre, à l’ordre, à la stabilité. Ce qui, au final, ne sera toutefois pas accepté par les dieux, c’est le glissement vers la vendetta aveugle et déraisonnable, nourrie par une soif de vengeance démesurée.

Le pouvoir fait-il de nous des “salauds” ?

Dans un bref ouvrage, Dacher Keltner (2016), professeur de psychologie à l’Université de Californie décrit les mécanismes qui nous font gagner du pouvoir avant de le perdre. Selon Keltner, le pouvoir nous est confié par les autres aussi vite qu’il nous est retiré par les mêmes, lorsque celui ou celle qui l’exerce – parce que détenteur de ce pouvoir – développe des comportements déviants : diminution de l’empathie et du sens moral, impulsivité auto-centrée, incivilité, irrespect et discours grandiloquents. Autant de caractères, au sens de La Bruyère, qui sont au coeur l’hybris qui nous fait choir.

David Owen, un homme politique britannique a quant à lui identifié quatorze critères du syndrome d’hybris.

Dieguez (2009 : 26)

On commence à deviner le mécanisme à l’oeuvre. La conquête, puis l’exercice du pouvoir requièrent des talents qui combinent habileté, ruse, savoir-faire et opportunisme, autant de “virtù” – pour parler comme Machiavel – au coeur de cette “mètis” grecque. Mais ces talents sont aussi ceux qui peuvent nous faire basculer du côté obscur et développer les premiers symptômes de cette maladie qui nous mène à ce sentiment de surpuissance et de démesure qu’est “l’hybris”. La “mètis” peut donc nous conduire à l'”hybris”.

Mais est-on condamné à choir ?

De nos jours, la psychologie sociale et les neurosciences pour le meilleur, l’industrie du coaching et du leadership souvent pour le pire, ont pris la relève de la poésie homérique comme socle de réflexion sur le côté sombre de l’exercice du pouvoir. Keltner (2016) se situe entre les deux. Anti-machiavelien, Keltner nous incite à être conscient de notre sentiment de pouvoir, à pratiquer l’humilité, à rester centré sur les autres et donner, à pratiquer le respect et à lutter contre la faiblesse (powerlessness) pour ne pas se voir retirer le pouvoir qui nous est confié par les autres pour le bien du groupe. Un autre (Deveze 2020), surfant sur la tendance du “leadership éthique”, nous invite en vrac, en vue d’établir un “leadership efficace, éthique et responsable”, à “accepter sa propre vulnérabilité”, “redevenir maître de ses horloges”, “brancher son cerveau en mode positif”, “instaurer de vrais contre-pouvoirs”, “se nourrir de sens”, soit à préparer le “cerveau du leader de demain”. C’est donc par une combinaison d’injection de positivité (bienveillance, respect etc.) et de postures mentales (positive mindset, recherche du bonheur etc.) que l’on luttera contre les affects sombres que l’exercice du pouvoir agite.

« Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme. » Pic de la Mirandole “Discours sur la dignité de l’homme” (1486)

A cette vision chrétienne qui laisse le choix à l’homme entre le bien (positif) et le mal (négatif), l’univers grec propose l’exercice de la prudence ou “phronesis” pour réguler nos comportements. Celle-ci consiste en une sagesse acquise par l’expérience et fondée en raison. Vertu régulatrice, elle vise l’équilibre entre contraires. Le leader prudent est celui qui dans un contexte particulier pèse, évalue et décide de l’action à conduire en fonction de la situation. La phronesis partage avec la mètis l’ancrage dans l’action. L’homme rusé se doit d’être prudent, mesuré. Il vise la restauration d’un équilibre qui lui est externe. Principe régulateur, la phronesis n’empêche pas le glissement vers la démesure, mais elle en réduit les chances de survenance. Elle en réduit la durée et la portée.

Ulysse le rusé, rempli de fureur et de soif de vengeance fait en réalité preuve de peu de prudence en éliminant les prétendants. Victime d’hubris, il prend le risque d’initier un cycle ininterrompu de violence et de chaos. C’est alors que les dieux interviennent pour réintroduire l’équilibre menacé :

Mais le fils de Cronos fit tomber sa foudre fumante aux pieds de la déesse aux yeux étincelants, sa fille; et Athéna, aux yeux brillants dit à Ulysse : “Fils de Laerte, enfant de Zeus, industrieux Ulysse, contiens-toi : interromps ce combat trop égal de crainte que l’Assourdissant chronique ne t’en veuille !” Ainsi dit Athéna. Il obéit, son coeur se réjouit, et Pallas Athéna fille du Porte-égide, qui avait emprunté l’allure et la voix de Mentor, institua entre les deux parties un durable traité.” L’Odyssée, derniers vers du dernier chant XXIV

“Contiens-toi”

Tombé de “mètis” en “hubris”, Ulysse n’a pas été prudent. Et l’équilibre est restauré au final autant par ses actions, que par une intervention qui lui est extérieure. Sa dé-mesure est sanctionnée ! Le réel l’a rattrapé. La sagesse d’Ulysse aura été, au final, de se soumettre à ce jugement du réel, qui est une autre définition de la tragédie. Pour nous lecteurs et auditeurs de l’Odyssée, Homère nous enjoint à nous contenir et faire usage de cette prudence régulatrice de nos affects pour que, continuant à faire usage de notre “mètis”, nous ne tombions pas en “hybris”.

 

Références :

Deveze, E. (2020). Le pouvoir rend-il fou ? Enquête au coeur du cerveau de nos dirigeants. Paris : Larousse

Dieguez, S. (2009). Le syndrome d’hubris : la maladie du pouvoir. in Cerveau & psycho no 34, pp. 24-30

Keltner, D. (2016). The Power Paradox. How we gain and lose influence. New York : Penguin Press

Innovation dans les organisations : une affaire de pouvoir et de “politique”

Dans les premières pages de son ouvrage publié en 1992, Jeffrey Pfeffer, professeur à Stanford s’étonne de la multiplication d’ouvrages d’inspiration “New Age” dans les rayons “Business” et “Management”, multiplication qu’il lie au constat d’un désintérêt, pour ne pas dire d’un dégout pour la question du pouvoir dans les organisations.

Cette tendance, loin de s’évanouir, s’est accrue avec le passage des décennies. Elle a progressivement évacué la question du pouvoir dans les organisations pour lui substituer une vision du monde centrée sur la communication, le développement personnel et les “valeurs” comme facteurs de succès pour des organisations efficaces, efficientes, innovantes et heureuses. Dernier épisode de cette saga, la mode des “hiérarchies plates”, des “organisations opales” ou l’holacratie.  Un récent interview dans Forbes illustre parfaitement cette tendance . On y apprend que selon une enquête, parmi les trois raisons invoquées pour l’échec des transformations organisationnelles sont citées dans l’ordre : 1°”poor communication”, 2°”insufficient leadership and support”, 3°”organizational politics”. L’interviewé (un “transformation expert”) en conclut, que le problème est largement une question de leadership, écartant ainsi de l’équation les éléments de nature organisationnelle comme la “politique”. On note par ailleurs le caractère péjoratif appliqué au terme “politique”. Or, comme le relevait déjà Pfeffer, il y a bientôt trois décennies : “L’innovation menace invariablement le status quo; par conséquent, l’innovation est une activité intrinsèquement politique” (p. 7 notre traduction). C’est donc “politiquement”, c’est-à-dire sous le prisme des rapports de pouvoir que doit être envisagée et conçue la transformation de toute organisation. Il faut remettre au centre la notion de pouvoir et celle d’acteurs !

L’innovation menace invariablement le statu quo; par conséquent, l’innovation est une activité intrinsèquement politique” J. Pfeffer

Trois ouvrages classiques nous offrent des perspectives et des outils pour ce faire. Rapide tour d’horizon.

Jeffrey Pfeffer (1992). Managing with Power. Politics and Influence in Organizations. Boston: Harvard Business Review Press.

Avec cet ouvrage Pfeffer offre un manuel établissant les leviers et les stratégies pour acquérir, maintenir et utiliser le pouvoir dans les organisations. Il est en ce sens très “machiavellien” dans son approche. Le pouvoir est un instrument pour obtenir de l’organisation qu’elle poursuive un but ou qu’elle se transforme. Les points les plus saillants de son propos sont les suivants :

  • Le pouvoir résulte de la nature même d’une organisation en ce qu’elle est un agglomérat d’unités et d’acteurs interdépendants. Cette interdépendance implique que l’action collective ne peut se faire qu’avec les différentes composantes de l’organisation. Le pouvoir est alors un levier pour faciliter la coopération, la stimuler ou la contraindre. “Power is getting things done” (p.23). Ainsi l’utilisation, le recours au pouvoir s’accroît avec l’interdépendance au sein de l’organisation. Plus on est dépendant, plus il faut obtenir la collaboration, plus l’exercice du pouvoir est rendu nécessaire (p. 38 ss.).
  • Le pouvoir dans les organisations vient d’une combinaison d’attributs personnels de l’acteur (charisme, énergie, sensibilité, réputation, autorité etc.) et structurels (position, hiérarchie, réseau, ressources etc.).
  • Sur cette base, des stratégies de pouvoir peuvent être développées, centrées sur les perceptions des problèmes (issue framing), l’influence interpersonnelle, l’utilisation de l’information et de son analyse, le changement de structure organisationnelle et les actions symboliques.

L’approche de Pfeffer offre des clés de lecture et des pistes d’intervention au sein de l’organisation une fois la réalité du pouvoir reconnue et assumée. Elle est en revanche plutôt faible analytiquement. Pas d’approche théorique et analytique, mais des “recettes” et des points d’attention pour comprendre et agir dans un contexte de pouvoir. L’apport de Pfeffer est ailleurs. Il réside dans l’accent placé sur la question de la mise en oeuvre des décisions. En plaçant le pointeur sur la question du pouvoir, Pfeffer nous incite à délaisser quelque peu la phase de prise de décision (decision making) qui fascine depuis toujours la littérature managériale, pour s’intéresser à leur application et à leurs conséquences. Ensuite, Pfeffer offre un grille de lecture sobre, mais efficace au manager qui souhaite comprendre comment fonctionne une organisation, comment elle peut se transformer et comment elle peut innover.

Presque vingt ans plus tard, Pfeffer (2010) a repris cette thématique avec Power. Why Some People Have It – And Other Dont. New York : Harper Collins. Il y met à jour son approche dans une perspective centrée sur l’acteur et sur la manière, en tant qu’individu, de se comporter “avec pouvoir”.

Henry Mintzberg (1986). Le pouvoir dans les organisations, Paris : Editions d’Organisation

Mintzberg s’attaque frontalement à la question du pouvoir dans les organisations, qu’il définit comme “la capacité à produire ou modifier les résultats ou effets organisationnels” (p. 39). S’inscrivant dans la tradition structuraliste et fonctionnaliste des organisations, Mintzberg plaide pour tenir compte des acteurs ou joueurs “appelés détenteurs d’influence, (qui) cherchent à contrôler les décisions et les actions entreprises. (…) chacun s’efforç(ant) d’utiliser son ou ses leviers du pouvoir – moyens ou systèmes d’influence – pour contrôler les décisions et les actions” (p. 59).

Le pouvoir dont jouissent les acteurs d’une organisation reposent sur cinq dimensions :

  • le contrôle d’une ressource;
  • le contrôle d’un savoir-faire technique;
  • le contrôle d’un ensemble de connaissance cruciales pour l’organisation;
  • la détention de prérogatives légales ou de droits exclusifs;
  • la proximité d’un titulaire du pouvoir reposant sur la quatre autres sources de pouvoir.

Le modèle de Mintzberg se fonde sur l’analyse de deux types de coalitions d’acteurs qui ont de l’influence au sein et autour de l’organisation : soit des coalitions internes d’acteurs (dirigeants, cadres, collaborateurs, etc) et des coalitions externes (propriétaires, conseil d’administration, associés, syndicats). En analysant ces coalitions et en les combinant, Mintzberg obtient six types de configuration de pouvoirs au sein des organisations : “l’instrument”, “le système clos”, “l’autocratie”, “le missionnaire”, “la méritocratie” et “l’arène politique” (p. 415), chacune caractérisée par une distribution du pouvoir qui lui est propre.

L’intérêt que Mintzerg porte au pouvoir est en réalité secondaire. Il s’agit pour lui d’aboutir à une typologie des organisations, moins de procéder à une analyse fine du comportement des acteurs et de leur stratégie. Il reste fonctionnaliste en ce sens qu’il poursuit la quête d’une organisation efficace et efficiente et s’intéresse à une analyse macro. La preuve en est constituée par la manière dont il qualifie les jeux de pouvoirs de “politiques” ou “jeux politiques”. Ceux-ci sont définis comme “des comportements individuels ou à des comportements de groupe qui sont informels, exclusifs à l’évidence, semant généralement la discorde, et par dessus tout, illégitimes au sens techniques du terme; ils ne sont reconnus, ni par une autorité formelle, ni par une idéologie admise, ni par des compétences spécialisées attestées” (p. 248-9). Pour Mintzberg, ces jeux d’acteurs de pouvoir sont des perturbations malvenues de l’organisation.

Malgré cette myopie et cette conception très fonctionnaliste et structuraliste du pouvoir, Mintzberg fournit une grille de lecture précieuse et riche des organisations modernes. Il a contribué également à fournir un lien entre une analyse interne de l’organisation et l’influence de son environnement.

M. Crozier & E. Friedberg (1977). L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective. Paris : Point Seuil.

C’est clairement avec Crozier & Friedberg que l’analyse du pouvoir dans les organisations prend son envol et fournit l’approche la plus pertinente. Au fond, Crozier & Friedberg, en tant que sociologues s’intéressent moins au pouvoir en tant que tel qu’aux jeux et interactions auxquels les acteurs d’une organisation s’adonnent. Dans leur approche, le pouvoir n’est pas le point de départ, mais la résultante de situations et des interactions entre acteurs interdépendants. Quatre postulats fondent ce qu’ils appellent l'”analyse stratégique” :

  • Toute organisation est un construit, pas une réponse;
  • L’acteur est relativement libre;
  • Les intérêts des acteurs ne se recouvrent jamais complètement;
  • L’acteur calcule, mais dans le cadre d’une rationalité limitée.

A la base de l’analyse stratégique, on trouve la question essentielle de l’action collective : comment des acteurs dans des organisations interagissent en vue de poursuivre un ou plusieurs buts alors même qu’ils ne partagent pas nécessairement les mêmes objectifs et les mêmes moyens d’action ? La réponse de Crozier & Frieberg est la suivante : les acteurs interagissent dans le cadre de “jeux structurés” qui prennent la forme de conflits, de négociations ou d’intégrations. Chaque acteur ne cherche pas dans ces jeux l’optimisation de sa position, mais la satisfaction de son ou de ses intérêts tels qu’il les perçoit.

C’est alors que le concept de pouvoir entre en jeu. Celui-ci repose sur la maîtrise, par l’acteur, d’une “incertitude” ou “zone d’incertitude”. Il peut s’agir d’un savoir-faire, d’une information, d’un accès à une ressource interne ou externe, de la maîtrise de la communication et celles qui découlent des règles organisationnelles; bref tout ce qui donne à l’acteur la capacité face aux autres acteurs de contrôler l’indétermination des modalités d’une solution ou d’un problème, y compris l’incertitude sur son propre comportement : “car ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs: les rapport des acteurs, individuels ou collectifs, entre eux et aux problèmes qui les concerne, s’inscrivent donc dans un champ inégalitaire, structuré par des relations de pouvoir et de dépendance. En effet, les acteurs sont inégaux devant les incertitudes pertinentes du problème” (p.24). Dès lors, “toute structure d’action collective se constitue comme système de pouvoir. Elle est phénomène, effet et fait de pouvoir.” (p. 25). Le jeu qui s’instaure ne se joue pas dans l’abstraction, mais dans l’organisation. Il faut donc, pour procéder à une “analyse stratégique” d’une organisation par le prisme de jeux successifs qui s’y jouent, tenir compte des contraintes structurelles qui encadrent le jeu lui-même et qui sont elles-mêmes des sources d’incertitudes autour desquelles les acteurs vont interagir et qu’ils vont utiliser.

Au cours des jeux successifs qui se déroulent dans une organisation, les acteurs vont s’affronter, négocier ou coopérer en activant, désactivant ou neutralisant leur zone d’incertitude ou celles des autres acteurs jusqu’à parvenir à un équilibre qui découle du rapport de force. Cet équilibre n’est pas optimal, il est précaire et provisoire. Dans un tel contexte, l’introduction d’un nouveau process ou d’une nouvelle technologie va faire l’objet d’un jeu de pouvoir entre acteurs autour de sa mise en oeuvre, les uns et les autres se positionnant en faveur ou contre la nouveauté en fonction de leurs intérêts et en faisant usage de leur pouvoir découlant de l’incertitude qu’ils maîtrisent. Au terme du jeu, aucune assurance que la nouveauté ait été mise en oeuvre à satisfaction. Son succès découle du résultat du jeu ou des jeux qui se sont joués autour d’elle.

“… l’anti-organisation qui est, en fait, une non-organisation, c’est-à-dire un univers de la transparence, de la communication totale, de la fête, de la relation, de la non-contrainte. Bref, un univers d’où – tout comme chez Taylor – le conflit entre buts individuels et buts collectifs est exclu et où, par conséquent, les phénomènes de pouvoir et de manipulation consubstantiels à l’interaction humaine n’auront plus lieu d’apparaître. Le changement dans cette “philosophie” n’est plus finalement que la victoire des bons sur les méchants, ceux qui interdisent par intérêts ou par arriération l’accès à ce paradis. ” Crozier & Friedberg (1977 : 429).

L’innovation, le changement dans le cadre de cette approche prend une signification bien éloignée de ce que le “management change” nous propose le plus souvent. Comme le relèvent Crozier & Friedberg : “Le changement n’est ni le déroulement majestueux de l’histoire dont il suffirait de connaître les lois ni la conception et la mise en oeuvre d’un modèle plus “rationnel” d’organisation sociale. Il ne peut se comprendre que comme un processus de création collective à travers lequel les membres d’une collectivité donnée apprennent ensemble, c’est-à-dire inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération et du conflit, bref une nouvelle praxis sociale, et acquièrent les capacités cognitives, relationnelles et organisationnelles correspondantes“.

L’approche de Crozier & Friedberg offre des outils d’analyse extrêmement performants et pertinents du fonctionnement des organisations, loin des invocations au changement de culture, de paradigme, ou de mindset pour stimuler l’innovation. En mettant l’accent sur l’usage du pouvoir dans les organisations et son usage réel par les acteurs (=politique), ils fournissent les clés et les outils d’un management “transformationnel” qui “met les mains dans le cambouis” et qui porte un regard froid et lucide sur l’organisation, loin d’une “one best way” des approches structuro-fonctionnalistes, dont les approches contemporaines, bien qu’elles s’en défendent, restent souvent prisonnières.

Prendre au sérieux la réalité du pouvoir et de la “politique” dans les organisations, et ne pas imaginer que les organisations contemporaines s’en sont débarrassées, c’est accroitre les chances que l’innovation surgisse. Nous développeront dans un prochain post.

Le Jedi-isme transformationnel : puis-je changer mon organisation à la force de ma pensée ?

En feuilletant le dernier numéro de ma revue de philosophie préférée, je tombe sur “publi-communiqué” pleine page m’invitant à “Changer nos modèles mentaux en temps de crise“. J’acquiesce et j’envisage immédiatement de changer de “mindset” et d’embrasser ainsi le “Jedi-isme” cette discipline spirituelle et cognitive, venue de très loin dans le temps et l’espace qui me permettra, à l’aide de la seule force de ma pensée, de transformer mon organisation.

Il faut dire que l’offre est alléchante, on m’y indique que changer de modèles mentaux peut :

  • “aider les managers à évoluer et à innover en sortant des sentiers battus, qui paralysent de nombreuses entreprises et les conduisent à l’échec“;
  • améliorer les performances d’une entreprise dans la mesure où la clarté de perspective des dirigeants leur permet de voir un problème sous tous les angles et de prendre de meilleures décisions“;
  • donner aux managers la possibilité de devenir acteurs du changement au sein de leur entreprise, tout en formant leurs collègues et en faisant participer leurs équipes. En effet, il est possible de transformer les attitudes au sein d’une entreprise dès lors que ses dirigeants forment tous les employés de la compagnie à l’exploitation des modèles mentaux, car cette étape incontournable dans l’optimisation des décisions et la transformation de la dynamique d’une entreprise.

En deux jours et demi de formation, me voilà donc en mesure de résoudre tous mes problèmes organisationnels et de “déverrouiller le changement et le progrès des systèmes“.

S’il n’est pas douteux que la disposition d’esprit (“mindset”) du manager ou du leader joue un rôle important dans sa capacité à prendre de plus ou moins bonnes décisions, affirmer avec autant d’aplomb que changer de modèle mental suffit à transformer une organisation est à tout le moins simpliste, si ce n’est pas idiot.

Grâce à l’acquisition de nouvelles méthodes de réflexion de plus en plus pointues, les schémas mentaux obsolètes cesseront d’empêcher les entreprises d’avancer dans ce monde en pleine mutation. (CEDEP 2020)

Eléments de réfutation qui pointent tous sur la myopie organisationnelle du “jedi-isme transformationnel”.

Descartes ou Spinoza ?

Contrairement à ce que sous-entend le “jedi-isme”, il n’y a pas d’un côté l’esprit et de l’autre l’organisation, le premier déterminant la seconde. Ce “descartisme” du pauvre présuppose que les idées se diffusent et s’incarnent dans l’organisation par la seule force de la puissance de pensée que développent ses dirigeants et ses managers : en changeant de “mindset” et en éduquant les collaborateurs en conséquence, je vais transformer mon organisation et la faire penser différemment. Or, il n’en est la plupart du temps rien. Une récente étude menée en France relève avec clarté l’écart qu’il y a entre le discours dirigeants et sa réception par les collaborateurs des innovations managériales – les premiers pensant qu’il suffit de dire pour que cela se fasse, les seconds ayant une compréhension et une pratique bien différente (Bardon et al. 2019). Lorsqu’il s’agit de penser l’interaction entre les valeurs, les modèles mentaux, les “mindset” et les organisations, il nous faut être radicalement spinozistes et comprendre que esprit (modèles mentaux) et matière (organisation) ne s’opposent pas, mais qu’ils ne sont que deux “modes” d’une même substance. Deux modes qui se combinent et s’influencent ou “s’auto-instituent”, pour parler comme Castoriadis. C’est la première leçon de la sociologie des organisations.

L’organisation cette matière meuble

La croyance en la maléabilité et la porosité des organisations aux idées, aux modèles et aux méthodes est profondément ancrée dans la psyché managériale. L’existence d’une “one best way” pour organiser son entreprise et gérer son organisation est une constante de la littérature managériale et plus encore de celle du leadership. Le “jedi-isme” ne fait pas exception. La domination de l’esprit sur la matière qui le fonde entretient cette illusion selon laquelle l’organisation est là, amorphe dans l’attente de l’imprégnation de l’Esprit pour prendre forme et se mettre en marche. Pas de résistance, pas déviance dans l’incarnation du Verbe et de l’Idée, tout n’est que fluidité et fidélité à la volonté créatrice du manager ou du leader. Cette vue de l’esprit constitue le plus souvent le premier obstacle et la première source de déception pour le réformateur : la matière résiste, elle déforme l’esprit, le corrompt, voire l’annihile. Apprendre à vivre avec cette réalité est la première leçon de la sociologie de l’innovation.

Rationalité individuelle et “irrationalité” organisationnelle

Prendre de bonnes décisions – soit exercer son jugement – est à l’évidence une affaire de modèle mental. Aucun doute là-dessus. Mais les choses se compliquent lorsque la décision se prend dans une organisation ou pour une organisation. Dans le premier cas, la décision est le produit d’un processus collectif – quant bien même la décision serait celle d’un ou une seule. Dans le second cas, rien n’indique que la décision en question soit comprise, adoptée et mise en oeuvre par l’organisation. C’est même généralement à ce stade là que les choses se gâtent. Le “jedi-isme” entretient la croyance selon laquelle une décision rationnelle – c’est-à-dire fondée sur le bon modèle mental – implique mécaniquement une mise en oeuvre optimale et conforme. Et lorsque le décideur constate que cela n’est pas le cas, c’est que l’organisation est “irrationnelle”. Personne ne viendra à contester la nécessité de prendre des décisions rationnelles, mais le “jedi-isme” fait comme si l’organisation n’existait pas (ce qui est logique puisque selon lui l’esprit détermine la matière). Or, c’est précisément une fois que la décision est prise que le travail le plus difficile commence. Travail qui nécessite de se confronter au “réel” de l’organisation, ses forces contraires, ses jeux de pouvoirs, son inertie. C’est la seconde leçon de la sociologie des organisations.

Réactivation de la pensée magique

Au fond, le “jediisme” s’attribue la puissance de provoquer l’accomplissement de désirs, l’empêchement d’événements ou la résolution de problèmes sans intervention matérielle, ce qui est la définition même de la pensée magique; pensée dont la psychologie nous informe qu’elle est la plus présente à l’adolescence et qu’à l’âge adulte elle est le symptôme d’une forme d’immaturité…

“Les cartons tu déplaceras, les organisations tu laisseras tranquille, jeune Padawan”

Si le “jedi-isme” est bien utile lors d’un déménagement pour déplacer sans effort les cartons par télékinésie, il est d’une bien plus faible utilité pour transformer nos organisations. Nous pouvons bien sûr chercher à changer nos “mindset” à volonté, rien de dommageable à cela, mais nous nous garderons bien d’en rester là. Ce serait plonger la tête la première du côté obscur de la force que de persister à s’illusionner sur nos capacités à transformer la matière organisationnelle à la seule puissance de nos esprit. Un peu de matérialisme pourrait bien nous être utile.

Je tourne les pages de ma revue de philosophie et tombe sur un article intitulé “Avec Epicure, j’ai mis de l’ordre dans mes désirs“.

Il y a de salvateurs et heureux hasards !

 

Références :

Bardon, T., Arnaud, N & Letierce, C. (2019). Les innovations managériales. Donner du sens à la transformation. Paris : Dunod
Castoriadis, C. (1999). L’institution imaginaire de la société. Paris : Seuil
CEDEP (2020). “Changer nos modèles mentaux en temps de crise. (Publi-communiqué), in Philosophie Magazine n°141, aout 2020, p. 11

Image : Bantha Tracks

Department of Mind-Blowing Theories By Tom Gauld

Bullshit managérial, comment s’en défaire.

Alors que le concept de “résilience” commence à s’imposer dans la littérature managériale et les conversations, voilà qu’apparaît au détour de mon fil LinkedIn un nouveau concept : “l’agilience”. Je devine qu’il s’agit d’un mot valise composé d’agilité et de résilience et subodore que l’on veut signifier par là une capacité à “résilier” avec agilité. Mais je n’en saurai pas plus, faute de définition.

Il en va ainsi pour quantité de ces termes à la mode dans le domaine du management : on invente un nouveau concept accrocheur, en apparence auto-explicatif et surtout on s’évite de le définir trop précisément parce qu’au fond, on ne sait pas très bien de quoi il s’agit et quel rapport il entretient avec la réalité. Nous voilà plongés au coeur du “bullshit managérial” ou “management bullshit“.

Bullshit : un art et une industrie

Souvent défini comme une “indifférence à la réalité” (Frankfurt 2005), le bullshit est dans le domaine du management un “commerce de mots creux” (Spicer 2018 : 13), un jargon souvent aussi pénible à subir que vide de sens, une industrie florissante pour instruments à vent spécialisés dans les pipeaux et les flutes. Cette industrie du bullshit prend trois formes :

  • le storytelling, soit l’art de raconter des histoires (l’enfumage);
  • la rhétorique creuse (le célèbre pipotron);
  • la théorie et le concept mous.

Nos sociétés du “bullshit” ne banissent pas la vérité : elles la considère seulement comme inutile.” (Joly 2019 : 267)

Deux exemples de bullshit

Pour illustrer notre propos, examinons deux exemples de théorie ou de concept mous, plus proche du “Anything goes” post-moderne de Feyerabend, que du critère de la “refutabilité” d’une théorie scientifique de Popper.

Laloux, F. (2014). Reinventing Organizations. A Guide to Creating Organizations Inspired by the Next Stages of Human Consciousness. Brussels : Nelson Parker

Le sous-titre de l’ouvrage nous donne une première indication sur la portée et l’ancrage général du propos proche ou inspiré du New Age. La lecture du texte ne déçoit pas. L’ambition de l’auteur est de proposer les instruments pour créer des organisations débarrassées des pathologies que sont la politique, la bureaucratie, les luttes internes, le stress, le burnout, la résignation, le ressentiment et l’apathie et les remplacer par des organisations plus “productive, fulfilling, meaningful and soulful” (p. 13). La solution : mettre sur pied des organisations “opales” (teal) en adéquation avec l’état de conscience correspondant à notre monde… Il faudrait un livre entier pour désosser l’ouvrage et en démonter l’argumentation tant les propos empiriquement faibles et conceptuellement contestables sont légions.

L’une des premières caractéristiques du bullshit est sa relation lâche à la réalité qui se manifeste souvent par l’énonciation d’une affirmation péremptoire sans aucune référence bibliographique ou autre forme d’argumentation pour l’appuyer. Exemple : “Consciemment ou inconsciemment, les leaders mettent en place des structures organisationnelles, des pratiques et des cultures qui font sens pour eux, qui correspondent à leur façon de gérer le monde. Cela signifie qu’une organisation ne peut pas évoluer au-delà de l’etat de développement (“leadership’s stage of development”) du leadership” (notre traduction), p 41. Aucune référence, ni note de bas de page. Juste une affirmation qui sonne plutôt bien à la lecture rapide. Mais s’il l’on s’y penche un peu et que l’on élargit la perspective on ne trouvera dans l’intégralité de l’ouvrage aucune définition de ce qu’est une organisation, de ce qu’est le leadership faisant ainsi l’économie à bon compte de la large littérature par exemple de la sociologie des organisations. Pas plus ne saurons-nous ce qu’est la “consciousness”. On trouve donc à chaque page de l’ouvrage des affirmations de ce type  : “Il est établi qu’exposer les gens à la théorie développementale (development theory), à la notion que la conscience évolue par étapes, aide aussi les gens à faire le saut. Les études montrent que les activités introspectives comme la méditation aide également” (notre traduction), p. 336, note de bas de page. Je cherche encore les références…

Les théories que les gurus offrent peuvent expliquer tout et ne prédire rien parce qu’elles ne sont pas du tout des théories. (…) elles sont des gerbes de truismes non-réfutables. Elles sont toujours vraies – tant qu’on les appliquent correctement.” (Stewart 2009 : 247)

Kimsey-House, K. et H. (2015). Co-Active Leadership. Five Ways to Lead. Oakland : Berrett-Koehler Publishers

Lorsque la définition d’un concept est proposée, on est pas encore assuré d’être pour autant plus éclairé. C’est même une caractéristique essentielle du bullshit : l’obscurité, le flou ou la confusion  du concept ou de la théorie.

Cet ouvrage à la source de nombreuses formations propose un “Co-Active Model of Leadership” qui se décompose en cinq piliers : le “Co-Active Leader Within”, le “Co-Active Leader in Front”, le “Co-Active Leader Behind”, le “Co-Active Leader Beside”, le “Co-Active Leader in the Field”. Considérant que la définition traditionnelle du leadership (on ne saura jamais laquelle) est “one-dimensional” les auteurs proposent de définir les leaders comme “ceux qui sont responsables de leur monde” (notre traduction), p. 6. Dans un souci pédagogique, les auteurs posent alors la question : “Que signifie être responsable ?” (p. 6). Ecartant tout d’abord la conception ordinaire de la responsabilité trop “heavy, significant (sic), dutiful and perhaps a bit scary (resic)”, ils interprètent la responsabilité comme un choix plutôt que comme un poids (burden). Alors, nous disent-ils “responsibility becomes generative and nourishing rather than weighty and burdensome” (p. 6). Soit. Mais quel lien avec le leadership ? Quel lien entre responsabilité et leadership ? Patience, cela vient ! Les auteurs nous expliquent alors que la responsabilité “Co-Active Leadership” est composée de deux parties. La première est d’être “response-able : able to respond” (p. 7). Ce n’est pas clair ? Voici le dévelopment : “In other words, we must have the awareness to notice what is needed in the moment and the agility to respond from a wide palette of creative choices rather than from an entrenched system of patterned and predictable reactions. This is the “co” of responsibility.” (p.7). La seconde : “the active aspect of responsibility entails choosing to be responsible as co-creators of our lives and our world” (p.7). Enfin, “Leadership development, then, becomes about growing the size of the world for which one is able to be responsible” (p.8).

A la première lecture, on a le sentiment de disposer de quelque chose de sérieux, puisqu’il y a bien un ébauche de définition systématique. Mais au final, dispose-t-on d’une définition du leadership ? Non. On ne sait pas concrètement ce que tout cela veut bien dire que “faire grandir la taille du monde dont je peux être responsable“… simplement parce que cela ne veut rien dire. Nous en sommes réduits à demeurer un “Co-Active Leader in the Fog”…

Bullshit quotidien

Nous avons tous fait cette expérience du malaise lors d’une formation, d’une séminaire ou d’un atelier lorsque l’animateur ou le coach nous inflige ce type de concept complètement bidon, vide, creux mais ronflant. L’atmosphère se fige, personne ne se regarde de peur de déclencher l’hilarité ou la consternation collective. C’est que nous sommes polis, respectueux, ou timides. Nous avons de la peine dans le contexte professionnel, malgré les appels insistants à la spontanéité et à l’authenticité, à faire part de notre opinion, à questionner, à discuter, à réfuter ou à refuser la bêtise ou l’incompréhensible qui se font passer pour de la profondeur.

Et pourtant ce bullshit est insupportable et se diffuse tels un virus dans les organisations à coup de séminaires, d’ateliers et autres formations imposées à jet continu à des armées de collaborateurs et de managers qui souvent n’en demandaient pas tant.

Petit calatogue de “contrologie” et esquisse d’un manuel de survie au bullshit managérial

Nous ne sommes pas démunis face au bullshit. Voici quelques stratégies pour lutter contre sa diffusion dans les organisations.

  • Rire : le rire et l’ironie face au fumeux est une arme redoutable, elle désarme l’interlocuteur. Face à une énormité énoncée avec aplomb, le rire  qu’il soit discret ou sonore brise le charme et introduit une rupture brutale. Agir ainsi, c’est renouer avec la philosophie cynique qui vise à dévoiler le réel dans son absurdité et à dénoncer le conformisme en ayant recours à l’ironie, la provocation et la transgression. Armes de destruction massive, l’ironie et le rire sont difficiles à manier et requièrent un certain courage pour ne pas dire un goût du risque.
  • Faire disparaître les “bullshit jobs” : les “Chief Happiness Officers”, “Chamans d’entreprises”, “Organisologues” et autres “Thought Leaders” sont des puits sans fond de bullshit. C’est même leur fond de commerce. Supprimer leurs postes ou leur barrer l’entrée de vos organisations font partie des gestes barrières salutaires pour la santé de votre organisation et celle de vos collaborateurs.
  • Insister pour obtenir des précisions : Un concept ou une théorie ne sont pas compréhensibles ? Exigez des explications, un développement de l’argument. Faites suer le bullshiter, ne le lâchez pas tant que son propos n’est pas compréhensible. Ce n’est pas vous qui êtes “trop bête” pour comprendre, c’est lui qui n’est pas clair ou qui vous enfume.
  • Exiger des références et un “reality check” : dans le même ordre d’idée, les affirmations gratuites et sans références doivent l’objet d’une demande de complément, de références théoriques et empiriques. Un propos fumeux ou abstrait doit pouvoir s’appuyer sur des exemples concrets. Sinon, c’est du pipeau.
  • Retourner le propos contre le bullshiter et raisonnez par l’absurde : prenez au mot le bullshiter et présentez son argument en résonnant par l’absurde ou en poussant son “raisonnement” jusqu’au bout de sa logique et demandez-lui si vous l’avez bien compris. Souvent, le bullshiter s’embrouille, répond à côté ou change de sujet. Il est démasqué.

Ces astuces n’éradiqueront pas le bullshit, mais elles devraient limiter les espaces de son expression. C’est déjà ça.

Références :

Frankfurt, H. 2005. On Bullshit. Princeton : Princeton University Press
Joly, F. 2019. La langue confisquée. Lire Viktor Klemperer aujourd’hui. Paris : Premier Parallèle
Spicer, A. 2018. Business Bullshit. London : Routledge
Stewart, M. 2009. The Management Myth. Debunking Modern Business Philosophy. New York : WW Norton

Illustration : Department of Mind-Blowing Theories By Tom Gauld

Leadership authentique : et toc !

Le leadership contemporain se doit d’être “authentique”. Mais, leader doit-il être fidèle à lui-même ou à des valeurs qui lui sont extérieures ? Et si par un ironique contresens cette “authenticité” invoquée n’était qu’un conformisme moral ?

Dans son dernier ouvrage intitulé “Etymologies pour survivre au chaos”, l’helléniste Andrea Marcolongo relève que ce n’est pas le manque qui menace nos paroles, mais l’approximation. La faiblesse de notre langue est due “à l’incurie de ceux qui se contentent du plus ou moins, qui nous pousse à renoncer dès le départ à l’effort nécessaire pour choisir le mot capable de rendre avec exactitude notre pensée en évitant méprises et malentendus”.

“J’ai relevé deux maux qui affligent le langage contemporain : d’un côté une hypertrophie incontrôlée qui provoque une surabondance de termes et une production effrénée de néologismes, comme si les mots que nous avons déjà ne suffisaient plus à exprimer ce que nous pensons. De l’autre, une faiblesse généralisée, presque une fragilité, qui nous pousse à ne pas avoir confiance en nos mots, à penser qu’ils ne nous suffisent pas, qu’ils ne sont pas assez précis et incisifs.” Andrea Marcolongo

Authentique, un adjectif élevé au statut de totem. Loin de faire son étymologie (“étymos” en grec signifie, d’ailleurs, “vrai”, “réel”, “authentique”…), on peut s’interroger sur l’avénement de ce terme qui a envahi l’économie, le coaching, le management et le leadership. On peut surtout être étonné à quel point ce “concept” repose sur un contresens majeur.

Le leadership authentique fait partie de ces concepts flous, qui nous semblent clairs à l’énonciation, mais qui nous échappent dès que l’on tente de le saisir. Disons qu’au fil des références, le “Leader authentique” est de manière générale celui ou celle qui est “fidèle à lui/elle-même” (“true to themselves”), ce qui semble assez proche de la définition ordinaire de l’authenticité comme un rapport fidèle à “l’être à soi”. Et puis, on insiste sur le fait qu’il ou elle est “bienveillant”, “bien intentionné”, “orienté sur les valeurs”, qu’il ou elle exerce son leadership “avec le coeur”, en “transparence”, sur la base d’une vision claire, qu’il ou elle “partage les succès avec les équipes” et est “intègre”, tout en étant “lucide sur soi-même” etc. Suivant les approches ou les modèles, l’accent est plus ou moins mis sur l’une ou l’autre des dimensions. Mais toutes nous présentent un individu profondément moral, guidé par des valeurs positives.

Authenticité : fidélité ou moralité ?

Sauf, qu’un profond contresens réside au coeur de cette idée du leadership authentique. D’un côté, être authentique consiste à être “fidèle à soi”, c’est-à-dire agir et se comporter selon sa nature, son être profond. Cela présuppose donc de connaître cet “être à soi”. Un Leader authentique serait donc celui ou celle qui agit selon sa nature (qu’il ou elle connait), que celle-ci soit “bonne” ou “mauvaise” : si Christophe est par nature prétentieux et arrogant, son authenticité lui commanderait de l’être tout autant comme Leader. De l’autre, on pare le leader authentique de vertus positives en nombre. Est authentique celui ou celle qui agit selon le code de vertus que la littérature et l’industrie du leadership prescrit qu’il ou elle soit. L’authenticité commande ici au Christophe prétentieux et arrogant par nature d’agir à l’inverse de façon bienveillante et humble.

“Si “être soi” est un devoir sacré, si ne pas transiger avec ses désirs, ses convictions ou ses aspirations profondes est un impératif auquel l’individu qui aspire à devenir maître de sa vie ne peut se soustraire, rien n’empêche de supposer que ces désirs et ces convictions puissent entrer en contradiction non seulement avec les conventions sociales, mais avec les exigences de l’intégrité et de la justice.” Claude Romano

Même terme, mais deux conceptions irréconciliables. A ma droite, l’authenticité comme quête de “l’être à soi vrai ” et comme idéal d’autoréalisation qui implique, par exemple, la recherche de son “why” fut-il peu reluisant; à ma gauche l’authenticité comme l’observance et la pratique de vertus morales dans la pratique du leadership. Dans le premier cas, l’authenticité est d’être fidèle à soi, ce qui peut amener potentiellement à adopter des comportements immoraux ou inadéquats. Dans le second cas, il s’agit d’être fidèle à une norme, c’est-à-dire l’opposé de l’authenticité. En conséquence, être un leader authentique consiste soi à se comporter potentiellement comme un “salaud” (si telle est notre nature), soit à se glisser dans un moule normatif après avoir appris à devenir “authentique”…

L’authenticité, ça marche ?

Mais au fond, pourquoi se préoccuper d’étymologie et de cohérence si le leadership authentique, ça marche ?

Le problème c’est que pas grand chose n’indique que cela marche. D’abord, les comportements les plus récompensés dans les organisations sont souvent ceux qui sont à l’opposé des valeurs prônées par le leadership authentique. Les Leaders révérés mondialement sont ou ont été le plus souvent des tyrans et des individus infréquentables. Ensuite, le leadership authentique s’inscrit dans la ligne du leadership transformationnel qui est potentiellement une source insondable de stupidité fonctionnelle dans les organisations. Enfin, parce que le leadership authentique se révèle à la pratique bien plus une posture que le Leader se construit qu’une réalité.

Pour autant, il ne viendrait à l’idée de personne de renoncer à plaider pour que les leaders adoptent des comportements moraux et qu’ils et elles soient “bienveillants”. Mais alors cessons de parler d’authenticité pour décrire ce conformisme, cette adhésion à un style de leadership inspirée de la psychologie positive qui, sous couvert de vous permettre de trouver votre “moi unique” de leader, vous invite à faire comme tout le monde. Désignons-le plutôt en fonction de ce qu’il prône : “leadership vertueux”, “leadership bienveillant”, “leadership moral”, “leadership positif” etc.

Quant à l’adjectif “authentique” et à l’authenticité personnelle, cette quête contemporaine pour l’identité “vraie”, chacun fera selon son désir. Pour ma part, je suis partisan du philosophe Clément Rosset qui affirmait que cette quête de soi est “inutile et inappétissante”. Mais c’est une autre histoire.

 

Références

Marcolongo, A. (2020). Etymologies pour survivre au chaos. Paris : Les Belles Lettres
Romano, C. (2019). Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie. Paris : Gallimard.
Rosset, C. (1999). Loin de moi. Etude sur l’identité. Paris : les Editions de Minuit

Décider « en toute connaissance de cause » : vraiment ?

A quoi reconnait-on une décision risquée ? A ce que son locuteur nous indique qu’elle a été prise « en toute connaissance de cause ». Mais de quelles causes parle-t-on ? Et à quel type de connaissance fait-on appel pour les déterminer ? Et au fond, prend-on vraiment de meilleures décisions lorsque nous sommes « pleinement informés des causes » ? 

Rarement aurons-nous ces derniers mois de crise sanitaire autant cherché à savoir, à comprendre, à identifier des causes, à esquisser des solutions. Jamais n’avons-nous autant évalué des dispositifs, sollicité des experts avant, pendant et après que les décisions sanitaires ne furent prises. C’est que l’incertitude dans laquelle nous sommes plongés sollicite notre besoin de savoir avant de décider, désireux que nous sommes de ne pas nous tromper. 

Cette pression pour la prise de bonnes décisions pèse autant sur nos dirigeants politiques que sur nos patrons et nos managers. A la moindre défaillance ou dérapage, nous les pointerons du doigt et les soupçonnerons de ne n’avoir pas tenu compte de tel ou tel facteur, de tel ou tel avis ou expertise. Mais décider, c’est trancher, choisir, donc discriminer entre des causes, entre des solutions et des conséquences. Dans ce contexte, on fait rarement tout juste : « Damned if you do, damned if you don’t ! »  

Evidence based management

Prendre la bonne décision est une préoccupation centrale du management, en témoigne le nombre d’articles et de livres publiés sur cet enjeu que ceux-ci proviennent de l’économie, des sciences décisionnelles ou des neurosciences. En matière de management, le « evidence based management » ou « management fondé sur les faits ou les données » est en vogue. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’appliquer au management des procédures d’investigation similaires à une démarche scientifique : définition de la question de recherche, collecte et évaluation des données, traitement de celles-ci, production des résultats et évaluation. C’est la méthode des « 6 A » : Ask, Acquire, Appraise, Aggregate, Apply, Assess. 

La soumission d’une décision à une démarche scientifique reposant sur des faits et des données recueillies et construites, c’est grossièrement parlant, ce que les gouvernements ont mis en oeuvre en s’adjoignant les services de « comités scientifiques » et autres arènes d’experts pour les conseiller et leur formuler des recommandations. Sur ces bases, les dirigeants ou les managers peuvent décider « en toute connaissance de cause ».

Dé-biaiser

Fonder en raison ses décisions c’est chercher à se départir de ses biais cognitifs, de ses affects, de ses préférences. C’est, selon Kahneman, désactiver notre Système cognitif 1 instinctif et rapide, pour activer son Système 2 plus lent et réflexif, celui qui cherche les causes et qui analyse les faits et les données au plus près de ses capacités. Oui, mais comment passe-t-on de l’un à l’autre ?

Le psychologue Olivier Houdé explique qu’entre ces deux systèmes cognitifs vient se glisser un troisième système dit « d’inhibition » ou « exécutif » qui permet le passage du Système 1 au Système 2 et qui arbitre les tensions entre les deux en faveur du second. Deux « émotions cognitives » permettent d’activer ce troisième système exécutif et inhibiteur : le doute et le regret. Avoir un doute sur notre première intuition quant à la décision à prendre permet de déclencher un processus de raisonnement plus lent et plus réfléchi. Anticiper les regrets que nous pourrions avoir à l’avenir par rapport à la décision que nous nous apprêtons à prendre le permet tout autant. Ces deux « émotions cognitives » nous mettent donc sur la voie de la bonne connaissance des causes et donc de la bonne décision.

Et ensuite ?

Ayant inhibé notre Système 1 au profit du Système 2, ayant conduit une réflexion approfondie sur la base de faits et de données pertinentes, nous voilà enfin en mesure de décider « en toute connaissance de cause ». Après avoir consulté les experts, procédé à des analyses, après m’être renseigné je suis en mesure de décider le déconfinement; je suis en mesure de décider du dispositif sanitaire à mettre en place dans mon organisation. Plus de doute, plus de regrets anticipés, je peux enfin décider la conscience tranquille.

« Lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère choisir le parti contraire, absolument parlant, néanmoins, nous le pouvons. » Descartes, Lettre au Père Mesland

Mais notre conscience peut-elle jamais être tranquille ? Le doute et les regrets anticipés peuvent-ils jamais être écartés, quand bien même « une raison très évidente nous porte » de ce côté-là ? Assurément non. La solution n’est pas tant de reprendre les études, les investigations et les analyses, cela serait une quête sans fin, procrastinatrice à souhait qui ne ferait que repousser le moment de la décision.

La solution est peut-être dans le fait de reconnaître absolument que décider c’est choisir, sélectionner, trier les causes, en écarter certaines pour en retenir d’autres « en toute connaissance ». Décider, c’est au fond déployer une « indifférence éclairée » : « Ce n’est pas l’indifférence qui résulte de l’absence de raisons de l’ignorant, mais une capacité générale d’indifférence de la volonté humaine aux raisons. » (Bossy 2020 : 159).

« L’indifférence est le nom de cette liberté de cette dignité ultime, la marque de la souveraineté du sujet. (…) Elle désigne non pas une neutralité des raisons d’agir, mais un dépassement de ces raisons, dans le moment de décider : rien ne nous attache définitivement à des raisons, nous sommes toujours au-delà : voila qui doit nous permettre d’échapper aux pièges des alibis, qui sont autant de raisons derrière lesquelles l’on se cache sa liberté. » (Bossy 2020 : 162)

Chercher les causes, les raisons, asseoir son jugement sur des faits, raisonner plutôt que suivre son intuition, c’est souvent mieux, mais décider en toute connaissance de cause ne nous exonère pas de notre responsabilité. Combien de fois, lorsque la décision prise « en toute connaissance de cause » s’étant avérée au final malavisée voire catastrophique, ne nous sommes-nous pas réfugiés derrière ces causes, derrière les faits, les expertises, la science ?

Décider, c’est exercer notre liberté de choix; celle de choisir les causes que l’on juge relevantes.

Décider, c’est savoir exercer une indifférence éclairée – autre nom de la liberté – et assumer notre responsabilité.

Références

Bossy, J.-F. (2020). L’indifférence. La sagesse des bienveillants. Paris : les Editions de l’Opportun.
Kahneman. D. (2011). Thinking fast, thinking slow. New York : Penguin Press.
Houdé, O. (2019). L’intelligence humaine n’est pas un algorithme. Paris : PUF