Fermer L’ENA ? Fermons aussi les Business Schools !

Le Président français Emmanuel Macron a annoncé la fermeture de l’Ecole Nationale d’Administration accusée de produire des élites coupées des réalités et de produire en masse des hauts-fonctionnaires formatés. Certainement. Mais alors, il nous faut aussi envisager de fermer les Business Schools qui formatent tout autant les managers d’aujourd’hui sur un modèle unique et simpliste.

En 2017, la “Grenoble-Ecole de management” a mené une enquête auprès de ses étudiants de dernière année en leur demandant de résumer leur aventure académique en un mot. Le mot “bullshit” a été majoritaire, suivi de “33’000 euros”, le coût de leur formation… (Midena 2021 : 105). Le constat est sévère. Ancien étudiant de l’une de ces école de commerce française, Maurice Midena dresse un tableau peu reluisant de ces moules à formater les élites managériales : faiblesse du niveau intellectuel des cours, apprentissage d’une posture unique, vie sociale estudiantine pauvre et compétitive etc.

Les cours de management, qui s’appliquent à décrire le fonctionnement de ces organisations que sont les entreprises s’appuient sur les bases les plus superficielles et les moins stimulantes de la recherche en science de gestion et se limitent souvent à la restitution de courants de pensée néolibéraux.” (Midena 2021 : 107)

Au final, plutôt que de former des individus à penser, les enseignements censément académiques de ces écoles se limitent à “rendre les étudiants capables de s’intégrer parfaitement au moule de l’entreprise” (Midena 2021 : 146). Constat limité au monde français ou francophone ? Pas du tout ! répond Martin Parker, professeur de management à l’Université de Bristol et qui a publié avec un certain fracas un ouvrage intitulé “Shut Down The Business Schools” (Parker 2018) développant l’argument d’un article publié dans la presse la même année.

Ecoles du managérialisme

Nées au XIXème siècles, ces écoles de commerce en devenant des “Business Schools” se sont progressivement émancipées dès les années 1970, pour ne pas dire séparées, des facultés instituées sur les disciplines traditionnelles : anthropologie, économie, sociologie, science politique etc (1). D’institutions académiques censées produire du savoir sur le management, elles sont devenues au fil du temps des machines à produire du savoir pour le management (Parker 2018: 36). Cela ne serait pas en soi problématique s’il n’en était pas progressivement résulté une conception dominante, pour ne pas dire unique du management centrée sur deux présupposés rarement remis en question : 1° le modèle actuel du capitalisme et sa conception du management est inévitable, 2° les comportements humains (employés, managers, clients etc) doivent être conçus sur le modèle de l’égoïste raisonnable (rational egoist). C’est deux postulats sont au coeur du managérialisme dispensé dans la plupart des Business School. De discipline de recherche, le managérialisme s’est constitué en véritable idéologie d’une forme spécifique du management excluant d’autres regards, sociologique ou anthropologique des organisations et de leur conduite.

Pourtant, d’aucuns montreront que les “innovations managériales” ne manquent pas, démontrant ainsi le renouvellement de la discipline et sa capacité à se questionner. Au premier abord, on serait tenté de souscrire à cette vision. “Responsabilité sociale d’entreprise”, “leadership transformationnel”, “organisation libérée”, les nouveautés ne manquent pas et se succèdent à un rythme soutenu, puisque que comme chacun le sait “dans le business, ce que l’on sait aujourd’hui sera obsolète dans dix-huit mois”. Sauf que rares sont les approches ou les innovations qui remettent en question le modèle managérialiste. Si on observe certes la constitution d’approches “centrées sur l’humain” ou le “bonheur en organisation”, celles-ci ne sont que des formes superficiellement subversives, lorsqu’elles ne sont pas plus prosaïquement les idiotes-utiles du statut quo.

Pour mesurer le degré d’homogénéité, pour ne pas dire de conformisme, des enseignements procurés par les Business School, il suffit d’aller lire et de comparer leur “visions” ou “missions” et leur curriculum. On y trouve des “commitments” similaires en diable, des “purpose” invariablement proches et des “deliverables” analogues. La diffusion globale de la Business School de sa forme et de son curriculum est l’illustration paradigmatique de l’isomorphisme institutionnel mis à jour par Di-Maggio & Powell (1983) il y a quarante ans. De biodiversité, bien peu en réalité, mais une armée de managers formatés sur un même modèle, interchangeables, dont les différences ne portent que sur les détails de la nouvelle “révolution managériale” qui succède à la précédente, sans que fondamentalement rien ne change.

Pour des écoles de l’organisation

Alors s’il nous faut fermer l’ENA pour des crimes d’uniformités, force est de conclure que les Business School devraient en toute logique suivre le même sort.

Bien, mais alors on propose quoi à la place ?

Une idée consisterait à proposer des “écoles de l’organisation”. C’est-à-dire des institutions académiques qui proposent un double élargissement : celui du champ d’investigation et celui des approches et disciplines. L’entreprise capitaliste contemporaine n’est dans l’histoire humaine que l’un des derniers avatars de structures permettant l’action collective. Aucune raison de se limiter à penser, étudier et fournir des outils de conduite pour elle seule. Et puis, pour sortir du managérialisme, il faut y faire revenir des disciplines qui en ont été progressivement chassées : anthropologie, sociologie, philosophie, science politique, histoire, littérature.

Au centre de ces écoles, l’organisation, sous toute ses formes et analysée avec plusieurs loupes ou lunettes.

Ce dont les managers et managés souffrent le plus, c’est l’appauvrissement de leur discours dans des formats bureaucratiques qui étouffent leur capacité d’agir et de penser. (…) L’enseignement et l’apprentissage des humanités, au sens large – l’histoire, la géographie, la littérature, la philosophie mais aussi l’art -, paraissent encore la meilleure façon, peut-être la seule, sinon de rééenchanter le monde, du moins de le reconnecter avec celui de la vie et de développer chez les “décideurs” des capacités interprétatives (…).” (Deslandes 2016 : 149)

Critiques injustes, proposition irréaliste ? C’est possible. Car au final, l’ENA ne fera que de changer de nom pour devenir un “Institut du service public”. Peu de chance donc que les Business Schools entament spontanément une mue pourtant nécessaire. Dommage. A l’heure où on nous rebat les oreilles sur l’invention d’un nouveau monde et sur un changement dans le monde du travail, voilà une occasion ratée de faire un pas. En avant.

(1) On peut lire à bon escient l’extraordinaire ouvrage de J. Chapoutot (2020). Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui. Paris : Gallimard qui retrace la trajectoire de l’une de ses Business School en Allemagne créée après guerre sur le modèle de ses consoeurs comme l’INSEAD ou la Harvard Business School et qui incarne à la perfection cette rupture épistémologique, pour le pire, d’avec les sciences humaines et les Humanités.

Références :

Deslandes, G. (2016). Critique de la condition managériale. Paris : PUF
DiMaggio, Paul & J. Powell, W. W. (1983). The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields. American Sociological Review, 48(2), 147–160.
Midena, M. (2021). Entrez rêveurs, sortez managers. Formation et formatage en école de commerce. Paris : Edition de la Découverte
Parker, M. (2018). Shut Down The Business Schools. What’s Wrong With Management Education. Pluto Press : London

Christophe Genoud

Après avoir été chercheur, Christophe Genoud est aujourd’hui, manager public, administrateur, consultant en management et organisation et formateur. Avec ce blog, il propose de mener une réflexion sur l’art de conduire des équipes, de décider et d’innover.

3 réponses à “Fermer L’ENA ? Fermons aussi les Business Schools !

  1. Merci de cette analyse et de cette recommandation indispensable! Si seulement vous pouviez être suivi rapidement! À observer le développement des plateformes de livraison, on voit bien que le modèle unique, pervers, exclavagiste (et même pas rentable) prolifère. En effet le livre de J. Chapoutot est extraordinaire de lucidité.

  2. Depuis qu’elle est devenue une entreprise, n’est-ce pas l’Université qu’il faudrait fermer?

    Le 2 décembre 1964 – j’étais alors étudiant et journaliste stagiaire en Californie -, un étudiant en philosophie à l’Université de Californie, Mario Savio, prend à partie le président de cette prestigieuse université, Clark Kerr, devant quelques trois mille étudiants réunis à Sproul Hall, au campus de Berkeley. Il accuse à titre personnel le président Kerr, économiste de renommée mondiale, d’avoir, sous prétexte de rendre les études gratuites et accessibles à tous – Kerr est en effet le principal architecte d’un plan de réforme, dit “Master Plan”, introduit en 1960, qui est au point de départ de la démocratisation des études – transformé l’université en fabrique du savoir” (knowledge factory) dont il était devenu le président-directeur-général, fait du Conseil des Régents, véritable propriétaire de l’Université, son Conseil d’administration, du corps professoral ses administrés et des étudiants la simple matière première facile à revendre à l’administration, aux syndicats et à l’industrie – surtout l’industrie militaire, avec laquelle Berkeley a toujours entretenu des liens étroits, en particulier par ses trois laboratoires nationaux de recherche attachés au Département américain de la Défense.

    Selon Savio et ses suiveurs, les grandes perdantes de la réforme introduite par le “Master Plan” étaient les filières traditionnelles, et d’abord les lettres et sciences humaines, ce que Kerr admettait lui-même – façon élégante pour lui de sa laver les mains du monstre qu’il avait, le premier, contribué à faire naître. Comme on le voit, l’évacuation de la culture et des arts par le “New Public Management” a déjà une longue histoire.

    Pour avoir eu la chance d’assister à ses origines, de retour en Suisse je ne passais pas moins pour un demeuré après avoir fait mes premières années d’université chez Oncle Sam. Or, qu’observe-t-on aujourd’hui? Depuis la réforme de Bologne, l’Université ne fonctionne plus que sur le modèle américain, dont elle a adopté le système de “credits”, ce qui en fait, de facto, une filiale de l’industrie, du commerce et de la banque. Elle a repris la hiérarchie des titres – bachelor, master et PhD – du même système, dont la faillite, depuis la baisse des subventions publiques aux universités d’Etat, n’est pourtant plus à démontrer. Quant au corps professoral, enseignants et chercheurs sont sommés de se convertir en “managers” du savoir et de rendre compte de la rentabilité de leurs travaux. En lettres, on ne parle plus depuis longtemps de “belles lettres” mais d’industries du langage et d’humanités digitales. Les responsables des hautes écoles sont de plus en plus recrutés sur des critères économiques, pour leurs compétences de gestionnaires, et non en fonction de leurs mérites scientifiques ou culturels. Bref, la “fabrique du savoir” que dénonçaient Savio, dont le discours enflammé résonne encore à mes oreilles plus d’un demi-siècle après, et les étudiants de Berkeley en 1964, est aujourd’hui devenue réalité quasi universelle.

    L’Université toute entière, comme déjà l’école avant elle – qu’on relise Edmond Gilliard, Denis de Rougemont, Ivan Illich et tant d’autres, qui nous ont mis en garde il y a longtemps! – n’est-elle pas devenue une “Business School”?

    Quoi de surprenant si cette université sauce bolognaise reste au travers de la gorge de tant de déçus? Or, supprimer l’Université comme il le faisait autrefois pour l’école, n’est-ce pas le voeu d’Ivan Illich, précurseur prophétique de l’enseignement à distance?

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