La croissance économique est le problème, pas la solution

Dans un contexte multi-crises, l’année 2023 s’annonce difficile. Et si c’était l’occasion de changer de cap et de passer à une économie post-croissance?

 

Changer les indicateurs pour mesurer la réussite économique

 

Réchauffement climatique,  effondrement de la biodiversité, contexte géopolitique incertain, problème d’approvisionnement énergétique, hausse des prix de l’énergie, retour de l’inflation, manque de main-d’œuvre dans certains secteurs, à première vue, l’année 2023 ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices.

Face à ces crises qui s’accumulent, le moment est venu de s’interroger sur les limites de la croissance économique et sur le « sens de la vie ». Le succès d’un pays et le bonheur d’une société peuvent-ils être mesurés uniquement à l’aune de la croissance continue du produit intérieur brut (PIB) ou devrions-nous fixer d’autres critères pour mesurer la réussite? La croissance nous est présentée comme un indicateur de progrès et de bien-être, et donc de bonheur, et constitue depuis des décennies l’objectif affirmé et indépassable des politiques de développement économique des sociétés modernes. Et aussi comme LA solution à toutes les difficultés sociales et environnementales: il faudrait plus de croissance afin d’amener la richesse qui permettra de résoudre les problèmes de pauvreté, de climat ou de biodiversité.

Le PIB s’est ancré comme mesure universelle du bonheur malgré ses limites aujourd’hui reconnues.

Depuis le milieu du 20ème siècle, l’indicateur utilisé pour évaluer le succès d’un pays est le Produit Intérieur Brut (PIB). Cet indicateur économique mesure la valeur totale de la « production de richesse » effectuée par les agents économiques (ménages, entreprises, administrations publiques) résidant à l’intérieur d’un pays ou d’une région. Le PIB s’est ancré comme mesure universelle du bonheur malgré ses limites aujourd’hui reconnues.

Le PIB ne tient en particulier pas compte des effets néfastes comme la pollution de l’air, la destruction de la biodiversité ou le bruit. Ni des prestations non marchandes comme le travail domestique et le travail bénévole. Nous sommes toutes et tous influencés par ce type d’indicateurs qui nous sont servis chaque jour comme étalon du bien-être. Ainsi, lorsque nous apprenons que le PIB stagne ou diminue, nous pensons automatiquement que nous allons vers des temps difficiles. Le PIB est donc plus qu’un indicateur “technique”, c’est aussi un puissant colonisateur de nos imaginaires.

D’autres indicateurs ont vu le jour pour mettre le doigt sur des dimensions non prises en compte par le PIB. Par exemple l’empreinte écologique: elle montre qu’en 2022 l’humanité a vécu à crédit depuis le 28 juillet, jour du dépassement, soit le jour où elle a dépensé son quota annuel de ressources naturelles disponibles. En 1970 c’était le 23 décembre et année après année, la date est de plus en plus précoce.

 

Façonner un avenir avec moins de biens et plus de liens

 

En Suisse, l’année dernière, ce jour du dépassement a eu lieu le 13 mai. En 2016, c’était déjà le 18 avril. Autrement dit, la Suisse s’améliore et c’est réjouissant. Mais malgré ce progrès, si tous les habitants du monde consommaient comme nous, il nous faudrait près de 3 planètes pour fournir les ressources dont nous avons besoin pour assurer notre train de vie. Nous vivons donc à crédit au détriment des générations futures et des autres régions du monde, comme le reconnaît clairement la Confédération sur la page du site de l’Office fédéral de la statistique consacrée à l’empreinte écologique.

L’avenir n’est-il pas de favoriser une sobriété heureuse avec moins de biens et plus de liens?

Que faire ? Le progrès technologique et l’action politique peuvent apporter certaines solutions, j’en suis convaincu. Mais ce ne sera pas suffisant. N’est-il pas temps, individuellement et collectivement, de changer nos modes de vie en privilégiant davantage les relations solidaires avec nos proches ainsi que le respect de la nature et des écosystèmes? Et accorder moins d’importance à l’accumulation sans fin de biens matériels comme “l’exige” notre société de consommation basée sur la croissance? L’avenir n’est-il pas de favoriser une sobriété heureuse avec moins de biens et plus de liens en entamant, dans nos pays riches, un processus de décroissance économique ?

Chacun trouvera ses propres réponses à ces questions. Mais une chose est sûre, l’amour et l’amitié sont des sentiments qui eux, doivent incontestablement croître! Je vous souhaite une très belle année 2023.

 

P.S.: si ce sujet croissance/décroissance économique vous intéresse, je vous recommande vivement la lecture du livre de l’économiste Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Seuil, 2022.

Loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT) : quand les droits fondamentaux cèdent leur place à l’arbitraire

Plus de 60 professeur·e·s de droit des différentes universités suisses ont écrit une lettre ouverte pour mettre en garde le Conseil fédéral et les Parlementaires contre l’adoption d’une loi en de nombreux points problématique.

Violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), incompatibilité avec la Convention des droits de l’enfant, mise à mal des garanties procédurales et instauration de l’arbitraire : la nouvelle Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT) ne laisse pas les professionnel·e·s du droit indifférent·e·s, également hors des frontières nationales.  Des expert·e·s de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en matière de droits humains ont critiqué différents aspects de la loi dans une lettre officielle de seize pages adressées au gouvernement helvétique[1]. Le Parlement a cependant décidé de ne pas tenir compte de ces différentes expertises, ce qui est à déplorer.

Si les États ont le devoir de protéger leur population et si des mécanismes de prévention du terrorisme (pris dans son sens large et ne s’arrêtant pas à la radicalisation de certains individus) sont nécessaires, nous pouvons nous demander quelle devrait être la nature de ces mécanismes. Faut-il céder à la peur et répondre à la violence par des atteintes aux droits humains ? Ou ne serait-il pas plus souhaitable de traiter la question du terrorisme en utilisant les garanties essentielles de notre société que sont les droits fondamentaux, la démocratie ou encore l’État de droit ? Mesures de prévention ne doit pas signifier dérive sécuritaire.

 

La Loi sur les MPT est appelée à devenir une tache sérieuse dans l’héritage par ailleurs fort de la Suisse en matière de droits de l’homme.

 

La Loi sur les MPT soumise à votation s’écarte considérablement des valeurs que de multiples textes nationaux et conventions internationales s’emploient à garantir. Elle ferme les yeux sur des atteintes aux droit fondamentaux. Elle sacrifie l’État de droit. De l’avis des expert·e·s du Haut-Commissariat aux droits humains (HCDH), elle « est appelée à devenir une tache sérieuse dans l’héritage par ailleurs fort de la Suisse en matière de droits de l’homme »[2]. Les explications en 5 points:

 

1.  Une définition du « terrorisme » ouvrant la porte à l’arbitraire

Une des principales problématiques que pose la Loi sur les MPT est la définition bien trop vague de ce qu’est le terrorisme. De par leur formulation excessivement imprécise, les définitions de « terroriste potentiel » (art. 23e, al. 1) et d’« activités terroristes » ( art. 23e, al. 2) introduisent une insécurité juridique propre à créer des situations d’arbitraire. Des actions politiques peuvent-elles être propres à « propager de la crainte » et ainsi devenir des « activités terroriste » ? L’arsenal de mesures policières préventives pourra-t-il être exercé contre des manifestant·e·s non violent·e·s ? Selon les expert·e·s de l’ONU, la loi pourrait créer un dangereux précédent pour la répression de la dissidence politique.

Image: Unsplash

L’interprétation de la notion d’activité terroriste étant si subjective, on s’attend naturellement à ce qu’elle soit analysée par un tribunal, afin que les mesures policières prononcées soient légitimes. Or la Loi sur les MPT confie cette tâche à la police fédérale(Fedpol), une autorité administrative et non judiciaire, qui de plus occupe un rôle dans la procédure, ce qui la rend juge et partie. Et hormis pour l’assignation à résidence, aucun contrôle judiciaire n’est prévu. On constate donc une violation des droits fondamentaux des personnes concernées et de l’État de droit.

 

2. Violation des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de la Constitution

Les mesures policières de lutte contre le terrorisme sortent du cadre du droit pénal et les personnes à qui elles sont adressées ne bénéficient pas des importantes garanties prévues dans toute procédure pénale par la Constitution et les conventions internationales de protection des droits humains. Des mesures policières préventives instaurées sans conditions strictes et de façon insuffisamment déterminées constituent une atteinte frontale à l’État de droit. De plus l’art. 5 CEDH, garantissant le droit à la liberté et à la sûreté, n’est pas respecté en cas d’assignation à résidence résultant d’une décision administrative et non d’une procédure pénale. Et les mesures policières préventives sont précisément de nature administrative et non pénale. La Loi sur les MPT viole donc l’art. 5 CEDH.

Précisons encore que selon l’art. 36 al. 3 de la Constitution, toute restriction aux droits fondamentaux est contrainte de respecter le principe de proportionnalité, principe garanti également par l’art. 5 al. 3 de la Constitution. Et du fait de son cercle de destinataires trop vaste et imprécis, la Loi sur les MPT contreviendrait à ce principe élémentaire[3].

 

3. Instauration d’une présomption de dangerosité

Selon l’art. 23 al. 1 de la Loi sur les MPT, des mesures policières pourront être prises à l’encontre d’une personne sur la base « d’indices concrets et actuels qu’elle mènera des activités terroristes ». La notion de terrorisme ne suppose donc plus la commission d’un crime, mais la simple présence d’«indices» portant sur une activité future. Il reviendra ensuite à la personne contre laquelle les mesures policières sont ordonnées de prouver son innocence, ce qui sera tout sauf aisé. Ce renversement du fardeau de la preuve est extraordinaire et ne correspond pas à notre ordre juridique. Fini la présomption d’innocence, place à la présomption de dangerosité.

 

4. Violation de la Convention relative aux droits de l’enfant

Appliquer des mesures policières de lutte contre le terrorisme à des enfants dès 12 ans, de même qu’assigner à résidence des mineurs de 15 ans, n’est pas compatible avec la Convention relative aux droits de l’enfant[4]. La nature préventive et répressive des MPT est en effet en contradiction claire avec la préservation de l’intérêt supérieur de l’enfant telle que prévue dans la Convention. Une fois encore,  Jean Zermatten et Philip D. Jaffé, des spécialistes des droit de l’enfant, avaient tenté, en vain, de rappeler aux Parlementaires les obligations juridiques de la Suisse et avaient mis en garde contre les atteintes provoquées par la Loi sur les MPT[5].

 

5. Le droit pénal actuel est déjà suffisant

Pour finir, une étude récente de deux chercheurs de l’Université de Lausanne vient de démontrer que le droit pénal actuel est déjà suffisamment apte à traiter les enjeux terroristes sans que de nouvelles mesures policières préventives ne soient nécessaires[6]. Ainsi, évitons de céder à l’illusion de sécurité apportée par des mesures disproportionnées et gardons à l’esprit cette conclusion des expert·e·s du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits humains (HCDC) : « La protection des droits humains et les mesures efficaces de lutte contre le terrorisme ne sont pas des objectifs antagoniques, mais devraient être considérés comme des intérêts complémentaires et se renforçant mutuellement dans toute société démocratique »[7].

Le 13 juin, refusons donc une loi mal formulée aux allures de dérives sécuritaires qui n’est pas digne d’une société démocratique respectant l’État de droit.

 

 

[1]    https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/DownLoadPublicCommunicationFile?gId=25305

[2]    https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26224&LangID=F

[3]    Markus Mohler, PMT-Gesetz: Wichtige Bestimmungen sind weder verfassungs- noch EMRK-konform, sui generis 2021, p. 135.

[4]    Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (RS0.107).

[5]    Cf Jean Zermatten et Philip D. Jaffé, Les droits de l’enfant sacrifiés au profit de la lutte contre le terrorisme ?, in : Le Temps, 25.05.20.

[6]    Cf « L’étude qui décortique l’arsenal pénal antiterroriste en Suisse », Le Temps 10.05.21.

[7]    https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26224&LangID=F.

Convention d’Aarhus: un accord pour la démocratie environnementale peu connu

C’est quoi cette Convention d’Aarhus ? Signée le 25 juin 1998 par trente-neuf États, la Convention d’Aarhus est un accord international visant la « démocratie environnementale ». Entrée en vigueur en Suisse le 1er juin 2014, elle assure 3 éléments essentiels : l’information et la transparence sur l’environnement, la participation du public aux processus décisionnels touchant l’environnement et l’accès à la justice en matière d’environnement. Cette convention est-elle correctement mise en oeuvre en Suisse ?

La Convention prévoit des droits étendus de participation du public par rapport à certaines activités étatiques touchant l’environnement. Pour les processus décisionnels, tels que les procédures d’approbation des plans, la Convention d’Aarhus stipule notamment que « La procédure de participation du public prévoit la possibilité pour le public de soumettre (…) toutes observations, informations, analyses ou opinions qu’il estime pertinentes au regard de l’activité́ proposée » (art. 6, al. 7). Il est aussi précisé que la participation du public doit commencer au début de la procédure, « c’est-à-dire lorsque toutes les options et solutions sont encore possibles et que le public peut exercer une réelle influence » (art. 6, ch. 4).

J’ai interpellé le Conseil fédéral lors de la dernière session de mars pour savoir s’il considère que la Convention d’Aarhus est correctement mise en œuvre en Suisse.

 

La Convention d’Aarhus pas complètement appliquée

Or, on constate souvent que la possibilité pour le public de participer à la procédure de planification intervient à un stade où les fiches objets se rapportant à des projets concrets ont déjà été élaborées. Une participation de la population à un tel stade ne semble pas obéir aux exigences de la Convention d’Aarhus. En effet, le public ne peut alors que se prononcer sur un projet précis et l’alternative « zéro » (ne rien faire) n’est pas considérée. Concernant la procédure d’approbation des plans, hormis dans le domaine miliaire et celui de l’asile, aucune procédure de participation du public n’est prévue par la législation fédérale sectorielle. Seule une procédure d’opposition réservée aux personnes directement concernées et non pas, conformément à ce qu’exige la Convention, au public en général, est mise en place.

 

Jean-François Collin : « Quand la soif de justice environnementale se retourne contre la protection de l'environnement... » - Le blog de JACQUES BERTHOMEAU

© Chappatte dans The New York Times

Devant le fait accompli ?

En pratique, ces manquements ont une des effets négatifs comme le montrent les exemples de la ligne THT Chamoson-Chippis ou la route de contournement de Bienne, qui vient d’être abandonnée après 20 ans d’études. Ces derniers ont mis en évidence l’importance cruciale de permettre une consultation publique des projets dès leur conception, c’est-à-dire lorsque toutes les alternatives, y compris l’alternative dite « zéro », sont encore ouvertes. Une telle participation de la population à un stade précoce permettrait d’éviter d’importantes mobilisations citoyennes à leur encontre, diminuerait le nombre d’oppositions déposées au stade de la procédure d’approbation des plans et éviterait des dépenses inutiles. Ceci est non seulement souhaitable démocratiquement, mais permet également un processus délibératif beaucoup plus efficient, car ayant lieu très tôt dans la conception du projet. De plus, la durée de la procédure d’approbation des plans, souvent jugée excessive, pourrait être réduite.

Une mise en oeuvre complète de la Convention d’Aarhus n’est  pas qu’une question juridique, loin de là. Il s’agit bien de renforcer la participation de la population dès le début des grands projets afin de s’interroger sur leur opportunité, respectivement sur les meilleures variantes à mettre en œuvre.