Quel sera le matériau de l’ère du rééquilibrage environnemental?

L’histoire de l’architecture comporte des moments charnières ; des réalisations qui entrent dans l’histoire comme autant de tournants et qui conditionnent l’évolution globale de la construction d’un point de vue formel, économique et structurel. Les passionnés d’architecture comme les architectes eux-mêmes semblent apprécier ces repères, qui permettent de penser la globalité du point de vue de quelques réalisations incontournable. Le récit de la modernité architecturale, aussi objectif soit-il, n’échappe pas à ce déterminisme au carrefour de l’histoire de l’art, du goût d’une époque, de ses hantises et de ses besoins. Il existe quelques repères modernes qui servent de support à la fresque linéaire du panorama de la construction du XXe siècle. Avec le temps, ces réalisations finissent par incarner bien plus que des moments d’innovation. Elles deviennent, par une sorte de glissement métonymique, les symboles d’un changement de cap, et peut-être même de l’époque dans son ensemble.

La maison Dom-Ino

La maison Dom-Ino est un exemple caractéristique de ce type de repère. Imaginée au début de la Première Guerre mondiale, elle s’expose comme un principe visant à reconstruire rapidement des maisons détruites par la guerre. Un modèle constructif pour se prémunir contre le pire. L’histoire a donné raison à Le Corbusier. La guerre a été terrible, suivie d’une seconde confrontation encore plus terrible et généralisée, qui a nécessité un gigantesque effort de reconstruction reposant essentiellement sur les vertus constructives du béton.
Si le modèle corbuséen fait le pari d’une telle évolution, il ne peut contenir, au moment de sa formulation, tous les éléments qui contribuent à sa réussite. Le récit simplifié de la modernité se satisfait de cette causalité évidente faite d’un modèle et de son adoption quasi planétaire. En tant que récit, il met l’accent sur les aspects formels, la malléabilité, la facilité d’exécution, l’abondance de la matière première, toutes ces vertus étant érigées au rang de qualités structurantes pour le projet moderne. Si le béton a réussi à incarner la modernité architecturale, au point d’en devenir la matérialisation, ce n’est pas seulement par sa manière de donner corps au programme moderne. L’histoire de l’architecture du XXe siècle s’arrête trop souvent à ce récit idéalisé, de la rencontre entre un programme et un matériau. Elle s’engage rarement sur la voie de l’analyse critique multi-factorielle qui lui permettrait de comprendre sa propre évolution.

Couverture de l’ouvrage édité en 1937 par l’Architecture d’Aujourd’hui : Des canons, des munitions ? Merci ! Des Logis… SVP, Le Corbusier.

Faute d’avoir engagé ce travail, la doxa moderniste a longtemps entretenu une compréhension objective des formes architecturales et urbaines qu’elle engendrait. Cette modernité un peu trop indulgente avec ses propres contradictions, cultivait l’idée d’un aboutissement de l’architecture, conviction corroborée par le constat qu’elle s’appliquait de manière similaire aux économies de marché et aux sociétés collectivistes. Le moderne se voulait universel et se targuait de pouvoir s’appliquer de la même manière aux quatre coins du monde. Les variations d’adaptation, qu’elles soient climatiques, culturelles ou topologiques, ne changeaient pas ses fondamentaux. Cette modernité a pu à juste titre se projeter comme la phase ultime du développement de l’humanité. La croyance dans l’aboutissement de la modernité persiste encore dans le principe d’une architecture générique, ou dans l’idée d’une architecture non référentielle soutenue par Olgiati. Il s’agit d’une chimère grise pour l’essentiel, c’est-à-dire faite en béton. Avec le recul, ce qui relevait du style dans le programme moderne apparaît assez nettement. Elle fut de nature idéologique pour les instigateurs qui en tiraient profit et de l’ordre du conditionnement imposé pour ceux à qui elle s’appliquait. On apprenait à vivre une vie moderne, comme on apprend à exécuter une danse ou à jouer d’un instrument. À ce jeu, on peut être pionnier ou suiveur, dresseur ou chien savant. Cette foi inconditionnelle dans les vertus du fonctionnalisme a duré jusqu’à la première fissure de l’édifice conceptuel qui coïncide avec les premiers échecs en grandeur réelle de l’urbanisme moderne.

Pruitt–Igoe à Saint Louis.

Le fracas de la démolition des bâtiments de Pruitt Igoe à Saint-Louis dans le Missouri au milieu des années 1970 a sonné le glas de cette innocence moderne.
Cette première faille, mais aussi les efforts pour y remédier, fussent-il structuralistes, brutalistes ou postmodernes, ont montré que la modernité architecturale n’échappe pas aux déterminismes sociaux, économiques et esthétiques. C’est la rencontre d’une technicité, d’un programme sociétal, d’un imaginaire collectif et d’une industrie qui lui a permis de se couler dans un moule qu’elle imaginait définitif ; celui d’un coffrage en béton. Si le métal et le verre ont également eu leur mot à dire dans le conditionnement de l’idiome moderne, c’est le béton, tel qu’idéalisé par Le Corbusier avec son système Dom-Ino, qui a tenu la place de système constructif de référence tout au long du XXe siècle. Dans ce récit, le béton rendait possible un urbanisme plus réactif, un habitat plus sain et des constructions plus adaptées à leur fonction.  Devenu synonyme de progrès, d’hygiène, et de stabilité statique, ce matériau en est venu à signifier la rationalité. Quant aux tentatives de penser la modernité sous d’autres formes, si l’histoire ne les a pas oubliées, l’ampleur de la domination du béton les a simplement marginalisées. Les expressionnistes et la brique, les libertaires et le gonflable, ainsi que les quelques expérimentateurs en bois ont contribué au scénario d’un monde qui aurait pu advenir mais n’a jamais quitté le registre de l’utopie ou de l’expérimentation. Face à ces variations minoritaires, le béton a érigé à perte de vue ses bâtiments rationnels et ordonnés. La ville née de la rencontre entre le consumérisme et la mécanisation était générique et immuable, supposée parfaite dans sa façon de répondre aux besoins de la famille moderne. Jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il lui manquait ce supplément d’âme qui rend la ville supportable.

Le béton et sa véritable raison d’être

Il a fallu d’autres failles, semblables à celle de Pruitt-Igoe, pour y voir clair. Sarcelles, la Grande Borne, Les Poètes à Pierrette, Le Mirail à Toulouse et les tours des quartiers nord de Marseille. La désagrégation d’un modèle de société a révélé la part de négatif qui s’était glissée discrètement dans la formule magique ; le poison caché dans le ciment. Ce que la modernité avait versé avec enthousiasme dans le coffrage de la reconstruction devait beaucoup plus à l’effort de guerre qu’à un quelconque idéal de vivre ensemble. L’effort de guerre allemand pour fortifier les côtes européennes contre le débarquement attendu, mais surtout le traumatisme de la destruction des villes dans l’effort pour vaincre les puissances de l’Axe. L’ampleur de cet événement et ses répercussions sur le cours de l’histoire ne sont pas suffisamment appréciées. Entre 1939 et 1945, des quartiers et des villes entières ont été rayés de la carte. Des villes historiques comme Varsovie et Cologne, des métropoles industrielles denses comme Tokyo, Londres et Berlin, et même des villes qui se croyaient à l’abri des bombes, comme Dresde, ont été détruites. Le caractère traumatique de cet épisode historique se révèle dans le peu de place qu’il occupe dans l’histoire de l’architecture, voire dans l’histoire tout court. La commémoration des bombardements reste vive dans quelques cas qui ont marqué les esprits, comme Hiroshima ou Rotterdam. Partout ailleurs, le souvenir des bombes a été discrètement écarté de la mémoire collective. Qui se souvient du bombardement de La Chapelle à Paris, ou du bombardement de Hambourg, qui a tué presque autant de civils que celui de Nagasaki ?

Dugway proving ground était un centre d’essais d’armes chimiques et biologiques de haute sécurité situé dans l’Utah, aux États-Unis. En 1943, des répliques de maisons allemandes et japonaises y ont été construites, puis détruites intentionnellement afin de perfectionner les méthodes de bombardement incendiaire. L’armée américaine a employé des architectes émigrés allemands comme Erich Mendelsohn pour créer des copies aussi fidèles que possible des bâtiments résidentiels des quartiers ouvriers allemands. L’objectif principal était de systématiser un phénomène qui n’avait été observé qu’occasionnellement jusqu’alors : des tempêtes de feu capables de ravager la totalité d’une grande ville.

Loin de toute revendication mémorielle, cette destruction mérite une plus grande attention. Elle a joué un rôle déterminant dans le déroulement du XXe siècle et dans l’évolution de ses formes architecturales et urbaines. La vulnérabilité des villes denses aux charpentes inflammables a été une occasion inespérée pour les idéologues du béton de mettre en avant leur modèle constructif et organisationnel. Les villes de la reconstruction n’étaient pas censées brûler ou se briser à la moindre déflagration. Le désir de créer un habitat à l’abri des bombardements incendiaires est la moins apparente des raisons qui ont lancé les camions-toupie à la conquête des villes du monde entier. D’autres facteurs ont contribué à ce que ce modèle devienne dominant : la facilité d’approvisionnement, dans certains cas, la reconversion à des fins civiles d’une industrie du béton structurée par l’effort de guerre. Sans le mur de l’Atlantique, la reconstruction aurait-elle été aussi massivement en béton ? La peur de revivre l’armageddon des tempêtes de feu qu’ont connu l’Allemagne et le Japon reste la raison la plus certaine et la moins connue du destin bétonné de la modernité.

D’une guerre à l’autre

Du système Dom-Ino de 1914 pour reconstruire la Flandre meurtrie, à l’éclatement de la trame urbaine moderniste pour éviter la propagation du feu de bâtiment en bâtiment, la modernité semble devoir autant à la destruction qu’à l’inventivité de ses pionniers. Aussi, pour comprendre quelle sera la prochaine révolution architecturale, est-il utile d’étudier attentivement la conjoncture actuelle et plus particulièrement les modalités d’effondrement de notre propre modèle dominant. Si la prédominance du béton au cours de la seconde moitié du 20e siècle est dû à l’angoisse inspirée par une tragédie refoulée, il se pourrait que le prochain changement dans l’évolution des techniques de construction soit à son tour motivé par la prévention d’une catastrophe annoncée. Pour les générations qui ont connu la Seconde Guerre mondiale, la catastrophe était la guerre mécanisée et la destruction dont elle était capable. La nôtre repose sur les perturbations du climat qui pourraient prendre des proportions telles que l’environnement qui nous est aujourd’hui favorable cesserait de l’être. L’ampleur et le type de menace sont différents, mais la façon dont elle façonne les mentalités n’est pas sans rapport. L’ éco-anxiété des jeunes du troisième millénaire ressemble au pacifisme radical des jeunes à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. À la faveur de cette analogie, on peut penser que la réponse globale de nos sociétés sera, comme dans les années 1950, l’adoption de formes d’habitat capables de nous protéger de la catastrophe. Le retour massif au bois, considéré comme matériau de construction privilégié, irait dans ce sens.  Il ne s’agirait plus d’utiliser le bois accessoirement, comme bardage ou comme attribut ornemental, mais de laisser le bois dicter les règles du jeu en imposant son propre rythme. Ce bois n’aurait plus besoin d’imiter le comportement d’autres matériaux pour prouver qu’il peut servir. Il n’aurait plus besoin d’être aussi solide ou aussi léger que le métal, ou aussi résistant au feu que le béton. Il pourrait être ce qu’il est, et redéfinir les normes, les critères et les priorités en fonction de ses propres qualités. Ce bois imposerait une approche holistique capable de penser ensemble la production, l’utilisation et la reconversion d’un matériau. Il s’agirait de construire en fonction de la quantité de matière disponible dans un territoire. L’identité constructive de chaque région découlerait de cet équilibre entre ce qui y pousse et ce que l’on peut en faire. Cette limitation, qui fait hurler les promoteurs immobiliers, serait un garde-fou contre les excès spéculatifs qui se multiplient partout dans le monde. En Chine, la spéculation immobilière a généré 100 millions d’appartements vendus mais laissés vides par leurs acheteurs. En Espagne, la quantité de bâti inoccupé produit au moment de la crise de 2008 équivaut à la superficie du canton de Vaud. Une prévalence progressive du bois local dans la construction rendrait impossible ce genre de dérives, essentiellement dues à la promesse de développement illimité inhérente au béton. Le bois rend possible un développement ajusté à la capacité de renouvellement durable de la ressource sylvestre. Si ce type de changement sociétal semble aujourd’hui hors de portée, il n’est pas impossible que, comme en 1945, la destruction fasse bouger les lignes et avec elles le champ des possibles. Plus nous nous enfonçons dans la crise climatique, plus ses conséquences poussent des pans entiers de la société à une radicalité qu’elle peut difficilement accepter aujourd’hui. Faire du bois un régulateur global du développement avant l’effondrement de notre écosystème serait un moyen de provoquer le changement avant que la catastrophe ne se produise.  Il s’agirait dans ce cas de prévenir au lieu de guérir.

L’assemblage très architectonique des structures bois

Avant le XXe siècle et les grands bouleversements de la modernité, c’est la pierre qui a incarné en Occident le “bien construit”. C’était la pierre de taille, stable et durable, qui était la parfaite métonymie de l’architecture. La modernité a réussi à substituer le béton à cette pierre idéalisée, faisant porter au nouveau matériau la promesse d’un habitat plus hygiénique et d’une ville plus en accord avec les défis de l’époque mécanique. 
Si l’architecture venait à nouveau à changer de référentiel, quelles seraient les qualités symboliques qui porteraient cette mutation ? Le bois durable et ajustable pourrait-il remplacer le béton devenu un peu trop polluant et invasif pour occuper à lui seul la fonction de matériau-archétype de l’architecture en général ?  Comment la construction en bois en viendrait-elle à signifier l’architecture dans sa globalité ?  Quelles seraient les arguments et les images archétypales de cette imbrication d’une époque et d’un matériau réinventé ? Il est fort probable que les assemblages bois/bois, longtemps relégués au rang de bizarreries japonisantes, trouveraient leur place dans cette échelle de valeurs qui donne à l’architecture ses références, ses moyens de penser et concevoir. Il est également probable que l’excellence du charpentier (ou de son avatar mécanique), capable de visualiser en négatif la forme exacte qui manque pour imbriquer deux éléments distincts, en vienne à signifier l’intelligence tectonique dans ce qu’elle peut avoir d’absolu. L’art de l’ajustement, de l’assemblage bien pensé, redeviendrait “l’art de bâtir” par excellence. L’architecture changerait alors de caractérisation.  Elle serait moins solide, générique, moulée, entière, compacte, immuable, mécanique et d’un seul tenant. Elle deviendrait plus légère, intelligente, articulée, démontable, robotique ou manuelle, mais surtout locale et ajustée. L’architecture cesserait progressivement d’être évaluée à l’aune de la superficie de ses réalisations pour se mesurer à l’intelligence de ses assemblages et à l’inventivité de ses structures. L’excellence architecturale changerait à nouveau de critères, entraînant l’époque sur la voie d’une expressivité tectonique et d’une nouvelle alliance de l’ingénierie et de l’architecture.

Principaux ouvrages mentionnés:
Architecture Non-Référentielle. Valerio Olgiati, Markus Breitschmid, Cosa mentale, 2021
Jörn Düwel, A Blessing in Disguise: War and Town Planning in Europe 1940-1945, DOW publishers
Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2012
W.G.Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Babel, 2014
Matthew Soules, Icebergs, Zombies, and the Ultra Thin: Architecture and Capitalism in the Twenty-First Century, Princeton Architectural Press, 2021

Ce texte est la préface du 3e cahier de l’IBOIS édité aux editions de l’EPFL.

L’ha­bi­tat col­lec­tif sin­gu­la­risé

Le 14 octobre, Renée Gailhoustet recevait en France le prix d’honneur pour l’ensemble de son œuvre. En avril 2013, la revue suisse Tracés lui consacrait un numéro. Récit d’un après-midi passé avec une architecte remarquable.

Accompagné de l’artiste Alejandra Riera, je suis arrivé à Ivry sous la pluie. A peine sortis du métro, nous nous sommes retrouvés au cœur de ce que nous étions venus voir : le centre d’Ivry, conçu par Renée Gailhoustet et Jean Renaudie. C’est en 1962 qu’elle se voit confier ce projet d’envergure. Devenue architecte en chef de la ville en 1969, elle s’associe à Jean Renaudie, qui vient de quitter l’Atelier de Montrouge. Formant une équipe, ils vont se pencher sur cette rénovation en s’efforçant d’y apporter des solutions inédites. Pour eux, il ne s’agit pas juste de construire des logements, mais de littéralement réinventer la forme d’une ville.Préférant la mixité d’affectations au zonage, le chemin courbe à la ligne droite, la modularité au formatage strict, le duo va produire un ensemble d’une rare complexité morphologique. La rénovation, réalisée en plusieurs tranches et selon des techniques différentes (poteaux dalles, banches), demeure un des exemples les plus réussis d’urbanisme expérimental des années 1970. Renée Gailhoustet habite l’un des logements atypiques qu’elle a conçu. C’est ici que nous l’avons rencontrée. Au quatrième étage d’un des bâtiments du Liégat, elle occupe un grand appartement disposant d’une terrasse entièrement végétalisée, avec plus de 30 cm de terre sur toute sa superficie. De sa cuisine, elle voit pousser des arbres. Il ne s’agit pas là d’un privilège octroyé à la conceptrice de l’ensemble, mais de la norme pour cette cité aux formes irrégulières : tous les appartements disposent de terrasses végétalisées plus ou moins grandes. Par cette rencontre, nous avons voulu comprendre comment un travail sur la forme parvient à mettre l’habitant au cœur d’un projet urbain. Nous avons aussi souhaité mesurer l’écart qui nous sépare de cette époque où l’expérimentation formelle n’était pas l’apanage de quelques stars, où l’on pouvait débuter sa carrière avec un chantier de 5000 logements, où l’esprit d’innovation et de progrès primait sur les impératifs du marché immobilier. L’architecte avait alors pour mission d’aménager la matrice dans laquelle la société allait prendre forme. Rien de moins que cela.Refaire la société que la reconstruction d’après-guerre venait de détruire.

Agencements variables des appartements au Liégat, à Ivry sur Seine. (Doc. Renée Gailhoustet)

Jean Renaudie et Renée Gailhoustet font partie de ceux qui ont pressenti très tôt la défaillance des grands ensembles conventionnels. Ils regrettent que le vaste projet de reconstruction des villes européennes, dans la seconde moitié du 20e siècle, se fasse de manière si peu inspirée. La Charte d’Athènes, relue par les aménageurs de l’époque, a de quoi décevoir : un seul modèle de ville, de Glasgow à Naples et de Nantes à Varsovie. Les deux architectes veulent en finir avec les cités rectilignes, sans âme. Celles des barres tristes, des tours sans envol, des zones d’activités dépeuplées, des voies de desserte peu empruntées. Ils ont des idées et les municipalités communistes de la Ceinture rouge vont leur donner les moyens de les mettre en œuvre. A la doctrine fonctionnaliste et hygiéniste qui prévaut dans les années 1950 et 1960, ils opposent l’innovation architecturale : celle qui paramètre l’espace bâti sur une demande spécifique. Ils veulent produire des ensembles appropriables, qui restent compétitifs sur un plan financier. Comme il s’agit d’ensembles locatifs sociaux, l’enveloppe budgétaire est limitée. Perdus pour mieux se retrouver.Arrivés au pied de son immeuble, nous ne trouvons pas immédiatement l’entrée. Les bâtiments, le long du chemin courbe qui mène chez elle, forment un ensemble. Tout est relié. Alors on cherche, en se disant qu’un quartier dans lequel on ne pourrait pas se perdre ne serait pas un quartier. Haussmann a ravagé Paris pour nous épargner l’expérience de ruelles étroites comme celle-là. Au quatrième étage, nous entrons dans un vestibule avec un bureau et un petit jardin. Nous empruntons un escalier en colimaçon pour nous retrouver dans un grand espace polygonal avec de larges ouvertures donnant sur le jardin. La pièce respire cette justesse qui qualifie les maisons conçues pour leur propre usage, par ceux qui savent comment les construire. C’est une maison d’architecte, avec un réel soin apporté aux détails ; et pourtant, nous sommes dans un ensemble de logements sociaux. Chaque appartement est différent mais dispose des mêmes éléments, agencés différemment. Autour d’une table, Renée Gailhoustet nous raconte ses débuts. Elle mentionne ceux qui lui ont fait confiance, ceux sans qui le projet n’aurait pas pu s’aboutir. Elle nous raconte le principe qui détermine les circulations dans la cité. Sa quête d’un aménagement qui prend tout son sens par l’usage qui en est fait.

Tour Raspail, vue d’intérieur ( doc. Renée Gailhoustet)

Renée Gailhoustet : « Le Liégat est un bâtiment mais aussi une circulation. Les allées qui desservent les immeubles sont devenues des axes de circulation très empruntés. Dès que le passage a été inauguré, il a été tout de suite emprunté. Il permettait de rejoindre le centre d’Ivry sans rencontrer de voitures. Dans ces conditions, on peut laisser un enfant aller seul à l’école. » Elle en vient rapidement à ce qui n’a pas été fait.
Renée Gailhoustet : « Renaudie avait dessiné des passages en hauteur dans Jeanne-Hachette et on souhaitait les prolonger jusqu’au Liégat. La Ville a fait marche arrière. Elle redoutait les doubles circulations. Alors tout s’est retrouvé au sol. Les municipalités aiment bien contrôler. Il est rare qu’elles acceptent que les gens fassent leur chemin dans la ville et c’est dommage. Les possibilités sont toujours là, il suffit de rétablir ce qui a été fait au départ. Malheureusement les projets de la Ville ne vont pas dans ce sens. Ils prévoient de faire de toutes les circulations publiques des circulations privées. » Pour les architectes de sa génération qui tentent alors de réinventer la ville, les circulations se révèlent être un facteur déterminant. Au lieu de la rationalisation stricte des déplacements (aller d’un point A à un point B par le chemin le plus court et avec le moins de croisements possibles), ils proposent la mise en exergue des cheminements, avec des jeux de passerelles, des allées qui serpentent, se croisent et favorisent les rencontres. Au diktat de l’efficacité absolue, ils préfèrent l’orchestration des circulations. L’objectif est que la rue puisse être à nouveau habitée. Cette complexité, censée favoriser l’animation1, est peu appréciée par les aménageurs actuels pour qui « surveillance » est le maître-mot. Aujourd’hui, la flânerie, le superflu n’ont plus leur place dans l’espace public. Tout ce qui n’est pas strictement fonctionnel doit être privé.Renée Gailhoustet aborde ensuite le principe géométrique qui leur a permis de varier la typologie des logements.

Ensemble Jeanne Hachette.

Renée Gailhoustet : « Voici la trame : un hexagone de 3,5 m de large. Sur chaque côté de l’hexagone, il y a un rectangle de sept mètres ; entre ces rectangles, il y a un triangle équilatéral qui fait sept mètres cinquante de côté.Ce qu’il y a d’intéressant avec cette trame, c’est qu’elle répond au souhait qui était le nôtre : faire des bâtiments ronds, mais sans avoir à juxtaposer des ronds les uns à côté des autres. Les hexagones se pénètrent sur 1/3. Ce système donne une très grande liberté d’utilisation de l’espace. Un des côtés de l’hexagone doit rester vide pour apporter de la lumière. On peut aussi décaler le côté creux, au fur et à mesure que l’on monte. C’est grâce à la partie restée vide que nous parvenons à varier les formes. Quand vous expérimentez avec cette trame de base, vous avez des possibilités infinies. La division des logements paraît aléatoire, alors qu’elle suit parfaitement la base volumétrique créée au départ. La variation des logements n’est pas superficielle. Ce n’est pas l’affaire d’une fenêtre qui est là et une autre ailleurs. A chaque fois, c’est toute la configuration du logement qui change. Même l’emplacement des sanitaires varie. Ils se positionnent autour des gaines, mais, d’étage en étage, leur disposition diffère. Ce principe vous donne une grande liberté dans l’organisation du bâtiment. » Elle continue en mentionnant les conditions de travail, au sein d’une équipe allant de quatre à huit collaborateurs.
Renée Gailhoustet : « Quand on est plusieurs à travailler ensemble, on ne copie pas ce qu’a fait le voisin. Nous étions cinq ou six et chacun faisait une recherche personnelle sur la partie sur laquelle on travaillait. C’était assez stimulant de voir comment chacun interprétait la situation.Quand j’ai fait Marat, le bâtiment au-dessus du métro, je me suis dit : on repart sur des banches, puisque les entreprises adorent les banches, mais on se donne la même liberté que dans un système poteaux / dalle où l’espace est libre. Ainsi, on peut trafiquer les banches, les percer, mais c’est beaucoup moins souple qu’un bâtiment comme celui-là. » Elle évoque la modularité chez Le Corbusier et son souhait de dépasser le formatage pour privilégier un déploiement libre des volumes à l’intérieur d’un système poteaux / dalle.

Le Liégat en construction, à Ivry-sur-Seine (1971-1982)

Renée Gailhoustet : « Nous étions nourris par Corbu. Notre grande référence, c’était la Cité radieuse ; mais on s’aperçoit que même quand il utilise un système poteaux / dalle, il refait la même chose. Il refait des boîtes régulières. Il n’exploite pas entièrement le potentiel du système. Je ne dis pas que j’ai corrigé Corbu, mais quand on a exploré d’autres pistes, on s’est vite rendu compte que c’était facile de s’abstraire des modèles canoniques. On a dépassé le coté répétitif des structures orthogonales. » Pourtant, d’un point de vue constructif, le système Renaudie-Gailhoustet exploite tous les avantages de la standardisation des chantiers. Les bâtiments se construisent dans les temps et sans dépassement budgétaire. A l’intérieur des appartements, les fenêtres sont disposées de façon spécifique, tenant compte à chaque fois des orientations et des vis-à-vis qui, compte tenu de l’interpénétration des bâtiments, sont nombreux. Pour chaque logement, tout est repensé. C’est faire du « sur mesure » avec des solutions standards.
Nous quittons l’appartement trois heures plus tard, persuadés qu’il est possible de construire du logement social intelligemment. Il pleut toujours, mais cela ne nous empêche pas de nous aventurer sur les chemins de la cité. Nous traversons l’avenue Georges Gosnat pour monter par un escalier au premier niveau. Nous arrivons sur une terrasse végétalisée ouverte au public. Un autre escalier, plus étroit, nous mène encore plus haut. On y trouve toujours des arbres, des bureaux, des portes d’entrée. Encore un escalier et nous voici au troisième palier. Le sol est toujours en terre, et nous sommes toujours dans un espace public. Certains logements ont des jardins qui donnent sur les axes piétons, mais l’espace n’est pas privé. Nous progressons dans un bâtiment qui est aussi un écosystème paysager, inépuisable car indéchiffrable. Il faut y passer du temps pour comprendre le raisonnement qui anime l’architecture. Les racines cherchent leur place dans la couche de terre généreuse mais forcément limitée. La pluie s’arrête, nous redescendons vers la rue les chaussures pleines de boue, déboussolés, avec la vague impression d’avoir été à la campagne, sans pour autant avoir quitté la ville. Nous venons de quitter un ensemble conçu par Renée Gailhoustet et Jean Renaudie.

Design & crime

La première modernité, qu’on parle d’architecture ou de design, s’est construite sur le même présupposé : celui de la nature fondamentalement aliénante de l’ornement. Au-delà du cliché lossien dénonçant la nature criminelle de l’ornement, l’effort visant à débarrasser les bâtiments et le mobilier de leurs attributs ornementaux est considéré, du moins dans la première moitié du XXe siècle, comme un acte émancipateur ; une libération du superflu qui replace la fonction au centre du bâti et de ses attributs. Que s’est-il donc passé entre-temps pour que, à la fin des années 1960, Elio Petri puisse représenter le design et l’architecture modernes comme la forme extrême et totalisante de l’aliénation culturelle, sociale et politique ? Probablement, l’émergence d’une modernité de masse, consumériste, écrasante et uniforme.

Dans La Dixième Victime, le décor du monde dystopique imaginé par Petri n’est pas très différent de celui réel et fantasmé d’une métropole moderniste globalisé. Cette matière qui traverse indistinctement Rome et New York est faite de parois vitrées, de mobilier de créateurs et de peintures géométriques. Ce qui le distingue, c’est le jeu et surtout ses règles. Les gens s’adonnent à d’étranges duels médiatiques. Cocktails à la main, évoluant dans des intérieurs modernistes léchés, ils se demandent s’ils seront victime ou bourreau lors du prochain tirage au sort du grand ordinateur, qui est forcément basé à Genève.

Marcello Mastroianni, teint d’un blond qui le rend méconnaissable, affronte la divine Ursula Andress dans un combat à l’issue incertaine. Allégorie de la tractation conjugale, le scénario place cet infernal rapport de force dans un décor moderniste. Les personnages étouffent dans des vêtements guindés, des chaises inconfortables, des intérieurs aseptisés. La prison archétype de la seconde moitié du XXe siècle est une villa dont les baies vitrées donnent sur une pelouse bien taillée.
Le point culminant de cette représentation funeste de la modernité est atteint lorsque Marcello se rend avec Ursula dans la villa de son ex-femme pour récupérer de l’argent qui y serait entreposé. L’intérieur, propice à une scène d’amour à la James Bond, dégénère en parodie lorsqu’est révélée l’existence d’une pièce secrète où sont cachées des personnes âgées, de moins en moins tolérées dans ce monde parfaitement cruel.
Le malaise est décuplé par les sculptures qui entourent la maison. Les moulages d’hommes et de femmes accomplissant des actes quotidiens sont des références à peine dissimulées aux corps calcifiés de Pompéi, ou à leur variante moderne, les mannequins des essais nucléaires dans le Nevada. Ce décor complète le verdict de Petri sur la nature mortifère du design moderne. Le monde épuré qui l’entoure est un décor post-apocalyptique. Il est mort-né.

Séance dans le cadre du cycle écrans urbains organisé par arc en rêve, jeudi 8 décembre 2022 à 20:00, au cinéma Utopia à Bordeaux

Le faux procès fait à la Documenta 15

Cette année, il n’y avait donc pas vraiment de “stars” à Cassel. Pas d’artistes entrepreneurs en attente des effets bénéfiques de leur participation sur leur cote. Ruangrupa, le collectif indonésien qui en assurait le commissariat a sciemment boycotté le système de cooptation en vase clos qui fait qu’on se rend à la Documenta pour mieux se vendre à la foire de Bâle ou de Miami. Dans le plus pur esprit situationniste, l’art est redevenu, le temps d’une Documenta, une activité collective, parfois alimentaire et lucrative, mais jamais spéculative. La manifestation est aussi très politique, ouvertement engagée dans certains des grands chantiers de notre époque, l’égalité des genres, l’éveil anticolonial, l’écologie politique ; une constellation de tout ce que notre monde, déchiré entre pandémie et guerre, peut encore produire d’intelligent et de critique sur le front de l’art. Si la Documenta 15 s’inscrit parfaitement dans la démarche politique et documentaire initiée par Catherine David en 1997, elle en constitue ainsi une forme d’intensification. Plus radicale, moins consensuelle, elle apporte une véritable réponse à ce qui apparaît de plus en plus comme la principale menace pour le monde de l’art contemporain : sa dévitalisation. La Documenta 15 replace l’art là où la modernité l’avait imaginé : au cœur des processus d’émancipation sociale. Un tel projet, qui témoigne d’une indifférence assumée à l’art institutionnel et commercial, pouvait difficilement ne pas faire l’objet d’amertume de la part de ceux qui s’en sentent exclus.

Taring Padi à Cassel en 2022.

L’intégralité de l’article est disponible gratuitement sur le site d’artpress.

Guy Gilles, le réalisateur oublié de la nouvelle vague

L’amour à la mer est le premier long métrage de Guy Gilles, dont le tournage a commencé alors que le jeune cinéaste, arrivé d’Alger cinq ans plus tôt, est à peine âgé d’une vingtaine d’années. Dans le film, Daniel rentre lui aussi d’Alger, en marin désœuvré. Il retrouve Geneviève qu’il a rencontrée à Deauville. Elle vit à Paris et travaille comme secrétaire dactylo. Lui est affecté au port militaire de Brest. Guy Gilles construit attentivement l’intrigue de son film sur l’écart géographique séparant ses deux protagonistes qui se rejoignent à la fin de l’été à Paris, le temps d’une permission, et se perdent dans l’hiver. Ce scénario, qui lui permet d’étoffer la complexité des personnages, se répercute aussi dans sa manière de représenter deux villes, Paris et Brest.

Le film témoigne d’une sensibilité photographique, manifestée dans de nombreuses séquences illustrant la matière urbaine des deux villes, lumière, rythmes, textures, enseignes et devantures. Cet attrait du réel est à la fois une forme de naïveté et d’honnêteté. Rares sont les films de cette époque à parler aussi ouvertement de la guerre d’Algérie, et encore plus rares à montrer les conséquences des bombardements de la Seconde Guerre mondiale sur les villes françaises. Au-delà de cette disposition documentaire, c’est la narration épistolaire croisée qui est au cœur de la double représentation urbaine de L’amour à la mer.

Guy Gilles semble nous dire, qu’on ne peut saisir une ville qu’à partir d’une autre ville. Ainsi, sa capacité à documenter le cadre urbain est augmentée par cette disposition à évoquer la ville comme la nécessaire hantise d’un ailleurs. L’interaction entre ces deux registres permet au film d’atteindre une intensité évocatrice inhabituelle pour un film de fiction. Paris n’est jamais plus vrai que dans l’imagination de celui qui y songe depuis le port lointain, qui a son tour n’existe nulle part de manière plus juste que dans le désir de celle qui y projette l’être aimé.

Cette tension transforme le désir des amants en désir de ville. Se met en place une véritable topographie affective, travaillant aussi bien sur le détail à portée de main que sur ce qui échappe. Le cinéma de Guy Gilles empruntera à plusieurs reprises cette manière croisée de dépeindre et d’évoquer les lieux. La redécouverte de ce réalisateur important et méconnu de la Nouvelle Vague, est aussi une occasion de replonger dans un cinéma capable d’agir simultanément sur ces deux registres : celui de l’image et celui de l’imaginaire. D’un côté, la partie visible d’une ville, de l’autre, la partie invisible, faite des aspirations et des attentes qu’elle génère. Après deux siècles d’urbanisation, nous savons désormais à quel point l’attrait des villes doit autant à l’une qu’à l’autre, à l’image qu’au fantasme.

L’amour à la mer sera projeté le 4 octobre à Bordeaux, au cinéma l’utopia dans le cadre du cycle Ecrans Urbains organisé par le centre d’architecture arc en rêve.
Par ailleurs, un colloque sur Guy Gilles aura lieu les 27 et 28 octobre à l’Université de Paris 8, à Saint-Denis.

Cœur de verre – Le CIAV à Meisenthal, par FREAKS et SO-IL

Meisenthal en Moselle n’est pas une excursion d’un jour. Ce n’est pas une de ces destinations qui reposent sur un accès facile, par le rail ou l’autoroute, pour des citadins hyper-mobiles consommateurs d’expériences. C’est un lieu à l’écart des grands axes touristiques urbains, perdu dans la forêt, autant que cela se peut au 21e siècle, au cœur du parc naturel régional des Vosges du Nord, à 52 km au nord-ouest de Strasbourg. Les efforts de marketing territorial pour promouvoir la tradition verrière presque millénaire des vallées environnantes, avec un label accrocheur « Les chemins du feu”, n’y changent pas grand-chose. Meisenthal est une belle endormie, réveillée seulement par quelques rockeurs les soirs de concert, et quelques autres amateurs de boules de Noël qui y affluent lors des fêtes de fin d’année. Drôle de mélange diront certains, que celui de la fragilité d’une boule de Noël combinée aux solos stridents d’un concert de métal. Ce sont pourtant les principaux ingrédients qui font l’identité de ce village de 700 âmes aux belles maisons lorraines, qui fut autrefois un haut lieu de la fabrication verrière. Meisenthal vient de voir l’usine qui occupe son centre être radicalement transformée. Depuis la construction de la Grande Halle en 1920, le village n’a sans doute jamais connu un chantier aussi important que celui qui a permis le réaménagement des accès et des espaces communs du site verrier. Le projet d’aménagement a concrétisé de manière très organique la centralité de l’usine dans la topographie du village.

Les anciennes usines désaffectées renferment souvent des légendes, qui viennent hanter les lieux longtemps après leur reconversion.  Les histoires de formules secrètes oubliées, comme celle racontée par Werner Herzog dans son film Cœur de verre, sont une façon d’évoquer le destin commun de ceux qui détiennent des secrets de fabrication. La quête filmique des verriers de Werner Herzog pour retrouver la formule après à la mort de leur maître n’est pas très éloignée de la réalité de ce qu’on dû vivre les verriers de Meisenthal à la fin du 19e siècle, au moment de la défaite française et de l’annexion de la Moselle par l’Allemagne. C’est à Meisenthal que les frères Gallé, Emile et Charles, ont développé les techniques de coloration et de décoration dans la masse. L’incorporation de divers oxydes métalliques leur permit de  composer de véritables paysages dans la masse du verre.  A cela s’ajoute l’émaillage et  la gravure qui contribuent à rendre leurs créations uniques en leur genre. Les frères Gallé incarnent encore aujourd’hui ce moment où l’artisanat surpasse l’art.  Gallé et ses contremaîtres deviennent ainsi les détenteurs d’un précieux savoir-faire. Le secret de fabrication devenu lien entre le créateur et ses artisans explique en partie le choix des Gallé de maintenir la production à Meisenthal après son annexion par l’Allemagne. Ce bouleversement  coïncide avec le perfectionnement des techniques de coloration et d’émaillage ainsi que la renommée croissante des créations des frères Gallé. L’insistance à maintenir  la production dans la commune annexée et le travail exceptionnel  qu’ils y mènent ont probablement marqué à jamais le site, lui insufflant un gène qui perdure aujourd’hui et en fait un haut lieu de la création verrière contemporaine. Tous les fantômes ne sont pas maudits et toutes les mésaventures ne sont pas forcément des désastres. Pour la verrerie de Meisenthal, la défaite et la perte de la Moselle ont forgé un esprit de résilience autour de la création qui va au-delà des questions d’appartenance nationale. La patrie des verriers de Meisenthal, était leur atelier perdu au fond des forêts  du pays de Bitche. 

©CloudyProd

A l’image de ce détail de l’histoire régionale, que l’on peut attribuer à la spécificité territoriale, la reconversion des sites industriels en sites culturels ne se fait pas partout selon des règles établies. Chaque site reconverti  l’est selon des modalités qui sont propres à son histoire, son ancrage économique et social.  Une usine, c’est tout à la fois un édifice et la communauté constituée autour d’une chaîne de production. Parfois, ce sont les locaux qui sont réaffectés, plus rarement, c’est un collectif d’hommes et de femmes qui décide de prendre part à un nouveau projet culturel.À Meisenthal, c’est ce second scénario, beaucoup plus rare, qui semble s’être produit.  La séquence habituelle de fermeture, d’abandon et d’occupation sauvage par un collectif créatif présente ici une variante qui lie inexorablement le nouvel usage à l’ancien. On y souffle encore du verre et on y produit des objets d’un artisanat réputé. Si l’ancien site verrier de Meisenthal n’a pas échappé au déclin et à la cessation d’activité à la fin des années 1960, le projet qui réinvestit les lieux est dans l’esprit de ce qui y était produit. Entre 1969, date de l’arrêt officiel de la production, et les années 1970, qui marquent le début d’un destin hybride entre création musicale et verrerie, la rupture est finalement brève et permet d’envisager un continuum. L’affectation actuelle présente l’intérêt d’une imbrication beaucoup plus organique entre la période industrielle et le nouveau destin culturel. Ce passage harmonieux d’un état à l’autre et surtout le maintien de la partie la plus prestigieuse de l’ancienne activité serait au cœur de l’identité de ce lieu atypique.Cette impression d’un continuum entre la période industrielle et celle actuelle  est d’autant plus prégnant que la renaissance de l’activité verrière s’est faite en sollicitant les ouvriers de l’ancienne verrerie. Aujourd’hui, l’écosystème de la verrerie et de la scène musicale fait converger diverses entités tirées des différentes étapes de l’histoire du site. Elles vont du lieu de concert sauvage à l’atelier de création verrier en passant par l’espace d’exposition et le musée. Un visiteur peu attentif aux efforts pour faire renaître le lieu de production désaffecté n’y verrait que du feu. Un foyer incessant qui brûle depuis des siècles et continue à insuffler des formes dans de la pâte de verre. Le fait est qu’à Meisenthal, le nouveau destin culturel n’est pas en contradiction avec l’ancien destin industriel. C’est peut être l’idée fondamentale qui instruit la proposition d’aménagement par SO-IL et Freaks. Celle d’un continuum temporel qui vient à se traduire dans un continuum spatial et qui réunit de façon organique les parties et les fonctions distinctes du site.

Plan de référence

L’idée d’un continuum s’applique également à l’histoire architecturale du site verrier. Loin du scénario habituel d’un avant et d’un après. le site semble pris dans une série de transformations qui s’échelonnent dans le temps, et qui relient inlassablement la période industrielle au présent.  La Grande Halle verrière, construite en 1920 et restaurée en 2004, avait déjà bénéficié de l’attention qui lui permettait d’envisager sereinement son avenir en tant que salle multifonctionnelle. Les deux bâtiments plus anciens qui abritent les ateliers du CIAV et le musée, font eux aussi partie à la fois du passé et de l’avenir du lieu. Ils ont été restaurés sans grandes altérations volumétriques. Reste enfin l’ancien atelier de gravure à l’acide, qui a subi la plus importante transformation. Les anciens murs de brique ont été conservés et recouverts d’une dalle en béton incurvée qui leur sert de toit. Ce toit se prolonge au-delà des limites du bâti pour  devenir  la place centrale du site.  Un  disque incurvé qui évoque sans pastiche l’art de courber la matière minérale, inhérent à la fabrique artisanale du verre. Ce plan se soulève autant qu’il le faut pour recouvrir l’espace de vente, sans pour autant fermer le site sur lui-même. Il redescend au niveau du sol créant aussi les conditions pour l’ouverture effective, visuelle et circulatoire, de la place.

Un sol qui devient toit pour redevenir sol et qui sert de plan de référence au projet et aux nouveaux usages du site. L’accessibilité de certaines parties en forte pente renforce l’illusion d’un espace de jeu conçu pour expérimenter une spatialité courbe.Elle prend tout son sens une fois que l’on réalise qu’elle sert de plan unificateur aux différentes composantes du projet.  Ce plan matérialise la centralité de la place, et sa mutation au fil des saisons et des événements festifs, de l’ancienne cour d’usine qu’elle fut au centre effectif de la vie collective du village qu’elle est aujourd’hui.  Fonctionnant comme un principe unificateur, ce plan circulaire engage les administrateurs du site à le laisser fonctionner comme un espace public, indépendamment de la programmation des institutions. En tout cas, c’est ce que dit son architecture, et tout autre aménagement qui en restreindrait l’accès viendrait contredire le concept qui dicte sa forme.L’intervention des architectes ne se limite pas à ce cercle unitaire en béton qui fait consister une place. Si elle prend soin de s’inscrire dans l’existant, leur intervention s’avère capable de révéler  des qualités intrinsèques des bâtiments. Il en va ainsi des combles du musée, dont la charpente en carène a été mise en valeur par un travail de restauration et par l’adjonction d’ouverture qui s’inscrivent dans la géométrie de la charpente.  L’entrée du musée se fait par la cave voûtée, qui abrite le tout premier four du site verrier. 

Le visiteur accède aux combles puis poursuit la visite en descendant d’un niveau. Le restauration combine la mise en valeur des caractéristiques  architecturales de la structure, avec une rationalisation des circulations. L’objectif final est que le musée puisse fonctionner en harmonie avec les ateliers. Cette imbrication est matérialisée par une nouvelle passerelle qui permet de poursuivre la visite du musée dans les espaces de production. Contrairement au musée, qui a fait l’objet d’une nouvelle proposition muséographique, les ateliers ont conservé les caractéristiques d’un lieu de production.  Aucun lissage ne vient effacer la réalité de ce lieu d’apprentissage et de création. Si un nouveau bâtiment à été ajouté pour augmenter les espaces dédiés aux équipes de verriers,  il a lui aussi tendance à s’effacer en dupliquant la volumétrie du local abritant l’ancien générateur. L’ajout crée un binôme équilibré là où préexistaient deux corps de bâtiment de taille différente. L’effet obtenu n’est pas sans rappeler la dédoublement d’une halle à l’origine du FRAC de Calais, par Lacaton et Vassal  en 2013.Ce mode de transformation, à la fois résolu et attentif à l’existant se poursuit dans la grande halle, qui avait déjà fait l’objet d’une restauration pour pouvoir accueillir des concerts. Ici, comme au musée, l’entrée se fait par le niveau de la place, qui est l’ancien sous-sol du bâtiment.  La cour circulaire en pente met au même niveau l’entrée du musée et celui de la halle.  De ce foyer d’accueil enfoui, les spectateurs montent vers les espaces de concert.  

La scène  ouvre sur deux espaces, asymétriques et qui se font face. Une black box avec des sièges télescopiques pouvant accueillir entre 300 et 700 personnes et la grande halle dont la jauge d’accueil culmine à 3000 spectateurs. Cette disposition offre un équipement modulable,  avec une capacité combinatoire démultipliée par le fait que la scène peut être entièrement démontée. Asseoir 2000 personnes dans la grande halle, ou supprimer complètement la scène sont des options qui font de cet équipement un outils d’une grande adaptabilité. La aussi, l’accent a été mis sur l’optimisation d’une utilisation déjà existante et qui réussit au fil des ans à transformer cette commune éloignée des centres urbains en pôle culturel régional. On vient à Meisenthal en voiture, et le trajet fait partie de l’expérience musicale ou scénique recherchée. 

La matérialisation de l’usage du site

L’addition des différentes interventions permet de dégager une ligne directrice sur l’acte de construire dans un environnement bâti. Il s’agit de préserver tout ce qui peut l’être, tout en permettant les changements nécessaires, aussi radicaux soient-ils, pour améliorer le fonctionnement des lieux. À cette reconversion fonctionnelle s’ajoute la volonté de créer un esprit unitaire, matérialisé par la dalle ondulée de la cour centrale. Si le cercle en béton rompt avec le principe d’une intervention minimale, il n’est pas un ajout formel gratuit puisqu’il matérialise les caractéristiques circulatoires et le caractère public de cet espace. Les architectes de SO-IL et Freaks ont alterné entre le maintien de l’espace tel qu’il est et sa réorganisation radicale, tout en prenant soin de conserver les spécificités spatiales et volumétriques qui forgent l’identité du lieu. Quelqu’un qui aurait connu ces espaces dans ses configurations antérieures, qu’il s’agisse de celle industrielle de l’époque de l’usine ou de la friche culturelle des premiers concerts, retrouve l’essentiel de ce qui qui a prévalu par le passé. En cela l’aménagement peut légitimement revendiquer  le statut de synthèse des états antérieurs du site.  La proposition formelle pour la cour centrale unifie sans les dominer les différentes typologies qui composent l’ensemble. L’intervention démontre sans ostentation la capacité du design d’espace à générer des usages. En figeant dans une forme géométrique l’espace informel qui s’est progressivement révélé lors des événements festifs, elle mise sur une intensification des qualités publiques, récréatives et circulatoires de ce vide central.

Le site verrier était déjà articulé autour d’un vide informel et modulable. L’intervention le transforme en une place, avec des usages qualifiés. S’asseoir, circuler, contempler. Un peu à la manière d’une aire de jeux qui fige l’usage qu’en font les enfants, la cour intérieure fonctionne comme un espace qualifié.
Elle n’est pas sans rappeler les expériences modernistes américaines des aires de jeux de Noguchi, ou les conceptions spatiales d’un autre concepteur américain d’aires de jeux, Richard Dattner. Loin de toute comparaison formelle, c’est le principe d’une structuration déterminée de l’utilisation de l’espace qui est ici suggéré.

Cet article tiré de l’ouvrage publié aux éditions archibooks ( ISBN: 978-2-35733-613-1), a aussi été publié dans le numéro 115 de la revue Archistorm. Les images (sauf mention spécifique) sont d’Iwan Baan, fournies par les architectes.

La Belgique à l’heure de la re­con­ver­sion gé­né­ra­li­sée

Espazium, l’espace numérique pour la culture du bâti, consacre un dossier à des projets de reconversion en Wallonie et à Bruxelles. Un panorama qui souligne l’évolution des mentalités en faveur de la reconversion du bâti existant, dans un contexte de durcissement de la législation pour les nouvelles constructions.

Rem Koolhaas, en visionnaire, l’avait pressenti il y a vingt ans, lors de son intervention sur l’Ermitage. Bientôt, la majorité des projets architecturaux consistera à intervenir dans l’existant. Clap de fin pour les terres artificialisées, les zone d’activité sans avenir, les nouveaux quartiers vacants sur des terres arables, les quartiers d’affaires inoccupés au milieu de nulle part, les musées dans le désert que personne ne visite.
En Wallonie, le potentiel de reconversion du patrimoine bâti, récent et ancien, semble illimité. Son principal défaut: ses quartiers appauvris par la désindustrialisation, s’est transformé en avantage stratégique. Aux belles usines de briques du 19e siècle s’ajoutent des centres administratifs désaffectés, des universités délocalisées, des tours de bureaux amiantées, des immeubles locatifs à rénover et des logements sociaux standard à assainir. Les mutations de l’administration et de la logistique génèrent aussi leur lot de friches à reconvertir, plutôt qu’à raser pour reconstruire. Cette accumulation de lieux potentiels à réhabiliter fait de la ville belge un extraordinaire laboratoire d’expérimentation autour de la reconversion.
Ces chantiers représentent chacun une catégorie en soi, tant la spécificité d’un bâtiment en cours de transformation est un facteur déterminant dans le type de travaux qui doivent y être menés. Il n’y a pas de “réhabilitation type”, et les solutions standard sont rarement appliquées sans les variables d’ajustement qui les rendent compatibles avec une réalité et un budget donnés. Si la modernité a été une fuite en avant dans la standardisation, l’ère de la reconversion est une montée en puissance du “spécifique” et du “sur mesure”.
Contrairement à leurs voisines flamandes, qui ont déjà entamé cette transformation, les grandes agglomérations wallonnes issues de l’industrie du charbon semblent être au début de ce processus pour certaines, et au milieu pour d’autres. Liège a pris de l’avance sur Charleroi, aidée par l’impact de la ligne ferroviaire à grande vitesse qui la dessert depuis 2006.
L’enjeu de cette transformation globale est à la fois patrimonial et sociétal, puisqu’il coïncide avec une nouvelle étape dans l’affirmation des identités culturelles par les nouveaux migrants ou descendants d’immigrés qui, contrairement à leurs parents, ne considèrent pas l’intégration comme incompatible avec le maintien d’une identité communautaire.

Une reconversion – densification à Molenbeek, par Notan office.

Plus simplement, la renaissance des villes marquées depuis des décennies par le déclin de l’activité industrielle doit beaucoup à l’heureuse mixité et à la dynamique d’une immigration décomplexée qui revendique un droit à la ville. Loin des crispations françaises sur la visibilité des femmes voilées, les anciens centres industriels de Wallonie semblent bénéficier de cette dynamique, ouvrant la voie à une nouvelle idée du développement inclusif. Tous ces éléments constituent un tableau plutôt encourageant d’une société qui a trouvé un nouvel élan dans ce qui avait été identifié comme la cause de son déclin. Le quartier bruxellois redouté de Molenbeck présente un visage multiculturel, où l’islam, l’écologie et le développement communautaire se côtoient sans se concurrencer.
Le bâti de qualité abondant à reconvertir dans les villes wallonnes s’avère être une précieuse ressource pour les nouvelles générations d’architectes qui transforment le pays. La proximité avec les institutions européennes et leurs financements pour des projets sociaux, solidaires ou environnementaux, facilitent l’émergence d’un entrepreneuriat immobilier associatif, caritatif ou simplement privé, mais capable d’intervenir de manière décisive sur l’existant.
Pour toutes ces raisons, la Wallonie se présente comme un modèle à suivre en matière de reconversion sociale et environnementale.
Cette culture de la reconversion généralisée ne se contente plus d’être emblématique et exceptionnelle, goutte d’eau dans un paysage immobilier dominé par le «tabula rasa», mais cherche à qualifier l’environnement bâti dans son ensemble, à une époque où les reconversions et autres interventions sur l’existant représentent quantitativement autant, voire plus que les projets neufs.

Passé et présent unis à Molenbeek, par Notan office

Métissages heureux à Zinneke, par Ouest architecture

Le dé­cor de Lo­ver­val, par Label architecture

S’épanouir à la verticale: la crèche de la rue Gray, par l’Atelier De Visscher & Vincentelli et Manger Nielsen Architects

La chaufferie du design de Charleroi, par Baumans-Deffet

Standing ovation pour un demi-dieu

Top Gun avec Tom Cruise, je connais. Je l’ai déjà vu dans un cinéma en plein air, dans une banlieue balnéaire de la région d’Athènes, l’été de mes 13 ans. Il faut dire que le film nous avait fait tourner la tête. On en a parlé pendant tout un été. Le jeune pacifiste que j’étais, qui manifestait les dimanches pour le départ de la base américaine d’Hellinikon, n’avait pas pu résister à l’attrait de ce blockbuster et surtout de son thème musical, dynamique, emballant, qui allait droit au cœur. Danger zone de Kenny Loggins.

Plus tard, j’ai compris que Top Gun participait de l’assaut final du camp néolibéral sur le monde soviétique. Une fable individualiste mixant kérosène et testostérone, lancée comme un affront à l’éthique collectiviste qui allait bientôt pousser des dizaines de millions de citoyens du bloc de l’Est à prendre d’assaut le mur réel et imaginaire qui les séparait du bonheur à l’occidentale.
Ce que j’ignorais en cet été 86, c’est à quel point Pete Mitchell, le héros incarné par Tom Cruise, était le descendant légitime d’une lignée de surhommes d’une espèce très particulière : les aviateurs américains. Il fallait être un peu surhomme, un peu dieu sur terre pour semer la mort comme ils l’avaient fait et bénéficier encore d’un crédit de sympathie même parmi les descendants de leurs victimes. Il fallait être un surhomme pour se promener fièrement dans les bordels de Yokosuka en compagnie de jeunes filles poussées à la prostitution par les ravages de la guerre aérienne.

Ce sont des aviateurs comme Pete Mitchell qui ont largué les bombes atomiques sur Nagasaki et Hiroshima, des exécutants fiables et déterminés, à peine perturbés par l’ampleur de ce qu’ils venaient de déclencher en quittant la zone d’impact.
Ce sont toujours des aviateurs qui ont brûlé vifs des centaines de milliers de civils japonais et allemands pendant les campagnes aériennes de la Seconde Guerre mondiale. De Dresde à Tokyo, et de Hambourg à Nagoya, ce sont des aviateurs qui ont largué des tapis de tombes sur des empires totalitaires en déroute, pour finir le travail en feu d’artifice. (Mike Davis – Dead Cities )

Ce sont des héros comme Pete Mitchell, qui n’ayant pas eu à subir la moindre réprobation à la fin de la Seconde Guerre mondiale, vont récidiver aux commandes de leur B26 en larguant 454.000 tonnes de bombes et 3,2 millions de litres de Napalm sur la péninsule coréenne, où la guerre a tué entre 2 et 3 millions de civils. Ce sont encore les mêmes qui, une décennie plus tard, largueront 7 millions de tonnes de bombes au Vietnam pour un bilan civil non moins important.

Et pour ceux qui pensent que tout cela est de l’histoire ancienne et que les armes précises ne visent plus les civils, ce sont encore des aviateurs de cette espèce qui ont tué, de 2014 à 2021, entre 8000 et 13000 civils en Syrie et en Irak (Source : Airwars).

Alors non, je n’irai pas voir un film qui exalte cette mythologie, pas à l’heure où la guerre aérienne ravage à nouveau des villes, envoyant des millions de civils sur le chemin de l’exil. Je n’ai pas la capacité schizoïde d’applaudir un demi-dieu quand d’autres demi-dieux, certes du camp opposé mais de la même espèce, survolent le ciel ukrainien dans l’indifférence totale pour ceux qui gisent dans les décombres.

L’urbanisme des promoteurs mis au défi de la complexité

Quai de Paludate, à Bordeaux, à deux pas de la MECA de Bjarke Ingels, rien ne présage ce qui se cache derrière deux bâtiments aux façades régulières et à l’apparence sobre et solide qui caractérise les réalisations en béton préfabriqué. Les architectes de l’agence parisienne COSA ont créé un condensateur urbain d’une rare compacité.

Dans le cadre de la reconversion d’un quartier essentiellement logistique en quartier mixte, une petite parcelle a dû accueillir des bureaux, un centre de propreté urbaine, un parking silo et des logements en accession et sociaux. Le centre de propreté initial occupant une parcelle en bordure de la Garonne, il a été décidé de le déplacer dans la direction du marché d’intérêt national afin de dégager les bords de fleuve pour y construire des logements et une piscine. Au cœur du bâtiment mixte comprenant du stationnement en silo ainsi qu’un programme de logements sur rue et en attique, se trouve le centre de propreté. Rien de moins que le lieu de déchargement des véhicules et balayeuses qui assurent la collecte et le nettoyage sur voie publique d’une partie de la ville. Au-dessus de cet outil municipal indispensable se déploient 420 places de stationnement, environ 2000 m2 de jardins privatifs ainsi que 56 logements sociaux et et accession. Juste à côté de cet assemblage inhabituel, se dresse un immeuble de bureau qui intègre l’écosystème tertiaire déjà bien développé du quai de Paludate.

Imbrications programmatiques

Un centre de propreté dans un immeuble d’habitations

Le confinement du centre de propreté et le filtrage de l’air qui en sort rend possible le télescopage des habitations et de l’équipement municipal où s’opère le transvasement du contenu de petits et moyens véhicules vers des bennes. Très rapidement, le choix a été fait de développer dans un bâtiment distinct la partie du programme consacrée aux bureaux. L’immobilier tertiaire étant plus long à s’écouler, l’inclure dans la partie commune aurait probablement mis l’ensemble du projet en péril. Le logement, social et en accession, présentait des garanties de financement bien plus solides. 
Le principe du cadavre exquis ne se réduit pas à cette cohabitation inhabituelle. Elle s’applique aussi aux caractéristiques formelles et ornementales du bâtiment mixte, un parallélépipède rectangle posé sur un socle comprenant le parking et le centre de propreté. La majeure partie des logements sont littéralement posés sur le toit de l’immeuble, bénéficiant ainsi d’une vue dégagée et de jardins végétalisés. Seule la façade qui donne sur le quai de Paludate comprend des logements pour « pacifier le front de rue » nous dit l’architecte. Malgré ces efforts pour atténuer la confrontation entre des fonctions jugées incompatibles, le projet peut revendiquer une certaine radicalité koolhassienne dans sa manière d’assembler ses composantes. L’effet d’assemblage se traduit aussi sur les façades avec un front de rue composé dans sa partie basse d’un socle qui imite le bâti ancien bordelais, une modénature pour le programme de parkings, et une autre pour la partie destinée aux logements. 

Si ce collage postmoderne reste audacieux dans sa façon d’afficher l’acte de composer, il manque l’occasion d’exposer le contraste et transformer de centre de propreté en manifeste urbain. En cela, le projet butte contre les limites de la promotion immobilière privée, incapable de prendre de tels risque. L’architecte a eu le mérite d’utiliser de manière optimale l’instinct de camouflage du promoteur, disposé à composer avec ce que comporte le programme pour accéder à la commande, sans pour autant oser la transparence. Le cadavre exquis de la façade qui combine  les accès des véhicules du centre de propreté et du logement sur rue incarne cet urbanisme de la congestion mal assumée. Les arcades Gabriel du front de rue ajoutent une dimension provocatrice  à ce compromis immobilier en  plaquant  l’apparence des rues muséifiées de Bordeaux à l’équipement  qui en  traite les déchets. 

L’architecte Benjamin Colboc dépeint le promoteur comme un acteur capable de relever le défi d’un programme complexe au service de la communauté. Loin des stéréotypes sur la nature exclusivement captatrice de la promotion immobilière, de tels projets démontrent selon lui une certaine maturité du secteur dans sa capacité à faire la ville. Reste que les impératifs de rentabilité du projet sont déterminants dans leur vocation à hiérarchiser les éléments du programme. L’hypothèse d’une regroupement du centre de propreté et du programme de bureaux, qui aurait permis de tenir les logements à l’écart, n’a pas été considérée.  Sans le programme immobilier tertiaire distinct, les promoteurs ne seraient même pas venus.
Le bilan de l’opération est en demi teinte. Si le promoteur donne des gages d’intelligence et même d’audace dans sa façon de solutionner cette cohabitation, il peine à aller jusqu’au bout de ce à quoi engage l’architecture qu’il rend possible. En camouflant le centre de propreté, il freine ce vers quoi tend tout naturellement le principe qu’il appelle. Malgré de réelles capacités à envisager et résoudre des programmes complexes, la planification privée reste encore trop déterminée par une conception stéréotypée de la composition urbaine. Les communes, de plus en plus disposées à leur confier la conception des villes devraient en tenir compte, en leur imposant tout ce qu’ils ne sont pas capables d’assumer par eux-mêmes.

La rationalité démonstrative de Renzo Piano. Sur l’ENS Paris-Saclay

Beaucoup a été dit sur la gerberette du centre Pompidou, l’élément structurel de ce gigantesque mécano et clé de voûte de sa conception constructive. La mise en évidence du système porteur, pour le plus médiatique des grands projets parisiens de la fin des années 1970, contient les germes d’une sensibilité qui s’est déclinée dans d’autres réalisations de Renzo Piano. Cette recherche d’équilibre entre fonction et expression parcourt l’ensemble de son œuvre. Si l’architecture de Renzo Piano devait être qualifiée par une seule qualité, ce serait sans aucun doute cette conviction que la fonctionnalité gagne à devenir manifeste.

La modernité architecturale n’a-t-elle pas toujours été démonstrative ? N’a-t-elle pas toujours cherché à restituer de manière lisible les concepts structurants de ce qu’elle rendait possible ? Il ne suffit pas d’être économe, sobre, utile et modulaire, il faut aussi le rendre sensible. Qu’il soit corbuséen ou miesien, ce principe de lisibilité n’a-t-il pas souvent consisté à prendre des distances avec le strict nécessaire, au nom d’une expressivité tectonique et d’une pédagogie du moderne ?
Si cette tendance s’est ressentie dès le commencement de la modernité, elle a trouvé dans le monument brutaliste de 1977 une formulation inédite. Les éléments du bâtiment sont proportionnés de manière à souligner son fonctionnement mécanique. La forme et l’épaisseur des poutres, des colonnes et des gerberettes ne dépendent pas seulement des qualités mécaniques et de l’économie du matériau dont elles sont faites, mais aussi de l’image qu’elles veulent renvoyer et de l’impression qu’elles veulent créer chez l’usager.

Les cheminées bioclimatiques de l’ENS.

Cette théâtralité constructive se retrouve aussi dans un jeu de couleurs caractéristique. Les tuyaux et les gaines sont verts, bleus, ou rouges selon qu’ils servent à transporter de l’eau, de l’air ou des personnes dans les axes de circulation verticale. De ce fait, le bâtiment assume un rôle évident d’artefact, qui s’adresse à la ville dans son ensemble. Cette particularité a placé le centre Pompidou sur un seuil : est-il déjà dans la post-modernité, ou s’agit-il plutôt d’une forme tardive de brutalisme ? Probablement les deux, l’édifice incarnant la transition entre ces deux époques.
Cette mise en scène de la technique constructive n’est pas sans rapport avec les choix architecturaux déployés à l’ENS, un projet d’envergure réalisé sur le nouveau campus de Saclay. Là aussi, certains attributs fonctionnels sont proportionnés en fonction de leur potentiel démonstratif. Là aussi, la matérialisation d’un projet d’envergure comprend des enjeux de lisibilité structurelle et d’expressivité constructive. Mais avant d’en arriver à ce trait d’écriture de Renzo Piano, et à la façon dont il a été décliné à l’ENS, il est utile de replacer ce projet de nouvelle école dans son contexte de réalisation.

L’ENS, pièce maîtresse d’un cluster d’enseignement d’envergure

L’ENS Paris-Saclay fait partie du plus ambitieux projet de développement d’un pôle d’enseignement et de recherche jamais entrepris en France. Il préconise la concentration de tout ce que le pays a de plus performant en matière de recherche scientifique, avec pour ambition de figurer dans les meilleurs classements internationaux.
Sur le plan territorial, le nouveau campus opère un changement de modèle, substituant au campus traditionnel, monofonctionnel et excentré, le principe d’une véritable cité du savoir pensée comme une ville. Saclay est au campus traditionnel ce que la ville nouvelle de Delouvrier fut à la cité-dortoir : un saut qualitatif par le changement d’échelle et le télescopage des fonctions et des usages tenus à l’écart jusque-là. C’est certainement un point de départ pour tenter de comprendre le fonctionnement de l’ENS au sein du campus de Saclay. Ce campus sera une ville, avec des habitations, des commerces, des espaces de loisir et tout ce qui compose un environnement urbain.

L’ENS est un élément d’un vaste système qui consiste à mutualiser des usages et des équipements au sein d’une cité consacrée à l’enseignement et la recherche. Au lieu d’îlots séparés, le plan de Saclay fait entrer en synergie plusieurs entités complémentaires.

L’ENS fonctionne comme une micrographie de ce vaste projet de mutualisation. Elle rejoue à son échelle les principes qui déterminent l’ensemble du campus de Saclay : la concentration, la complémentarité, la porosité entre des départements et des secteurs distincts.
Dans le cas de l’ENS, ce programme s’est concrétisé par la concentration, sur trois hectares seulement, de l’ensemble des laboratoires et amphithéâtres qui se trouvaient auparavant dispersés sur les treize hectares de l’ancien site de Cachan. Sur le plan pédagogique, cette concentration représente une révolution, pour les proximités qu’elle crée entre les différents laboratoires, mais aussi entre recherche et enseignement au sein d’un même laboratoire. Enfin, sur le plan de l’urbanisme, elle constitue un changement de modèle, opérant une véritable transition entre le modèle urbain fonctionnaliste et celui d’une ville dense et hyper-connectée.

Cette reconfiguration d’envergure a commencé en 2011, avec la décision prise par l’ENS de rejoindre le nouveau pôle d’enseignement et de recherche sur le plateau de Saclay. Renzo Piano est intervenu dans ce projet en 2014, lorsqu’il a remporté le concours pour cette nouvelle école qui devait réunir dans un ensemble unitaire les éléments dispersés qui la composaient. La première étape a été celle d’une consultation attentive, visant à réorganiser l’ensemble des douze départements d’enseignement, des treize laboratoires de recherche et des trois instituts interdisciplinaires de recherche qui constituent l’ENS. Le nouveau projet permettait de créer des synergies entre des équipes qui avaient jusqu’à présent évolué de manière isolée dans leurs propres locaux. Le bâtiment unitaire, sorte d’usine urbaine verticale, permet par sa forme des rapprochements et des collaborations qui auraient difficilement pu avoir lieu dans l’ancienne configuration.
Dans cette perspective, l’emplacement et la taille des laboratoires ont été réévalués en fonction des orientations souhaitées et des évolutions technologiques. Certaines machines encombrantes n’avaient plus leur place, tandis qu’il fallait en installer de nouvelles. Hélène Gobert, directrice du projet de construction de l’école, a considéré que malgré le travail de mise à jour réalisé, il existait entre 2014 et 2021 de nouvelles évolutions, de nouveaux impératifs dont on ne pouvait tenir compte sept ans auparavant. Une école comme l’ENS avait besoin de rester au plus près des évolutions technologiques dans le domaine de la recherche scientifique. Elle a donc misé sur une modularité accrue, quasi industrielle, et sur la grande adaptabilité de ses espaces. Concrètement, cela a pris la forme d’un bâtiment orthogonal de quatre niveaux côté nord et de trois niveaux côté sud, organisé autour d’un jardin arboré d’environ un hectare. Des coursives extérieures desservent toutes les salles et fonctionnent comme des balcons. L’orthogonalité et le caractère unitaire déterminent l’ensemble, caractérisé par ailleurs par sa transparence. De la rue, on peut voir les machines à l’œuvre, qui ont été installées au rez-de-chaussée en raison de leur poids, ainsi que pour atténuer certaines nuisances comme le bruit et les vibrations.

Cette disposition orthogonale se traduit par une signalétique qui transforme les trois hectares de terrain en gigantesque grille cartésienne. L’abscisse (une lettre) et l’ordonnée (un chiffre) déterminent pour chacun des points du bâtiment un identifiant unique affiché sur les sols et les murs. Ces repères suffisent pour savoir dans quel sens évoluer. Au vu de la grande efficacité de ce système, on se demande pourquoi il n’a pas été plus souvent utilisé dans des grands bâtiments unitaires et labyrinthiques. La rationalité de la conception se vérifie tant dans la signalétique que dans l’écriture architecturale globale, d’un modernisme simple et sans ambiguïté. Elle se confirme d’ailleurs dans le mode de construction employé : celui du béton préfabriqué.

L’air rafraîchi par l’eau de pluie récupérée, les stores ajustables et l’accès aux coursives qui parcourent toutes les façades constituent un système passif de régulation de l’environnement intérieur.

Si les stores reposent sur un fonctionnement automatique, sensible à l’ensoleillement, l’ouverture des portes vitrées donnant sur la coursive reste du ressort des usagers. La plupart des espaces, bureaux ou laboratoires en disposent. Le bâtiment combine ainsi les avantages d’une gestion centralisée et la liberté de modifier son environnement de travail.
Contrairement au confinement climatisé qui prévaut dans la plupart des bâtiments à vocation scientifique, l’ENS témoigne d’une volonté d’ouverture sur l’extérieur. Outre les coursives, l’accessibilité du jardin contribue à cette porosité accrue entre le dedans et le dehors. En offrant la possibilité de quitter l’espace hermétique d’un laboratoire ou d’un bureau, ce système de circulation privilégie les croisements non planifiés tout en contribuant à la qualité de vie des usagers.
Le bâtiment fait donc preuve d’une grande adaptabilité malgré sa rigidité apparente, faite d’angles droits et de surfaces vitrées. En effet, cette rigueur formelle est rapidement contrebalancée par le rôle structurant du jardin. S’inspirant du principe des cloîtres, il est le premier élément que l’on traverse avant d’accéder aux différentes parties de l’école. Pour comprendre le fonctionnement du jardin de l’ENS, il est nécessaire de prendre en considération deux aspects importants du territoire d’implantation : sa vocation agricole, appelée à se poursuivre, et la stratégie urbaine en jeu au cours des premières opérations d’implantation de laboratoires de recherche et d’enseignement sur le plateau de Saclay, dans les années 1950.

Le campus de Saclay et la non-ville moderniste

Si la seconde moitié du xxe siècle a vu proliférer en France les campus fonctionnalistes, le premier quart du xxie siècle a consisté à les remettre en question pour en corriger les principaux défauts, à savoir leur cloisonnement et leur absence d’urbanité. Lieux d’apprentissage repliés sur eux-mêmes, les campus des Trente Glorieuses sont désespérément dépourvus de vie. Ils souffrent de la même pathologie que les quartiers d’affaires ou les cités-dortoirs : leur organisation univoque en fait des lieux sans intérêt en dehors de leur vocation et de leurs tranches horaires de fonctionnement.
Le projet de Saclay tel qu’il se configure au tournant du millénaire consiste à ajouter à un campus fonctionnaliste les éléments qui lui faisaient défaut. Il s’agissait de densifier, d’ouvrir des îlots cloisonnés, d’introduire une mixité d’usages, de créer des liaisons à partir d’une trame fonctionnaliste traditionnelle.
Dans les années 1950 et 1960, l’augmentation des effectifs et le manque de place dans les établissements universitaires en centre-ville ont donné lieu à une stratégie de développement de nouveaux pôles universitaires en périphérie des villes. À l’idée d’un développement fonctionnel des lieux de recherche et d’enseignement se sont adjointes des considérations moins avouables, comme le fait de tenir à l’écart des centres-villes une jeunesse agitée et politiquement explosive.

Vue aérienne du Centre d’études nucléaires de Saclay en 1960, Archives CEA.

Le développement du RER en région parisienne facilitera cette stratégie de transfert depuis des centres-villes saturés vers leurs périphéries en devenir. Les nouveaux satellites voués à l’enseignement sont forcément généreux en espaces verts, fonctionnels et accessibles en automobile, à l’image des nouveaux quartiers résidentiels qui voient le jour un peu partout en France. Le premier campus de Saclay participe de cette première vague de modernisation des lieux d’enseignement et de recherche, construits le plus souvent selon la doctrine générique fonctionnaliste d’unités repliées sur elles-mêmes. Notons tout de même qu’un des premiers actes du campus de Saclay se distinguent par sa qualité architecturale. Le centre de recherche sur le nucléaire réalisé par Auguste Perret témoigne d’un soin constructif que l’on rencontre rarement dans ce type de programme, souvent peu soucieux de leur architecture puisque secrets et inaccessibles. Le CEA de Perret se présente comme un ensemble moderniste aux références classiques, très différent des abris sans qualité qui accueillent habituellement la recherche scientifique. Il demeure jusqu’à ce jour un joyau architectural invisible.

Des îlots clos aux îlots ouverts

La question de l’insularité et de son dépassement se pose aussi dans le cas de l’ENS et du quartier dans lequel il s’insère, le Moulon. L’enjeu de l’ENS est moins de concilier un objet hautement confidentiel et la monumentalité de l’architecture qui l’abrite, que de faire coexister deux conceptions antagonistes du campus : celle moderniste faite d’îlots autonomes et détachés les uns des autres, et celle actuelle d’un ensemble composé d’îlots interdépendants qui interagissent et recréent de la ville. Le quartier du Moulon à Saclay semble traversé par un impératif qui peut paraître contradictoire : il faut poursuivre sur la voie d’un urbanisme rectiligne fait de grands axes et d’entités séparées, tout en œuvrant pour l’interdépendance, la transversalité et la porosité entre les différents îlots qui le constituent. Le campus de Saclay incarne donc le basculement d’une organisation fermée vers une organisation ouverte. À cela s’ajoutent les logements, les commerces qui doivent à terme transformer le Moulon en véritable quartier urbain.
La desserte métropolitaine atteindra Saclay en 2026 avec le premier tronçon de la ligne 18 qui reliera le campus à la gare RER de Massy-Palaiseau. Elle sera l’acte final qui fera basculer Saclay d’un modèle vers l’autre. En attendant cette liaison qui achèvera la mutation du campus, Saclay reste en suspens, chantier ouvert, mû par le désir de repenser le rôle des lieux de recherche et d’enseignement comme partie intégrante de la vie urbaine.

L’ENS, cloître poreux

Dans cette réflexion autour de la mutation du campus, l’ENS apporte une contribution spécifique. L’école comprend deux des plus grands auditoriums de campus, situés sur la façade sud de sorte qu’ils puissent être utilisés indépendamment de l’école. Dans la nouvelle doctrine interdépendante, chaque entité contribue à la communauté par l’apport d’un équipement mutualisé : l’ENS contribue avec un théâtre, CentraleSupélec de l’OMA offre une place publique couverte, et ainsi de suite. Chaque entité maintient un fonctionnement autonome tout en mettant en commun un équipement adapté aux besoins non pas de la seule école, mais de l’ensemble du campus. Dans le cas de l’ENS, l’autre élément qui pourrait être facilement mutualisé est le jardin.

© Michel Denancé

Un accès direct à l’extérieur sous l’un des deux amphithéâtres surélevés permet d’ouvrir le jardin au quartier du Moulon.
Dernier élément de cette quête d’urbanité inhérente à l’architecture de l’ENS : la transparence et la porosité qui caractérisent ses façades. Que ce soit pour les espaces plus confidentiels tels que les laboratoires, ou pour les espaces de convivialité comme l’auditorium, les lieux de restauration et la bibliothèque, l’ENS joue la carte de la transparence. En longeant le trottoir au nord du bâtiment, on peut observer cette scène inhabituelle de chercheurs qui manipulent des machines dont on ignore la finalité. Cette mise en évidence de fonctions habituellement tenues à l’abri des regards n’est pas sans rappeler le fonctionnement de la galerie sud du centre Pompidou. Dans les deux cas, la transparence anime et donne consistance à la rue. Elle lui restitue une fonction structurante et informative, un rôle qu’elle avait perdu en devenant une voie de desserte moderniste. Ouvrir visuellement le bâtiment sur la rue revient à lier de manière intrinsèque l’espace public et l’espace de l’école, sans nécessairement compromettre le fonctionnement des laboratoires.
Dans le cas de l’ENS, le bâtiment n’a pas seulement l’apparence d’une usine, il en a aussi certaines des fonctions. L’établissement comporte des laboratoires de pointe, dont certaines machines volumineuses pesant plusieurs tonnes. Renzo Piano ne file donc pas la métaphore lorsqu’il qualifie l’ENS « d’usine ». Rendre ces machines visibles depuis la rue est donc une manière de faire converger le fond et la forme, de reporter sur la façade l’information de ce qui se déroule à l’intérieur. Finalement, dans sa façon d’exposer des processus complexes que l’on ne rend généralement pas accessibles, l’ENS participe d’une évolution à propos de la place donnée à l’industrie dans la ville du xxie siècle. Après un siècle d’exil, la production industrielle, une fois débarrassée de ses nuisances, de la pollution et surtout du bruit, serait-elle sur le point de renégocier son retour au cœur des villes ? Plusieurs expériences aujourd’hui confirment ce retour de la production en milieu urbain, comme dans le cas de l’usine transparente de Volkswagen à Dresde.

RFR a été en charge de la conception des systèmes de façade.

Toutes proportions gardées et sans être un site industriel à proprement parler, l’ENS contribue à cette tentative de rendre à nouveau compatible le spectacle de la production industriel avec le milieu urbain.
Aujourd’hui, le campus traverse une étape intermédiaire entre son devenir ville, et la non-ville satellite qu’il était à son commencement. Le confinement et l’enseignement à distance n’allant pas dans le sens d’une activation des espaces d’enseignement, les abords de l’ENS donnaient au printemps 2020 l’impression d’un décor moderne déserté, qui n’est pas sans évoquer certains films d’Antonioni. Pourtant les éléments de son devenir-ville sont bien présents, et le campus évoluera forcément dans le sens d’une interaction entre les parties qui le constituent.

Une grande école autour d’une micro-forêt d’un hectare

Une fois cette vue d’ensemble posée, nous pouvons entrer dans les détails qui conditionnent l’architecture du nouveau bâtiment. Très rapidement, le jardin se révèle être la pièce maîtresse de la composition. Comme ce fut le cas pour la nouvelle bibliothèque nationale d’Athènes, la conception paysagère de l’ENS n’est pas un ornement qui viendrait parachever l’ouvrage. Elle est un élément de composition déterminant, présent dès le départ, et qui a évolué simultanément avec la conception architecturale. À Athènes, le jardin fait partie intégrante du bâti. Il en va de même pour le jardin de l’ENS, initialement conçu par Parcal Cribier décédé en 2015, et qui sera mis en œuvre par ses collaborateurs et notamment par Anne-Sophie Verriest, paysagiste de l’agence Après la Pluie.

Le jardin n’est pas un simple décor, ni le « vide » qui rend possible le « plein » du bâtiment. C’est un plein d’un autre type. Le parti pris d’une végétation dense, occupée par de nombreux arbres, notamment des érables et des conifères promis à grandir, préfigure le type de milieu qui va s’y développer dans quelques années. Il est aux antipodes du carré de verdure, et de ces espaces végétalisés impraticables que l’on retrouve dans de nombreux immeubles de bureau. Il est surtout le parfait opposé de l’espace vert moderniste, ouvert mais sans qualité.
Le jardin de l’ENS est un espace circonscrit, dense et structurellement lié au bâti par de nombreuses interactions. Il s’agit d’un espace de vie avec des circulations essentielles et des plantations en pleine terre sur près d’un hectare. Il comporte une végétation qui s’élèvera au niveau des bâtiments avec des effets de densité végétale qui permettent dès à présent de le qualifier de micro-forêt. Le jardin est déjà, et malgré le jeune âge des végétaux qui le composent, un élément constitutif de l’identité de l’ENS, conçu pour fonctionner comme un des nombreux espaces qualifiés de l’école, au même titre que les auditoriums ou la grande halle. Si ce fonctionnement rejoue le principe d’une complémentarité entre le jardin et le bâti que l’on observe à la fondation Niarchos à Athènes, il pousse l’interaction un peu plus loin puisque le végétal est conçu pour interagir physiquement et pas seulement visuellement avec les espaces intérieurs. Le jardin constitue un écosystème commun avec le bâti.
Le premier indice de cette complémentarité se remarque dans le choix de déployer le bâtiment sur les limites de la parcelle afin de libérer le plus d’espace possible au centre. Ce choix répondait déjà à une volonté de concevoir un espace végétal praticable au cœur de l’ensemble, sur le modèle du cloître. L’implantation du bâtiment tient aussi compte des particularités climatiques du plateau de Saclay et notamment du vent du nord glacé qui y souffle une partie de l’hiver, exposant la végétation au gel. L’immeuble fonctionne donc comme une enceinte protectrice pour le jardin en devenir. Mais l’interaction ne s’arrête pas là. En plus de la forme globale, les arbres ont été placés pour faire de l’ombre sur les façades exposées au sud.
La conception même de la façade – ses ouvertures, ses stores, ses balcons – semble préfigurer la proximité avec de grands arbres déployant leur feuillage protecteur sur les faces les plus exposées du bâtiment. Ainsi, le gradient de la végétation a été parfaitement ajusté aux orientations du bâtiment. La façade sur cour orientée sud sera ombragée par des espèces au feuillage persistant, les trois autres plutôt par des feuillus qui laisseront passer la lumière en hiver. Le choix des végétaux n’est pas sans importance. Le recours à de nombreux cultivars, en plus des espèces endogènes prescrites par le règlement, témoigne d’une conception malléable et théâtrale du jardin. Au gradient de la hauteur des arbres s’ajoute un gradient de l’origine des espèces avec, en bordure des espaces endogènes et au cœur de la parcelle, des espèces exogènes comme le sapin du Colorado, le pin pleureur de l’Himalaya, ou encore des espèces utilisées pour leurs palettes chromatiques qui changent au gré des saisons. De quelque côté que ce soit, la porosité entre le jardin et l’intérieur est forte puisqu’elle concerne non seulement la possibilité de regarder dehors depuis l’intérieur, mais aussi de voir l’intérieur depuis le jardin.
Finalement, on pourrait y voir une sorte d’égalité entre le jardin et les espaces de travail, une absence de hiérarchie qui, trop souvent, a fait de l’un l’accessoire de l’autre.

L’architecture de l’ENS. Efficacité et mise en scène.

Dans le projet global de constituer un pôle de recherche et d’enseignement à rayonnement international sur le plateau de Saclay, l’architecture joue un rôle décisif. Dans la lignée des campus américains et asiatiques qui conçoivent l’architecture comme une valeur ajoutée à la renommée d’une institution, Paris-Saclay convoque aussi des gestes forts pour constituer et faire rayonner ce pôle. Le quartier du Moulon dans lequel s’insère l’ENS ne manque pas de contributions éponymes : le parc conçu par West8, les deux bâtiments de CentraleSupélec par OMA et Gigon Guyer, trois résidences étudiantes par LAN, DATA et TANK, le lieu de vie par Muoto, le bâtiment d’enseignement de la physique par Dominique Lyon, l’Institut des Sciences Moléculaires d’Orsay par Klaus and Kahn, le Groupe scolaire par Dominique Coulon, ou encore le parking silo par GAP Studio. Sans parler de ce qui se trouve de l’autre côté de la N118 : le parc dessiné par Michel Desvigne, l’ENSAE ParisTech par Cab, mais aussi Francis Soler, Combarel et Marrec architectes, Grafton Architects, 51N4E, l’AUC, Bruther, Farrel et McNamara.
L’effort pour regrouper autant de propositions de haut niveau ne passe pas inaperçu. Au-delà du questionnement légitime sur le bien-fondé des stratégies de pôles d’excellence, soupçonnés de privilégier les meilleurs au détriment de l’ensemble et de l’enseignement de base, force est de constater que le campus de Saclay constitue une variante plutôt sobre et qualitative de l’architecture iconique. Globalement, les différents projets du campus semblent ajustés.

Ils s’accordent les uns aux autres, plutôt que d’entrer dans un antagonisme formel. L’esprit d’ensemble prend le pas sur la concurrence qui prévalait encore il y a peu dans des opérations urbaines de cette ampleur.
Parfaitement ajustée à cet esprit d’ensemble, l’ENS témoigne d’une intention architecturale affirmée et radicale, sans pour autant être ostentatoire. Si la sobriété et le rationalisme du projet l’empêchent de glisser dans la catégorie des architectures iconiques, l’ENS n’est pas pour autant dépourvue de propos.
Elle s’inscrit dans la lignée des réalisations de Renzo Piano qui, du centre Pompidou en 1977 au Tribunal de Grande Instance en 2018, établissent une fonction expressive pour l’architecture dans l’espace public. Toute la particularité du projet réside dans sa façon subtile de « dire » certaines choses sans pour autant surjouer une posture expressive ou précurseure.
La cohérence de la proposition architecturale tient au fait que ce qui prévaut pour l’ensemble du bâtiment, sa densité, son rapport au dehors, la transparence et la porosité de ses façades, vaut aussi pour chacune de ses parties. L’espace qui concentre les principaux aspects de cette architecture n’est autre que l’atrium au toit vitré qui se déploie sur toute sa longueur dans l’aile nord. Cet espace ouvert sur plusieurs niveaux est bordé de coursives qui desservent des salles et des laboratoires. Il est pensé comme un espace usuel, un lieu de circulation et d’échange pour les milliers de chercheurs qui y travaillent. Il peut aussi fonctionner comme une place intérieure pouvant ponctuellement accueillir des expositions ou des évènements. Cet espace exprime à lui seul l’esprit collaboratif du bâtiment, comme la piazza intérieure du centre Pompidou a pu refléter un temps une ouverture sur la ville.

Là aussi, les gaines d’aération et les circulations verticales y sont apparentes. La mise en scène du fonctionnement culmine dans la présence de plusieurs cheminées gigantesques qui évacuent l’air chaud de cette halle au toit vitré. Les cheminées bioclimatiques constituent de véritables pénétrations du dehors dans cette partie du bâtiment qui ne donne pas sur une façade.

Comme ce fut le cas avec les quatre tours de refroidissement installées sur le toit du centre Pompidou, les cheminées de l’ENS agissent comme des repères. À cette seule différence qu’entre les deux bâtiments, que séparent plus de quarante années, se dessinent deux conceptions très différentes de l’urbain. Une fonction similaire, celle de la cheminée, en vient à exprimer, dans chacun des cas, une autre vision du monde.
En 1977, les jeux de tuyauterie de Beaubourg racontaient le devenir métropolitain de Paris, son aptitude à brasser des foules, à mettre en mouvement les idées, les hommes et les fluides. Le cinéaste philippin Kidlat Tahimik n’a-t-il pas transformé une de ces tours en navette spatiale, saisissant dans son film Perfumed Nightmare (1977) l’instant de leur pose sur le toit ? En 2020, l’ENS maintient certaines de ces idées de mise en mouvement en y ajoutant celle d’un fonctionnement bioclimatique et d’une qualité environnementale, devenue la composante indispensable de la condition urbaine. La ville peut être dense et intense, mais elle doit être saine.
L’ENS effectue ainsi une mise à jour de certains concepts qui traversent l’œuvre de Renzo Piano depuis ses débuts. En cela, l’ENS peut être décrite comme parfaitement de son temps, et tout à la fois en accord avec l’évolution de la production architecturale de son concepteur.

Version intégrale d’un article paru dans Archistorm en mars 2022