Quel sera le matériau de l’ère du rééquilibrage environnemental?

L’histoire de l’architecture comporte des moments charnières ; des réalisations qui entrent dans l’histoire comme autant de tournants et qui conditionnent l’évolution globale de la construction d’un point de vue formel, économique et structurel. Les passionnés d’architecture comme les architectes eux-mêmes semblent apprécier ces repères, qui permettent de penser la globalité du point de vue de quelques réalisations incontournable. Le récit de la modernité architecturale, aussi objectif soit-il, n’échappe pas à ce déterminisme au carrefour de l’histoire de l’art, du goût d’une époque, de ses hantises et de ses besoins. Il existe quelques repères modernes qui servent de support à la fresque linéaire du panorama de la construction du XXe siècle. Avec le temps, ces réalisations finissent par incarner bien plus que des moments d’innovation. Elles deviennent, par une sorte de glissement métonymique, les symboles d’un changement de cap, et peut-être même de l’époque dans son ensemble.

La maison Dom-Ino

La maison Dom-Ino est un exemple caractéristique de ce type de repère. Imaginée au début de la Première Guerre mondiale, elle s’expose comme un principe visant à reconstruire rapidement des maisons détruites par la guerre. Un modèle constructif pour se prémunir contre le pire. L’histoire a donné raison à Le Corbusier. La guerre a été terrible, suivie d’une seconde confrontation encore plus terrible et généralisée, qui a nécessité un gigantesque effort de reconstruction reposant essentiellement sur les vertus constructives du béton.
Si le modèle corbuséen fait le pari d’une telle évolution, il ne peut contenir, au moment de sa formulation, tous les éléments qui contribuent à sa réussite. Le récit simplifié de la modernité se satisfait de cette causalité évidente faite d’un modèle et de son adoption quasi planétaire. En tant que récit, il met l’accent sur les aspects formels, la malléabilité, la facilité d’exécution, l’abondance de la matière première, toutes ces vertus étant érigées au rang de qualités structurantes pour le projet moderne. Si le béton a réussi à incarner la modernité architecturale, au point d’en devenir la matérialisation, ce n’est pas seulement par sa manière de donner corps au programme moderne. L’histoire de l’architecture du XXe siècle s’arrête trop souvent à ce récit idéalisé, de la rencontre entre un programme et un matériau. Elle s’engage rarement sur la voie de l’analyse critique multi-factorielle qui lui permettrait de comprendre sa propre évolution.

Couverture de l’ouvrage édité en 1937 par l’Architecture d’Aujourd’hui : Des canons, des munitions ? Merci ! Des Logis… SVP, Le Corbusier.

Faute d’avoir engagé ce travail, la doxa moderniste a longtemps entretenu une compréhension objective des formes architecturales et urbaines qu’elle engendrait. Cette modernité un peu trop indulgente avec ses propres contradictions, cultivait l’idée d’un aboutissement de l’architecture, conviction corroborée par le constat qu’elle s’appliquait de manière similaire aux économies de marché et aux sociétés collectivistes. Le moderne se voulait universel et se targuait de pouvoir s’appliquer de la même manière aux quatre coins du monde. Les variations d’adaptation, qu’elles soient climatiques, culturelles ou topologiques, ne changeaient pas ses fondamentaux. Cette modernité a pu à juste titre se projeter comme la phase ultime du développement de l’humanité. La croyance dans l’aboutissement de la modernité persiste encore dans le principe d’une architecture générique, ou dans l’idée d’une architecture non référentielle soutenue par Olgiati. Il s’agit d’une chimère grise pour l’essentiel, c’est-à-dire faite en béton. Avec le recul, ce qui relevait du style dans le programme moderne apparaît assez nettement. Elle fut de nature idéologique pour les instigateurs qui en tiraient profit et de l’ordre du conditionnement imposé pour ceux à qui elle s’appliquait. On apprenait à vivre une vie moderne, comme on apprend à exécuter une danse ou à jouer d’un instrument. À ce jeu, on peut être pionnier ou suiveur, dresseur ou chien savant. Cette foi inconditionnelle dans les vertus du fonctionnalisme a duré jusqu’à la première fissure de l’édifice conceptuel qui coïncide avec les premiers échecs en grandeur réelle de l’urbanisme moderne.

Pruitt–Igoe à Saint Louis.

Le fracas de la démolition des bâtiments de Pruitt Igoe à Saint-Louis dans le Missouri au milieu des années 1970 a sonné le glas de cette innocence moderne.
Cette première faille, mais aussi les efforts pour y remédier, fussent-il structuralistes, brutalistes ou postmodernes, ont montré que la modernité architecturale n’échappe pas aux déterminismes sociaux, économiques et esthétiques. C’est la rencontre d’une technicité, d’un programme sociétal, d’un imaginaire collectif et d’une industrie qui lui a permis de se couler dans un moule qu’elle imaginait définitif ; celui d’un coffrage en béton. Si le métal et le verre ont également eu leur mot à dire dans le conditionnement de l’idiome moderne, c’est le béton, tel qu’idéalisé par Le Corbusier avec son système Dom-Ino, qui a tenu la place de système constructif de référence tout au long du XXe siècle. Dans ce récit, le béton rendait possible un urbanisme plus réactif, un habitat plus sain et des constructions plus adaptées à leur fonction.  Devenu synonyme de progrès, d’hygiène, et de stabilité statique, ce matériau en est venu à signifier la rationalité. Quant aux tentatives de penser la modernité sous d’autres formes, si l’histoire ne les a pas oubliées, l’ampleur de la domination du béton les a simplement marginalisées. Les expressionnistes et la brique, les libertaires et le gonflable, ainsi que les quelques expérimentateurs en bois ont contribué au scénario d’un monde qui aurait pu advenir mais n’a jamais quitté le registre de l’utopie ou de l’expérimentation. Face à ces variations minoritaires, le béton a érigé à perte de vue ses bâtiments rationnels et ordonnés. La ville née de la rencontre entre le consumérisme et la mécanisation était générique et immuable, supposée parfaite dans sa façon de répondre aux besoins de la famille moderne. Jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il lui manquait ce supplément d’âme qui rend la ville supportable.

Le béton et sa véritable raison d’être

Il a fallu d’autres failles, semblables à celle de Pruitt-Igoe, pour y voir clair. Sarcelles, la Grande Borne, Les Poètes à Pierrette, Le Mirail à Toulouse et les tours des quartiers nord de Marseille. La désagrégation d’un modèle de société a révélé la part de négatif qui s’était glissée discrètement dans la formule magique ; le poison caché dans le ciment. Ce que la modernité avait versé avec enthousiasme dans le coffrage de la reconstruction devait beaucoup plus à l’effort de guerre qu’à un quelconque idéal de vivre ensemble. L’effort de guerre allemand pour fortifier les côtes européennes contre le débarquement attendu, mais surtout le traumatisme de la destruction des villes dans l’effort pour vaincre les puissances de l’Axe. L’ampleur de cet événement et ses répercussions sur le cours de l’histoire ne sont pas suffisamment appréciées. Entre 1939 et 1945, des quartiers et des villes entières ont été rayés de la carte. Des villes historiques comme Varsovie et Cologne, des métropoles industrielles denses comme Tokyo, Londres et Berlin, et même des villes qui se croyaient à l’abri des bombes, comme Dresde, ont été détruites. Le caractère traumatique de cet épisode historique se révèle dans le peu de place qu’il occupe dans l’histoire de l’architecture, voire dans l’histoire tout court. La commémoration des bombardements reste vive dans quelques cas qui ont marqué les esprits, comme Hiroshima ou Rotterdam. Partout ailleurs, le souvenir des bombes a été discrètement écarté de la mémoire collective. Qui se souvient du bombardement de La Chapelle à Paris, ou du bombardement de Hambourg, qui a tué presque autant de civils que celui de Nagasaki ?

Dugway proving ground était un centre d’essais d’armes chimiques et biologiques de haute sécurité situé dans l’Utah, aux États-Unis. En 1943, des répliques de maisons allemandes et japonaises y ont été construites, puis détruites intentionnellement afin de perfectionner les méthodes de bombardement incendiaire. L’armée américaine a employé des architectes émigrés allemands comme Erich Mendelsohn pour créer des copies aussi fidèles que possible des bâtiments résidentiels des quartiers ouvriers allemands. L’objectif principal était de systématiser un phénomène qui n’avait été observé qu’occasionnellement jusqu’alors : des tempêtes de feu capables de ravager la totalité d’une grande ville.

Loin de toute revendication mémorielle, cette destruction mérite une plus grande attention. Elle a joué un rôle déterminant dans le déroulement du XXe siècle et dans l’évolution de ses formes architecturales et urbaines. La vulnérabilité des villes denses aux charpentes inflammables a été une occasion inespérée pour les idéologues du béton de mettre en avant leur modèle constructif et organisationnel. Les villes de la reconstruction n’étaient pas censées brûler ou se briser à la moindre déflagration. Le désir de créer un habitat à l’abri des bombardements incendiaires est la moins apparente des raisons qui ont lancé les camions-toupie à la conquête des villes du monde entier. D’autres facteurs ont contribué à ce que ce modèle devienne dominant : la facilité d’approvisionnement, dans certains cas, la reconversion à des fins civiles d’une industrie du béton structurée par l’effort de guerre. Sans le mur de l’Atlantique, la reconstruction aurait-elle été aussi massivement en béton ? La peur de revivre l’armageddon des tempêtes de feu qu’ont connu l’Allemagne et le Japon reste la raison la plus certaine et la moins connue du destin bétonné de la modernité.

D’une guerre à l’autre

Du système Dom-Ino de 1914 pour reconstruire la Flandre meurtrie, à l’éclatement de la trame urbaine moderniste pour éviter la propagation du feu de bâtiment en bâtiment, la modernité semble devoir autant à la destruction qu’à l’inventivité de ses pionniers. Aussi, pour comprendre quelle sera la prochaine révolution architecturale, est-il utile d’étudier attentivement la conjoncture actuelle et plus particulièrement les modalités d’effondrement de notre propre modèle dominant. Si la prédominance du béton au cours de la seconde moitié du 20e siècle est dû à l’angoisse inspirée par une tragédie refoulée, il se pourrait que le prochain changement dans l’évolution des techniques de construction soit à son tour motivé par la prévention d’une catastrophe annoncée. Pour les générations qui ont connu la Seconde Guerre mondiale, la catastrophe était la guerre mécanisée et la destruction dont elle était capable. La nôtre repose sur les perturbations du climat qui pourraient prendre des proportions telles que l’environnement qui nous est aujourd’hui favorable cesserait de l’être. L’ampleur et le type de menace sont différents, mais la façon dont elle façonne les mentalités n’est pas sans rapport. L’ éco-anxiété des jeunes du troisième millénaire ressemble au pacifisme radical des jeunes à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. À la faveur de cette analogie, on peut penser que la réponse globale de nos sociétés sera, comme dans les années 1950, l’adoption de formes d’habitat capables de nous protéger de la catastrophe. Le retour massif au bois, considéré comme matériau de construction privilégié, irait dans ce sens.  Il ne s’agirait plus d’utiliser le bois accessoirement, comme bardage ou comme attribut ornemental, mais de laisser le bois dicter les règles du jeu en imposant son propre rythme. Ce bois n’aurait plus besoin d’imiter le comportement d’autres matériaux pour prouver qu’il peut servir. Il n’aurait plus besoin d’être aussi solide ou aussi léger que le métal, ou aussi résistant au feu que le béton. Il pourrait être ce qu’il est, et redéfinir les normes, les critères et les priorités en fonction de ses propres qualités. Ce bois imposerait une approche holistique capable de penser ensemble la production, l’utilisation et la reconversion d’un matériau. Il s’agirait de construire en fonction de la quantité de matière disponible dans un territoire. L’identité constructive de chaque région découlerait de cet équilibre entre ce qui y pousse et ce que l’on peut en faire. Cette limitation, qui fait hurler les promoteurs immobiliers, serait un garde-fou contre les excès spéculatifs qui se multiplient partout dans le monde. En Chine, la spéculation immobilière a généré 100 millions d’appartements vendus mais laissés vides par leurs acheteurs. En Espagne, la quantité de bâti inoccupé produit au moment de la crise de 2008 équivaut à la superficie du canton de Vaud. Une prévalence progressive du bois local dans la construction rendrait impossible ce genre de dérives, essentiellement dues à la promesse de développement illimité inhérente au béton. Le bois rend possible un développement ajusté à la capacité de renouvellement durable de la ressource sylvestre. Si ce type de changement sociétal semble aujourd’hui hors de portée, il n’est pas impossible que, comme en 1945, la destruction fasse bouger les lignes et avec elles le champ des possibles. Plus nous nous enfonçons dans la crise climatique, plus ses conséquences poussent des pans entiers de la société à une radicalité qu’elle peut difficilement accepter aujourd’hui. Faire du bois un régulateur global du développement avant l’effondrement de notre écosystème serait un moyen de provoquer le changement avant que la catastrophe ne se produise.  Il s’agirait dans ce cas de prévenir au lieu de guérir.

L’assemblage très architectonique des structures bois

Avant le XXe siècle et les grands bouleversements de la modernité, c’est la pierre qui a incarné en Occident le “bien construit”. C’était la pierre de taille, stable et durable, qui était la parfaite métonymie de l’architecture. La modernité a réussi à substituer le béton à cette pierre idéalisée, faisant porter au nouveau matériau la promesse d’un habitat plus hygiénique et d’une ville plus en accord avec les défis de l’époque mécanique. 
Si l’architecture venait à nouveau à changer de référentiel, quelles seraient les qualités symboliques qui porteraient cette mutation ? Le bois durable et ajustable pourrait-il remplacer le béton devenu un peu trop polluant et invasif pour occuper à lui seul la fonction de matériau-archétype de l’architecture en général ?  Comment la construction en bois en viendrait-elle à signifier l’architecture dans sa globalité ?  Quelles seraient les arguments et les images archétypales de cette imbrication d’une époque et d’un matériau réinventé ? Il est fort probable que les assemblages bois/bois, longtemps relégués au rang de bizarreries japonisantes, trouveraient leur place dans cette échelle de valeurs qui donne à l’architecture ses références, ses moyens de penser et concevoir. Il est également probable que l’excellence du charpentier (ou de son avatar mécanique), capable de visualiser en négatif la forme exacte qui manque pour imbriquer deux éléments distincts, en vienne à signifier l’intelligence tectonique dans ce qu’elle peut avoir d’absolu. L’art de l’ajustement, de l’assemblage bien pensé, redeviendrait “l’art de bâtir” par excellence. L’architecture changerait alors de caractérisation.  Elle serait moins solide, générique, moulée, entière, compacte, immuable, mécanique et d’un seul tenant. Elle deviendrait plus légère, intelligente, articulée, démontable, robotique ou manuelle, mais surtout locale et ajustée. L’architecture cesserait progressivement d’être évaluée à l’aune de la superficie de ses réalisations pour se mesurer à l’intelligence de ses assemblages et à l’inventivité de ses structures. L’excellence architecturale changerait à nouveau de critères, entraînant l’époque sur la voie d’une expressivité tectonique et d’une nouvelle alliance de l’ingénierie et de l’architecture.

Principaux ouvrages mentionnés:
Architecture Non-Référentielle. Valerio Olgiati, Markus Breitschmid, Cosa mentale, 2021
Jörn Düwel, A Blessing in Disguise: War and Town Planning in Europe 1940-1945, DOW publishers
Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2012
W.G.Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Babel, 2014
Matthew Soules, Icebergs, Zombies, and the Ultra Thin: Architecture and Capitalism in the Twenty-First Century, Princeton Architectural Press, 2021

Ce texte est la préface du 3e cahier de l’IBOIS édité aux editions de l’EPFL.

Christophe Catsaros

Christophe Catsaros est un critique d'art et d'architecture indépendant. Il a notamment été rédacteur en chef de la revue Tracés de 2011 à 2018. Il est actuellement responsable des éditions du centre d'architecture arc en rêve, à Bordeaux.

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